Joyaux et trésors de l’Inde
Santi Jewels de Krishna Choudhary, une ode à la joaillerie Moghole
« Mon grand désir est de raconter au monde un pan de la riche histoire et de la culture de l'Inde à travers l'histoire de ma famille. »
Krishna Choudhary représente la onzième génération d’une famille de joailliers exerçant leur art à Jaipur depuis le XVIIIème siècle. D’origine Hindoue, prénommé d’après l'une des divinités indiennes les plus vénérées et les plus populaires, Krishna se passionne de longue date pour l’Histoire du sous-continent indien, ses artefacts anciens et surtout pour les arts décoratifs de l'époque moghole (1526-1857).
Diplômé en commerce de la Middlesex University de Londres, Krishna Choudhary a achevé ses études en 2009-2010 par une double formation en histoire des arts hindous et arts de l’Islam à la School of Oriental and African Studies (SOAS). L’année suivante, il a obtenu un diplôme de gemmologie au Gemological Institute of America. Il est ensuite retourné dans sa ville natale pour y peaufiner sa formation dans l’entreprise familiale Royal Gems & Arts.
C’est en 2018 que Krishna Choudhary est revenu s’installer à Londres pour y lancer, en 2019, sa propre Maison de joaillerie, Santi Jewels, dans un salon privé à Mayfair. Santi Jewels ce sont quelques pièces uniques de haute joaillerie qui se caractérisent par une élégante sobriété, des gemmes éblouissantes et des références multiples à la joaillerie moghole. Ces créations rendent ainsi hommage à la fois au père de Krishna, Santi Choudhary, à la tradition joaillière de sa ville natale Jaipur, et à celle plus lointaine encore de l'Inde. Krishna Choudhary reste néanmoins un homme du XXIème siècle. Nourri d’une tradition ancestrale, il réussit à s’en émanciper dans ses propres créations.
Nous l’avons rencontré pour remonter avec lui le cours de l’Histoire afin de découvrir ses racines, ses influences et ses goûts artistiques : autant de références qui permettent d’apprécier pleinement le raffinement ses créations.
La famille Choudhary, la maison Royal Gems & Arts et la Ville Rose du Rajasthan
Les ancêtres de Krishna Choudhary sont originaires de Dausa, une ville située à cinquante-cinq kilomètres de la capitale du Rajasthan. Ils se sont installés à Jaipur en 1727, vingt ans après le règne du dernier « Grand Empereur » Moghol Aurangzeb (r. 1658-1707). Le patriarche Choudhary Kaushal Singh était le conseiller financier du Maharaja Sawai Jai Singh II (1686-1743). En charge de la frappe des pièces, du prêt d'argent, il gérait aussi un Jagiri (c’est-à-dire un domaine) de onze villages autour de Jaipur. Son rôle était d’y maintenir la loi et l'ordre et d’y collecter les revenus et les taxes. Choudhary Kaushal Singh s’est rapidement hissé au rang des personnages importants de la Cour royale de Jaipur.
Au fil des décennies, les « Choudhary » sont devenus marchands de pierres précieuses et bijoutiers. « Cette transition a eu lieu plusieurs générations avant mon grand-père, raconte Krishna Choudhary, mais bien que nous ayons des archives remontant à 1696, nous ne savons pas quand exactement ». Initialement installés à l’endroit où fut construit en 1799 le Hawa Mahal, le Palais des Vents, les Choudhary vécurent ensuite un temps face à ce Palais avant de s’installer définitivement début XIXème dans ce qui est toujours aujourd’hui leur Haveli familial « Saras Sadan ». Ce Haveli abrite l’entreprise familiale Royal Gems & Arts. C’est un lieu unique dont les murs sont entièrement décorés de fresques, réalisées fin XVIIIème-début XIXème, aux couleurs chatoyantes. Végétaux et guirlandes de fleurs, rosaces et autres motifs géométriques, draperies et dorures y côtoient les légendes de l’Inde ancienne. Pour le visiteur, et j’ai eu cette chance de l’être, il est tentant d’admirer des heures durant cette allégorie paradisiaque : heureusement pour le maître des lieux, Santi Choudhary, l’éclat des bijoux et des objets précieux exposés dans les niches en bois des parois murales aimante rapidement l’œil du visiteur !
Jaipur, plus de trois siècles de tradition joaillière
Le lien entre Jaipur et les bijoutiers remonte au début du XVIIIème siècle, lorsque la ville fut fondée par le Maharaja Sawai Jai Singh II. Ce dernier était un acteur central de la dynastie moghole, bien qu'il fût hindou. A la tête de ses armées, il apporta son soutien aux Empereurs Moghols successifs et bénéficia en retour de leur protection impériale. Rendu privilégié et puissant par cette alliance, Sawai Jai Singh II fit venir à sa cour des artisans de renom, dont des joailliers, qui tous participèrent à l’essor de la ville et à l’efflorescence des arts.
Trois siècles après, Jaipur reste une place incontournable de la joaillerie internationale. Les professionnels s’y rendent pour la taille et le commerce des pierres de couleur. A titre d’exemple, les trois quarts des émeraudes dans le monde sont taillées par des lapidaires de Jaipur ! « La taille du diamant, qui requiert une autre expertise, s’effectue principalement dans la ville de Surat, et son commerce à Mumbaï » précise Krishna Choudhary.
C’est aussi dans la Ville Rose que sont réalisés 90% des sertis kundan indiens. Cette technique de sertissage serait apparue sous le règne de l’Empereur Jahangir (r.1605-1627), un esthète et un mécène important auquel Krishna Choudhary voue une grande admiration. Le kundan consiste à entourer une gemme d’une fine feuille d’or pur pour bien la fixer dans son support. La manipulation s’effectue à température ambiante et le serti se fait par liaison moléculaire. Cette technique d’incrustation des gemmes, toujours en vigueur, permet au joaillier de travailler tout type de surface (or, cristal de roche, jade) et d’y sertir des pierres de formes variées.
Un autre art typique de Jaipur est celui de l'émaillage, même s’il tend à n’être « plus d’aussi belle qualité qu’auparavant », regrette Krishna. Rouge, bleu, vert et blanc sont les couleurs caractéristiques de l’émail de Jaipur.
Enfin, la capitale du Rajasthan est aussi renommée pour ses bijoux. Des créateurs y viennent du monde entier acheter ou faire fabriquer leurs bijoux ; quant aux touristes, c’est « au Johri Bazar qu’ils peuvent acquérir des bijoux en or ou en argent tandis que le Bapu Bazar est plutôt voué aux bijoux fantaisie », explique Krishna Choudhary.
La Ville Rose, lieu de prédilection des professionnels et des passionnés de joaillerie inscrit sa propre tradition joaillière dans une histoire plus vaste et plus ancienne encore, celle du bijou en Inde
Effleurer un art millénaire le temps d’un entretien: la joaillerie en Inde
Les croyances hindoues relatives aux pierres précieuses
Il existe de nombreux textes sur l'importance des pierres de couleur et des diamants dans la littérature védique. « Chaque pierre, explique Krishna Choudhary, a une signification particulière sur le plan spirituel et cosmologique et est classée selon une hiérarchie de valeur ». Ainsi, les cinq pierres précieuses les plus importantes sont rassemblées sous le nom de Maharatna (rubis, diamant, émeraude, saphir et perle) et les quatre suivantes sous le nom de Upratna (corail, grenat, œil de chat et saphir jaune). Pour les hindous, la gemme par excellence est le rubis, Ratnaraj, qui est associé au soleil.
« Dans la culture Hindoue de l’Inde ancienne, précise Krishna Choudhary, les plus belles pierres ainsi que les plus jolis bijoux étaient offerts aux temples ». Le roi venait en seconde position. Cependant, tous les Hindous, plus ou moins richement selon leur place dans la hiérarchie du système des castes, se parent de bijoux. La statuaire de l'Inde ancienne en est un remarquable témoignage.
Quelques caractéristiques typiques de la joaillerie hindoue
La joaillerie hindoue est traditionnellement montée sur or jaune. Vivement colorée, elle est ornée de pierres fines ou précieuses taillées en cabochon, en poire, en navette ou en perles. Les couleurs principales qui surgissent à l’esprit à l’évocation de cette joaillerie sont le vert (émeraude, émail), le rouge ou le rose (rubis, spinelle, tourmaline, émail) et le blanc (perles, émail). Colliers, bracelets et ornements de tête sont parsemés de diamants plats, simplement polis, les artisans-joailliers poursuivant cette tradition millénaire de conserver le plus de poids possible à la gemme par rapport au brut. Des références culturelles affleurent dans les motifs comme par exemple le soleil, certaines fleurs (lotus, nénuphars, orchidées ou fleurs de jasmin) ou le makara, une créature mythologique à la symbolique multiple, moitié terrestre-moitié aquatique et que l’on reconnait à ses attributs : une trompe sur le dessus de la tête, une bouche béante et une queue de poisson ou d’animal marin à l’extrémité du corps. « Ce type de bijou, dit Krishna Choudhary, est très populaire en Inde, on le trouve réalisé dans tous les ateliers du pays, avec quelques variantes selon les États ».
Selon Krishna Choudhary, l’essence de la joaillerie indienne pourrait se définir par cet aphorisme : « More is more ». A rebours, les pièces de joaillerie qu’il crée depuis 2019 se caractériseraient plutôt par « Less is more ». Plus que la tradition hindoue, sa sensibilité le porte vers l’art indo-moghol, influencé par la culture persane et les arts de l’Islam.
L’apport Moghol dans l’esthétique indienne
Dans les arts de l’Islam, la représentation du vivant est bannie du domaine spirituel ou sacré mais pas du domaine privé ou profane, indique Krishna Choudhary. Ainsi on retrouve des scènes de vie quotidienne (cérémonies de cour, scènes romantiques, de chasse ou guerrières) ainsi qu’une importante iconographie animale et végétale sur des édifices, dans des intérieurs, sur les textiles, les tapisseries, les céramiques, les manuscrits illustrés et dans la joaillerie.
Dès leur arrivée en Inde au XVIème siècle, les Empereurs Moghols ont abondamment développé le motif végétal et floral dans leurs arts. Cela s’explique principalement par deux raisons, explique Krishna Choudhary : « la première est la nostalgie de ces empereurs pour les jardins d’Orient : Babur et les jardins de Samarcande, Humayun et les jardins Perses, Shah Jahan et les jardins de Shalimar etc… La seconde raison réside dans la symbolique du jardin qui dans l’Islam figure le paradis, la paix et la grâce divine ».
Quelques caractéristiques de la joaillerie Moghole
Dans les arts de l’Islam, il existe un langage métaphorique des couleurs. Appliqué à la joaillerie, le rouge des spinelles importés du Badakhshan (région montagneuse limitrophe de l’Afghanistan et du Tadjikistan) exprimait le pouvoir et la royauté. Les Empereurs aimaient à porter autour du cou de longs colliers ornés de spinelles en forme de grosses perles oblongues associés à de somptueuses émeraudes importées de Colombie et à de larges perles. Le vert profond des émeraudes était empreint de vertus spirituelles et rappelait la couleur préférée du prophète. Quant aux perles fines, pêchées dans le Golfe Persique, elles symbolisaient la pureté et figuraient au premier rang des gemmes les plus communément portées des Empereurs moghols. Krishna Choudhary perçoit une raison d’ordre pratique à cet usage abondant de la perle fine dans la joaillerie moghole : elles étaient tout simplement faciles à porter et s’adaptaient parfaitement aux tenues vestimentaires fluides et amples des Moghols.
Les plus belles gemmes étaient parfois gravées et se faisaient alors élément central de parure. Les spinelles étaient gravés des titulatures royales, les émeraudes, amulettes protectrices étaient calligraphiées de versets du Coran et/ou ornées sur leur avers de motifs floraux. Fleurs et végétaux étaient réalisés dans un style figuratif naturaliste mais étaient parfois idéalisés notamment dans les représentations de « fleurs célestes ». Les espèces florales des Moghols différaient de celles prisées par les hindoues fait remarquer Krishna Choudhary. La rose était un motif particulièrement aimé, l’Empereur Jahangir et son épouse persane Nur Jahan en étaient de fervents amateurs et en encourageaient la culture. Mais il y avait aussi des coquelicots, des œillets, des iris, des narcisses, des jonquilles, des lys, des tulipes etc…
Quelques rares diamants furent aussi gravés. Ainsi, le diamant brut le Shah qui figure dans les collections du Diamond fund du Kremlin est gravé des noms de trois de ses propriétaires : Nizam Shah (1591), l'empereur moghol Shah Jahan (1641) et Fath Ali Shah (1826).
Quant à la technique de sertissage la plus étroitement associée aux arts joailliers des moghols il s’agit du kundan que nous avons évoqué plus haut.
La joaillerie en Inde (du Nord du sous-continent jusqu’au Deccan inclus) a connu une profonde évolution sous la période moghole. Les artisans des ateliers royaux ont su habilement marier le meilleur de la tradition joaillière indienne avec des influences persanes, et un style en est né. Ce style qui embrasse tous les arts joailliers a perduré malgré le déclin puis la chute de l’Empire Moghol. Lorsque l’Inde est passée sous contrôle britannique en 1858, le style moghol a progressivement étendu son influence sur l’esthétique occidentale.
Le XXème siècle : des influences joaillières partagées entre l’Inde et l’Occident ?
L’esthétique indienne et la joaillerie moghole a fortement inspiré les grandes maisons de joaillerie européennes qui ont interprété dans leurs propres créations les associations de gemmes, les chatoyants mélanges de couleurs, les formes emblématiques - notamment celle du boteh, motif décoratif de l’art perse en forme de goutte et à l'extrémité supérieure incurvée - et l’utilisation des pierres gravées. Ces Maisons résistèrent cependant lors de la première moitié du XXème siècle à l’usage de l’or jaune typiquement indien parce que la vogue occidentale était au platine. La littérature joaillière abonde d’histoires extravagantes sur les Maharajas des plus riches États princiers de l’Inde venus à Londres et Paris faire sertir sur platine des coffres entiers de pierres précieuses. A l’inverse, on s’interroge plus rarement sur l’influence que put avoir la joaillerie européenne en Inde.
Krishna Choudhary rappelle que sous le Raj Britannique des ateliers de joaillerie furent créés à Calcutta pour les Européens venus vivre ou visiter l’Inde. Des bijoux inspirés de ce qui se faisait alors dans le Londres victorien (1837-1901) apparurent entre les années 1860 et 1880. Cette influence du dessin européen s’observe notamment dans la forme de plusieurs bagues de la fin du XIXème siècle issue de la collection des Nizâm d’Hyderabad (cf Jewels of the Nizam, Usha R Bala Krishnan, p.221-223). En revanche, l’or jaune est resté le métal précieux de prédilection des joailliers indiens pendant des décennies encore. Depuis les années 1980, une nouvelle garde de joailliers, dans laquelle s’inscrit Krishna Choudhary, s’en affranchit.
Il est étonnant de constater que depuis la conquête des Grands Moghols, aucune influence étrangère nouvelle ne s’est imposée en Inde : les Occidentaux ont joué un rôle certes important mais indirect pendant le dernier tiers du XXème siècle.
Indépendances, fin des privilèges et suppression des « privy purse » : la joaillerie indienne en danger
L’année 1947 fut marquée par la dissolution de l’Empire Britannique suivie aussitôt de l’Indépendance de l’Inde, le 15 août. Or, au moment de l'Indépendance, il existait cinq cent cinquante-cinq États princiers qui couvraient près de la moitié du territoire de l'Inde et environ un tiers de sa population. En vertu de la loi sur l'indépendance de l'Inde et de l'incorporation des différents États princiers à l'Inde ou au Pakistan, les différents souverains (Maharaja, raja, Nizam…) se virent contraints d'abandonner leurs pouvoirs en échange de « privy purse » (une subvention privée non imposable représentant environ un quart de ce qu'ils gagnaient auparavant).
Une vingtaine d’années plus tard, en 1971 Indira Gandhi (1917-1984) supprima ces « privy purse ». Jusque-là, ces souverains avaient été les principaux commanditaires de bijoux en Inde : leur relatif appauvrissement ne fut pas sans conséquences sur le marché de la joaillerie indien.
Si le secteur joaillier indien a pu se maintenir après l’indépendance, c’est, estime Krishna Choudhary, grâce aux étrangers. De nombreux joailliers occidentaux, suivant les pas de Jacques Cartier, sont alors venus en Inde se fournir en gemmes et en pierres gravées, n’hésitant pas à acquérir lorsque cela était possible des éléments de parures princières auprès de souverains désargentés. Des personnalités médiatiques comme Jackie Kennedy et sa sœur Lee Radziwill ont contribué à donner une image édulcorée et romantique de l’Inde tandis que des collectionneurs avisés tel le couple formé par le Sheikh Nasser Sabah al-Ahmad al-Sabah et la Sheikha Hussah Sabah al-Salem al-Sabah du Koweit venaient dans les années 1975 acquérir les premières pièces de leur extraordinaire collection d’arts de l’Islam.
« C’est d’ailleurs dans les années 1960, sous la direction de mon père Santi Choudhary, ajoute Krishna Choudhary, que notre entreprise familiale a été renommée« Royal Gems & Arts », afin de l’ouvrir davantage vers l’international ». Jusqu’alors les échanges commerciaux se faisaient à même le sol sur de larges tapis persans, comme on peut le voir sur les photos de voyage en Inde de Jacques Cartier dans les années 1920 et 1930. Santi Choudhary a, lui, commencé à voyager en Europe dans les années 1970 pour y organiser des expositions exclusives de ses créations. Aujourd’hui « Royal Gems & Arts » est devenue une institution dont le nom figure régulièrement sur la liste des prêteurs d’exposition d’art dans le monde entier.
Khrishna Choudhary & Santi jewels
Krishna Choudhary est incontestablement un héritier de cette longue tradition joaillière. Ce legs qu’il a reçu au berceau est d’une immense richesse ; il est également lourd de responsabilités. Krishna Choudhary en est conscient. Son extrême courtoisie, sa grande culture et sa modestie en témoignent à chacune de nos rencontres. Krishna avoue ressentir de l'humilité devant les trésors dont il dispose pour œuvrer à ses créations. Il travaille essentiellement avec gemmes puisées dans le trésor familial accumulé depuis trois siècles. Les gemmes qu’il emploie le plus sont les Maharatna : diamant, émeraude, saphir, perle – mais il remplace volontiers le rubis par la gemme la plus associée aux Empereurs moghols : le spinelle.
Dans cet esprit, Krishna Choudhary a créé un pendentif composé de six spinelles plats de forme heptagonale provenant d’une même mine et dont un seul, placé en haut du motif floral, a été légèrement retaillé. Il faut savoir que Krishna Choudhary, par respect des pierres historiques pour lesquelles il crée de nouvelles montures, tente au maximum de les conserver dans leur taille d'origine. Si une retaille s’impose, elle est alors confiée aux mains des meilleurs ateliers de Jaipur. Les spinelles d’un rose délicat et d’une pureté parfaite, retenus par quatre fines griffes en or jaune, forment les pétales d’une fleur stylisée dont le cœur est un diamant carré de taille ancienne posé sur des fleurons en brillants. Une lourde goutte de rosée en diamant ruisselle de la fleur. Le bijou repose sur un cordon de soie noire dans la pure tradition indienne. Une double feuille de chaque côté du cordon, ou bien serait-ce quatre boteh, se dépose sur les clavicules. Le fermoir reprend ce même motif mais en creux, des lignes de diamants enserrent un ultime spinelle, celui-là octogonal. Véritable témoignage de la pierre plate en Inde, ce bijou célèbre l'héritage de l'Inde dans un style très contemporain.
Krishna Choudhary aime travailler des figures abstraites, géométriques. Il a une prédilection pour les motifs en chevrons qui associent la géométrie au mouvement et font référence indirectement aux vastes pièces d’eau (bassins, fontaines, canaux) qui rafraîchissaient les jardins moghols. Il a créé déjà trois paires de boucles d’oreilles autour de ce motif, chacune d’un style complètement différent, l’une est en or jaune et diamants taillés en forme de boteh, l’autre en platine avec des motifs rayonnant autour de deux diamants ronds historiques et cette troisième paire. Toutes symbolisent ce mouvement de l’eau sous la forme de chevrons graphiques.
Lorsque l’on interroge Krishna Choudhary sur la symbolique des gemmes, il répond qu’il ne confère pas de propriétés talismaniques aux pierres qu’il emploie : « je les utilise parce que je les aime, parce qu'elles ont une histoire, dit-il, je peux m’inspirer de leur charme ancien mais je ne m’appuie ni sur l'astrologie ni sur la religion ». Une preuve de cette affirmation réside dans sa passion pour les saphirs – gemme perçue par les Hindous comme pouvant être maléfique car associée à Saturne. La famille Choudhary possède dans sa collection privée un magnifique saphir étoilé en cabochon de l’époque moghole que Santi a appelé « Krishna ».
Ainsi, Santi Choudhary, Jaipur, les empereurs Moghols, l’Inde sont les influences premières qui ont nourri Krishna Choudhary, mais en a-il eu d’autres moins directement naturelles ? « Les frères Cartier, répond d’emblée Krishna, car ils se sont emparés de la quintessence de la joaillerie indienne et l’ont magnifiée. J’y vois un parallèle éloigné avec la joaillerie Moghole qui s’est aussi nourrie du meilleur de différentes traditions pour créer un style unique ». Les créations peu conventionnelles de JAR ont donné à Krishna le courage d'oser de nouveaux matériaux comme le titane, Suzanne Belperron (1900-1983) et son style français et Ambaji Venkatesh Shinde (1917-2003) qui réalisa pour Harry Winston de somptueux colliers en diamants baguette, sont également source d’admiration du joaillier.
Santi Jewels s’adresse à des connaisseurs qui aiment le dialogue entre l’ancien et le moderne que Krishna Choudhary permet subtilement dans les six ou sept pièces qu’il conçoit chaque année. En un temps qui cède bien souvent aux facilités de la production de masse, ce respect pour la tradition, cet enracinement, cette capacité à faire entrer le contemporain en résonance avec le patrimoine sont d’une très grande valeur culturelle et esthétique, faisant de chaque pièce un événement en soi.
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Santi jewels
Sur rendez-vous uniquement
Royal Gems and Arts
3768, Saras Sadan, Gangori Bazar
Jaipur, Rajasthan 302001, India
Victoria and Albert museum
Cromwell Rd, London SW7 2RL
Phillips Londres
30 Berkeley Square. Londres W1J 6EX
"Moderne Maharajah", des Arts décoratifs aux arts joailliers
Connu sous son titre de Maharajah d'Indore, Yeshwant Rao Holkar II (1908-1961) fut le 14ème souverain de la dynastie indienne des Holkar (r. 1926-1947). Il fut aussi l'un des hommes les plus riches de son temps, et son train de vie mirobolant fascina ses contemporains. Mais ce qui lui valut de passer à la postérité, ce fut son goût avant-gardiste en architecture et dans le design mobilier, qui marqua profondément les arts décoratifs européens des années 30.
C'est donc une belle idée qu'a eue le Musée des Arts décoratifs de présenter jusqu'au 12 janvier 2020 une exposition consacrée à ce prince indien sous le titre : "Moderne Maharajah, un mécène des années 30", faisant renaître cette figure hors-norme.
Yeshwant Rao Holkar II naquit en Inde mais son éducation se partagea entre deux continents : d'un côté, son pays natal, l'Inde traditionnelle, encore son domination du Raj britannique ; de l'autre côté, l'Europe moderne de l'entre-deux guerres, où il fit une partie de ses études (notamment à ChristChurch College, Oxford) et qu'il parcourut sans relâche.
Amin Jaffer, conservateur en chef de la Al Thani Collection Foundation qui est partenaire de l'exposition, explique "qu'à travers son double rôle de prince indien et d’esthète européen, le maharajah Yeshwant Rao Holkar II d’Indore incarne une synthèse parfaite entre Orient et Occident. Ces deux dimensions de sa personnalité ne sont peut-être nulle part mieux représentées que dans le double portrait par Bernard Boutet de Monvel".
Les rencontres et les amitiés qu'il noua en Europe eurent un profond impact sur l'éducation du goût du jeune Maharajah. Très rapidement, il acquit une connaissance intime des arts de son époque, un goût pointu et une vision esthétique très personnelle. Dans son entourage proche, on trouvait son précepteur francophone le Dr Marcel Hardy, l'écrivain et conseiller artistique Henri-Pierre Roché et surtout, Eckart Muthesius, l’ami architecte berlinois rencontré à Oxford en 1929, peu de temps avant que le maharajah ne prît ses fonctions officielles. En octobre 1929, il rencontra - pour une unique fois semble-t-il - le couturier, collectionneur et mécène Jacques Doucet, qui lui fit forte impression.
Fasciné par le mode de vie occidental et par les figures artistiques européennes des années Trente, le Maharajah d'Indore, accompagné de son épouse la Maharani Sanyogita Devi (1913-1937), commandita en vue de leur retour en Inde la première construction moderniste du pays : le Palais de Manik Bagh. Eckart Muthesius, parfaitement conscient que « les goûts modernes européens (du maharajah) doivent se mêler à la tradition indienne sans y faire corps étranger », fut en charge de la construction et de l'aménagement du Palais (1930-1933). Le résultat en fut une oeuvre d'art total, une icône de l'architecture moderne des années 30 qui n'est pas sans évoquer le clos Saint-Bernard de Charles et Marie-Laure de Noailles, la villa E-1027 d'Eileen Gray et Jean Badovici, ou bien plus tard la construction de Chandigarh (Pendjab, Inde) par Le Corbusier.
Raphaëlle Billé et Louise Curtis, commissaires de cette remarquable exposition, expliquent être allées à rebours de l’image stéréotypée du maharajah évoluant dans les fastes d’un palais des mille et une nuits - image forcément alimentée par les commandes somptuaires que fit Yeshwant Rao Holkar II d'un train, de deux avions, de caravanes et tentes de chasse, ou même encore d'une péniche (projet finalement non abouti)!
Le parti-pris de l'exposition est de montrer ce qui fut dans un bref laps de temps - les années 1926 à 1937 -, l'élaboration d'un "rêve moderne" : la conception toute personnelle d'un habitat confortable, où prenait place un mobilier aux lignes épurées, signé des grands noms de l'époque. On rencontre ainsi des créations de Eckart Muthesius, Eileen Gray, Le Corbusier, Emile Ruhlmann, Louis Sognot et Charlotte Alix, Jean Puiforcat, Ivan Da Silva Bruhns, Constantin Brancusi. Reconstituer cet héritage unique, dispersé lors d'une vente aux enchères historique à Monaco en 1980, permet de faire renaître une sensibilité singulière, et l'esprit d'une époque.
La mort prématurée de la Maharani en Suisse en août 1937 mit fin à cette effervescence créatrice. Près d'un siècle plus tard, le palais de Manik Bagh, dit aussi "le jardin des rubis", demeure un jalon marquant des Arts décoratifs européens.
Une autre passion fit entrer le Maharajah d'Indore dans la légende des années 30 : son étonnante collection de pierres gemmes.
Diamants, émeraudes, rubis, saphirs et perles essentiellement apparaissent, innombrables, sur les portraits peints, les photographies, et les films amateurs diffusés dans différentes sections de l'exposition. Ainsi du très charmant film scénarisé et réalisé par Henri-Pierre Roché et par le Maharajah intitulé "Le trésor de Tuy-Tuy-Katapa" sur une intrigue de vols de bijoux et dans lequel les protagonistes sont le Maharajah, la Maharani et leurs proches amis.
Le propos de "Moderne Maharajah" n'est évidement pas le bijou, mais la passion du couple pour les gemmes et pour les arts joailliers européens ponctue l'exposition et transparaît dans chacune de leurs représentations graphiques. L'exposition présente ainsi six pièces joaillières de très belle facture et toute une série de gouachés joailliers réalisés par les grands noms de la Place Vendôme.
Le goût de la parure fait partie intégrante de la culture hindoue et relie le Maharajah à son héritage familial, paternel en particulier. Nous découvrons cependant que dans ce domaine-là également, Yeshwant Rao Holkar II sut faire montre d'avant-gardisme : les bijoux que le couple princier acquiert en Europe, notamment à Paris chez Mauboussin, Van Cleef & Arpels ou Chaumet sont l'exacte traduction ce goût moderne que reflétaient leur mobilier et leurs œuvres d'art.
Le nom d'Indore est du reste passé à la postérité grâce à deux diamants parmi les plus célèbres du monde : les fameuses "poires d'Indore" qu'un œil averti reconnaîtra, sous une forme ou sous une autre, tout au long du parcours de "Moderne Maharajah" et dont l'histoire mérite à elle seule d'être racontée.
"Les joyaux du Maharajah d'Indore : de la tradition indienne à l'avant-garde européenne"
Un couple très en vue
L'entrée de l'exposition s'ouvre sur une émouvante photo du couple prise par Man Ray dans les années 1927-1930. Complices, amoureux, détendus, Yeshwant Rao Holkar II et la Maharani Sanyogita Devi forment un couple qui semblent sortis d'un roman de Fitzgerald.
Suspendu au cou du Maharajah, on aperçoit un collier d'une grande simplicité formé d'une chaîne et d'une gemme taillée "en cartouche". Appelé "taweez", ce pendentif est un talisman aux propriétés bienveillantes. La symbolique accordée aux gemmes est une notion profondément ancrée dans les croyances et la culture indienne. Ce bijou-amulette, dont la Collection Al Thani possédait un exemplaire très similaire, révèle la fidélité du Maharajah à la tradition indienne... à ceci près que le porté, torse nu sous une robe de chambre en soie, est résolument moderne!
Portraits de la dynastie Holkar et bijoux d'apparats traditionnels : l'identité indienne du Maharajah d'Indore
La première salle de l'exposition présente une galerie de portraits, peints ou photographiés, des membres de la dynastie Holkar. Une partie de ces archives provient de la collection privée du fils du Maharajah d'Indore, Richard Holkar. Les parures joaillières traditionnelles figurent en nombre sur ces portraits. Les plus anciennes sont montées sur or jaune et révèlent des cascades de pierres précieuses.
Ainsi, dès 1920, on voit Yeshwant Rao Holkar II poser en costume traditionnel avec un collier composé de sept rangs de perles fines à faire pâlir d'envie Aphrodite. Le 9 mai 1930, lorsque le Maharajah d'Indore accède au trône, il est paré d'un spectaculaire collier composé d'émeraudes et de diamants que son père, Tukoji Rao Holkar III (1890-1978), portait également avant son abdication en février 1926.
Lorsqu'il est présent à Indore (ville aujourd'hui située dans l'État du Madhya Pradesh) le Maharajah est en représentation. Son rôle symbolique l'oblige à paraître revêtu du costume marathe traditionnel que complètent divers insignes et décorations attestant ses responsabilités princières. En cliquant sur ce portrait officiel de 1931, on découvre le Maharajah paré d'un imposant collier de cérémonie et coiffé d'un sarpech (ornement de turban princier) recouvert de diamants - dont cinq sont de taille spectaculaire -, alourdi de gemmes polies en forme de goutte, probablement des spinelles rouges ou des émeraudes provenant du trésor des Empereurs Moghols déchus. A la droite de son couvre-chef est suspendue une lourde pampille de perles fines et de gouttes d'émeraudes, ou de spinelles, qu'on appelle "turra".
Ces bijoux parfaitement traditionnels soulignent le respect porté à la tradition par le Maharajah d'Indore. Lorsque ce dernier se trouve en Europe, notamment en France où il possède deux résidences, nous voyons son style se transformer et les bijoux du couple princier diffèrent alors radicalement de ceux vus en Inde. Ainsi, les bijoux reflètent le double visage, la double culture et pour ainsi dire la double existence du couple.
Le couple Holkar à Paris : des bijoux pour la Maharani.
Figures du pouvoir et de la tradition en Inde, le Maharajah et la Maharani se transformaient en Europe en phares de l'avant-garde, et fascinaient leurs contemporains par leur élégance et leur opulence. Les bijoux que portait le couple, parfois à tour de rôle, participaient pleinement de ce prestige.
Yeshwant Rao Holkar II et la Sanyogita Devi furent familiers des Maisons Chaumet, Mauboussin ,Van Cleef & Arpels chez qui ils allaient régulièrement acquérir de nouveaux bijoux montés non plus sur or jaune mais sur platine, ou bien pour faire sertir les gemmes de leur cassette personnelle sur de nouvelles montures de facture moderne.
Au sein de l'exposition, face à la reconstitution de la chambre à coucher de la Maharani telle qu'elle existait à Manik Bagh (et où les coffres à bijoux sécurisés, transparents, étaient intégrés aux murs du dressing), sont exposés, entres autres, huit dessins de pièces joaillières commandées chez Van Cleef & Arpels. On peut ainsi apercevoir une paire de pampilles en diamants baguette et perles de rubis, un tour de cou en brillants, des boutons de manchettes, une paire de clips, une boîte à cigarette. Tous ces bijoux sont résolument modernes, le plus souvent monochromes ou bi-couleur. Les assortiments de couleurs et les techniques de serti étaient on ne peut plus éloignés de ce qui se pratiquait dans les ateliers en Inde (serti kundan)
Le bracelet (ci-dessus) appartient au registre de la "joaillerie blanche". Composé de platine et diamants, il se caractérise par sa souplesse, un travail ajouré et une symétrie dans les ornements. Au centre du bracelet se trouve un symbole tout à fait européen : le nœud d’Héraclès. Ce noeud symbolise le mariage depuis que dans la Rome antique la mariée serrait sa tunique d'un nœud que son mari dénouait lors de la nuit de noces. Héraclès ayant eu selon la légende soixante-dix enfants, le nœud est également associé à la fécondité. Promis l'un à l'autre depuis leur tendre enfance, Yeshwant Rao Holkar II et Sanyogita Devi se marièrent en 1924, alors que cette dernière était alors âgée de seulement dix ans. Les photos de Man Ray prises vers 1927-1930 et les films de Eckart Muthesius révèlent un couple profondément épris.
Chaumet et les diamants dits "Poires d'Indore"
Tukoji Rao Holkar III (1890-1978), père de Yeshwant Rao Holkar II, fut contraint d'abdiquer prématurément en raison d'un scandale qui aurait pu inspirer Agatha Christie. C'est lui qui avait fait découvrir l'Europe à son fils, l'emmenant en voyage à ses côtés, lui offrant l'éducation anglaise requise pour les princes de son rang sous le Raj Britannique.
Peut-être est-ce lui encore qui lui transmis sa passion pour les diamants. Ainsi, Tukoji Rao Holkar III avait fait l'acquisition chez Chaumet à Paris en octobre 1913 de deux diamants incolores exceptionnels taillés en forme de poire : l'un de 46,95 carats, l'autre de 46,70 carats.
Cette paire de diamants, aussitôt renommée les "poires d'Indore", fut conservée par les Holkar jusqu'à l'avènement de la République Indienne en 1947, et les archives de la Maison Chaumet racontent les différentes propositions de monture qui furent proposées au père, puis au fils. L'exposition du MAD présente ces très belles archives.
Les poires d'indore, Jacques Goulet et la Maison Mauboussin
La relation avec Mauboussin part d'une amitié personnelle. Le Maharajah d'Indore s'était lié d'amitié avec Jean Goulet, membre d'une branche cadette de la famille Mauboussin. Peu après, au début des années 30, ce dernier fut appelé à reprendre les rênes de la maison familiale, avec son père Marcel. C'est ainsi qu'en 1933, Maubousssin - maison classée alors comme très avant-gardiste dans la création de bijoux - devint le joaillier officiel de la famille princière. Jean Goulet fut invité à Indore pour inventorier et estimer le trésor familial, ce qui prit deux longs mois, explique Amin Jaffer dans Fastes occidentaux des maharajahs. On chargea la maison Mauboussin de créer de nombreuses pièces d'apparat. Mais surtout, on lui confia les gemmes du trésor d'Holkar afin de concevoir pour elles des montures modernes, qui traduisaient l'époque. C'est ainsi que naquit l'imposant sautoir tout en symétrie, composé d'émeraudes, de diamants et des fameuses Poires d'Indore.
Une amusante réaction face à ces diamants nous vient du peintre Bernard Boutet de Monvel qui, le 6 août 1931, alors qu'il réalisait le portrait du Maharajah, écrivait de Paris à sa femme Delfina : « Je quitte ma toile à l’instant. J’espère (??) la ressemblance bien partie. La tête doit être finie demain, suivant mes vœux, ainsi que le collier, incroyable amas de diamants gros comme des bouchons de carafe. Bien embêtant à peindre… ». (Archives B. de Monvel, collection particulière)
En 1937, c'est chez aussi Mauboussin que le Maharajah acquit un autre diamant de renom : le Porter Rhodes d'un poids de 56,40 carats qui avait été découvert en 1890 dans la mine Kimberley en Afrique du Sud.
Mauboussin vendit également au Maharajah l'une de ses bagues préférées, qu'il porte à l'annulaire droit sur son portrait en costume marathe par B. de Monvel : celle ornée du rubis de 8, 01 carats présentée dans l'exposition dans une monture plus tardive créée par Harry Winston.
L'Indépendance de l'Inde, et la ruine des Maharajahs : Harry Winston acquiert les plus beaux joyaux du Maharajah d'Indore
Surnommé au XXème siècle le roi des diamants, Harry Winston constitua une incroyable collection de diamants entre 1950 et 1970 qui fut même un temps considérée comme la deuxième plus grande et plus importante collection de bijoux au monde, derrière celle de la Reine d'Angleterre !
Le Maharajah possédait quelques bijoux signés Harry Winston, dont ces deux bagues ornées de diamants bleus, parmi les plus rares trouvés dans la nature. Non sans une certaine ironie, le diamantaire acquit lorsque la splendeur des Maharajahs déclina, une partie des gemmes et parures de Yeshwant Rao Holkar II...
Ce fut le cas des deux poires d'Indore qui furent rachetées en 1946. Harry Winston les fit légèrement retailler pour obtenir plus d'éclat encore. Ces diamants, au milieu de tant d'autres dont le Hope, firent partie de l'exposition itinérante "Court of Jewels" organisée entre 1949 et 1953 par le joaillier américain. Par la suite, les Poires d'Indore furent vendues à plusieurs reprises par le bijoutier au cours des décennies, puis par Christie's en novembre 1987 pour 2,7 millions de dollars.
Aujourd'hui, elles font partie de la collection privée de Robert Mouawad.
La couleur de ces diamants a été gradée H et I (D étant le meilleur grade pour un diamant incolore). Les poires d'Indore ont une pureté VS2 (c'est-à-dire qu'observés à la loupe x10, on y aperçoit de "très petites inclusions", "very small inclusions")
Ces magnifiques diamants historiques sont sertis en boucles d'oreilles.
Enfin, il est une dernière pièce de joaillerie de conception indienne mais montée à l'occidentale qui a appartenu aux Holkar dans la première moitié du XXème siècle et sur laquelle nous achèverons l'inventaire des bijoux du Maharah d'Indore qu'il nous est encore possible de voir aujourd'hui. Il s'agit du collier, nommé tardivement "Collier de l'inquisition", probablement en raison de l'origine colombienne des émeraudes.
Ce collier reprend la forme traditionnelle des colliers de cérémonie, mais il est monté à l'Européenne sur platine et dans l'esprit Art déco. Il appartenait déjà au père du Maharajah d'Indore au début du XXe siècle. En 1948, Harry Winston le leur racheta. Il fit aussi partie de l’exposition itinérante "Court of jewels". En 1955, Cora Hubbard Williams en fit l'acquisition puis très généreusement l'offrit à la Smithsonian Institution en 1972.
Le collier contient 374 diamants et 15 émeraudes. Les émeraudes proviennent très probablement de Colombie et les diamants d'Inde (seule source de diamants jusqu'en 1723). La grande émeraude centrale en forme de tonneau pèse environ 45 carats ! Les gemmologues de la Smithsonian Institution estiment qu'en raison de sa couleur profonde et de sa clarté exceptionnelle, il s’agit de l’une des plus belles émeraudes au monde. Les pierres ont probablement été taillées en Inde au XVIIe siècle, ce qui en fait l'une des plus anciennes gemmes taillées de la National Gem Collection.
C'est à ce parcours de vie et du goût d'un homme partagé entre deux civilisations que nous invite la très belle exposition du Musée des Arts Décoratifs. Elle atteste une fois de plus que l'hôte, l'étranger, le nouveau venu peut renouveler profondément le regard que nous portons sur notre propre culture.
"Informations et lectures de référence"
Commissariat général de l'exposition
Olivier GABET, Directeur du Musée des Arts Décoratifs
Commissaires : Raphaëlle BILLÉ et Louise CURTIS
Scénographie : Studio BGC – Giovanna Comana et Iva Berton Gajsak
Moderne Maharajah, Ouvrage collectif publié sous la direction de Raphaèle Billé et Louise Curtis. Textes de Stéphane-Jacques Addade, Raphaèle Billé, Julie Blum, Louise Curtis et Guigone Rolland.
Graphisme : Laurent Fétis.
224 pages. 225 illustrations Format : 24 x 30 cm Relié 49 euros. Édition MAD
Un bijou pour la maharani (Ateliers jeune public)
La découverte des formes géométriques et des aplats de couleurs du palais Manik Bagh amène les enfants à imaginer, dessiner et réaliser le prototype d’un bijou moderne pour la maharani.
Pour tous renseignements et réservation : 01 44 55 59 25 / 59 75 jeune@madparis.fr
Musée des Arts Décoratifs
107, rue de Rivoli
75001 Paris
Tél. : +33 (0)1 44 55 57 50
Métro : Palais-Royal, Pyramides ou Tuileries
Autobus : 21, 27, 39, 48, 68, 69, 72, 81, 95
Exposition réalisée avec le soutien de The Al Thani Collection Foundation
Sotheby's, vente du 25 mai 1980, Mobilier moderniste.
Christie's
"Visions of India", Londres, 5 octobre 1999
"Maharajahs & Mughal magnificence", New-York, 19 juin 2019.
Chaumet, Joaillier parisien depuis 1780. Flammarion. 2017
Bernard Boutet de Monvel, Stéphane-Jacques Addade
Editions de l'Amateur, 2001.
Fascinating life ... by Richard Holkar, AD, septembre 2019
Mauboussin, joaillier de l'émotion, Marguerite de Cerval. Editions du Regard, 1992.
The Indore state gazetteer, 1931.
Fastes occidentaux de Maharajahs, Amin Jaffer, Citadelles & Mazenod. 2007.
Des Grands Moghols aux Maharajahs, joyaux de la collection Al Thani, RMN-Grand-Palais, 2017.
visuel de "une" : Mauboussin, années 1930, bague modifiée par Harry Winston vers 1940-1945. Marque : MAUBOUSSIN PARIS HW PT 950. Platine, rubis et diamants. Poids du rubis : 8, 01 ct. © Collection Al Thani 2015. Photo by Prudence Cuming
Les diamants de la Collection Al Thani au Grand Palais
Jusqu'au 5 juin 2017 à Paris, Le Grand Palais présente l'exposition "Joyaux". Deux-cent-soixante-dix-neuf œuvres retracent cinq siècles de joaillerie en Inde depuis les Grands Moghols jusqu'à nos jours. L'exposition est dominée par une collection privée : deux cent cinquante-huit œuvres présentées appartiennent à la Collection du Sheikh Hamad bin Abdullah Al Thani. L'exposition est remarquablement mise en scène par bGc Studio qui a transformé l'immense Salon d'Honneur en un univers digne des contes des Mille et une nuits.
Sous l'égide d'Amina Taha-Hussein Okada, conservateur général au musée national des arts asiatiques -Guimet, et du Dr Amin Jaffer, conservateur en chef de la Collection Al Thani cette exposition met l'accent sur le dialogue nourri entre l'Inde et l'Europe depuis le XVIème siècle. Les premiers Européens à s'établir furent les Portugais, qui s'installèrent à Goa dès 1510. Ils engagèrent alors des échanges artistiques, techniques, et religieux avec la dynastie des Grands Moghols, comme en témoignent les œuvres des ateliers impériaux de l'empereur Akbar (1542-1605). De ces échanges naquit une influence réciproque, constante, qui culmina au début du XXème siècle, lorsque les Maharajahs venaient faire remonter leurs bijoux à l'Occidentale et que l'Europe se piquait d'exotisme oriental.
L'exposition s'ouvre sur les gemmes et les joyaux dynastiques du Trésor Moghol. Leur succèdent jades et objets en cristal de roche, objets en or et en émail, tous d'un raffinement artistique extrême. Les regalia et parures royales enflamment l'imagination : quelques instants, on se rêve Maharani - ou bien Sultan, Nizam, Nawab ou Maharajah! Les deux dernières sections font la part belle aux grands joailliers européens du XXème siècle, et en particulier à la maison Cartier. La dernière salle prouve, si besoin était, la forte identité de la création joaillière indienne, qui se poursuit magistralement aujourd'hui avec deux maîtres joailliers contemporains : le très renommé et mystérieux JAR et son alter ego basé à Mumbai, Viren Bhagat.
Le parcours de l'exposition est jalonné de centaines de diamants
Y figurent des diamants provenant d'Inde et d'Afrique du Sud "L'oeil du tigre", d'autres du Brésil, des diamants historiques tel "l'Agra" qui aurait appartenu à l'Empereur Babur (1483-1530) fondateur de la dynastie des Grands Moghols; des diamants à la couleur rare, au poids spectaculaire, à la pureté remarquable.
La diversité des formes et des tailles des diamants présentés offre également un panorama particulièrement intéressant des techniques lapidaires. Elle souligne les différences entre le goût européen pour la brillance, la symétrie, et le goût indien qui conserve à la gemme un maximum de poids.
La collection Al Thani dévoile le diamant sous toutes ses facettes. C'est pourquoi j'ai demandé au maître-diamantaire Eric Hamers de commenter certains des diamants sélectionnés pour cet article.
Les diamants de Golconde de la Collection Al Thani
Dès qu'on pénètre dans la pénombre du Salon d'Honneur, sept diamants exceptionnels, non montés, révèlent d'emblée la qualité de la collection Al Thani. Deux diamants sont de couleur rose : "L'Agra" et le "Diamant rose de Golconde" que j'ai eu l'occasion de mentionner dans un autre article. Seul, un diamant est bleu, bleu pâle : l'évocatoire et mystérieux "Oeil de l'idole" de 70,21 cts, qui aurait été arraché de la statue d'une divinité hindoue.
Quatre autres diamants sont incolores ; ainsi le ravissant "diamant taille portrait" daté de 1650-1700, qui recouvrait probablement un portrait miniature, et le très spectaculaire diamant rectangulaire à huit pans qu'est le "Miroir du Paradis".
Enfin, deux diamants taillés en poire retiennent l'attention. "L'Etoile de Golconde" et "l'Arcot II". Regardés trop rapidement, ils se ressemblent. Eric Hamers nous démontre le contraire : la façon dont ils ont été taillés diffère complètement au yeux du diamantaire.
"L'Etoile de Golconde"
Ce diamant de 57,31 carats, acheté en 2011 à Cartier, était présenté en pendentif sur une broche en platine, or blanc et diamants, caractéristique du style Cartier du début XXème, lors des expositions de la collection à New York et à Londres. L'Etoile de Golconde, comme le nomme la maison Cartier, n'est pas un diamant historique. Mais c'est un exemple de diamant remarquablement bien taillé.
Eric Hamers y voit une taille très originale, d'autant mieux réalisée qu'elle est extrêmement difficile à réussir. L'objectif d'un diamantaire est d'emprisonner la lumière, de la capturer dans ses tours et détours afin que le diamant puisse étinceler de tous ses feux. C'est le cas dans ce diamant, la lumière y est comme bloquée. Eric Hamers perçoit un micro-décalage : la culasse est plus couchée à droite qu'à gauche, la facette claire n'a pas tout à fait la même angulation que la facette ombre. La pierre suscite néanmoins toute l'admiration de cet œil expert.
L'Arcot II
Ce diamant est trois fois moins lourd que "l'Etoile de Golconde", son poids est 17,21 carats. C'est un diamant historique, daté de 1760 environ, et dont on connait les propriétaires successifs depuis deux-cent-cinquante ans. C'est un diamant qui provient des mines de Golconde. Pour Eric Hamers, c'est le jeu intrinsèque à la matière qui d'emblée atteste d'un Golconde. Ce diamant, qui relève du meilleur grade de couleur et de pureté, s'attire la critique du diamantaire quant à sa taille. La culasse est beaucoup trop importante, trop ouverte, et la lumière passe à travers la pierre quand elle doit y être retenue. Selon Eric Hamers, il suffirait de peu pour que la pierre révèle sa beauté, comme par exemple étoiler la culasse, la resserrer par un jeu de facettes qui emprisonnerait la lumière.
Mais cette pierre, si elle est imparfaite dans sa taille, a un atout majeur pour toucher celui qui l'observera : son côté historique.
L'histoire de ce diamant remonte à la fin du XVIIIème siècle et se poursuit jusqu'à nos jours. Au départ, il y avait deux diamants de taille poire : l'Arcot I qui pesait 33,7 ct et l'Arcot II, d'un poids de 23,65 ct, Ces diamants furent offerts par le Nawab d'Arcot, Muhammad Ali Wallajah (1717-1795) à la Reine Charlotte (1744-1818) en signe d'allégeance à la Couronne. La Reine Charlotte, épouse du roi George III d'Angleterre, était réputée pour sa passion des gemmes, diamants et perles en particulier comme en témoigne la gravure ci-dessous.
Avant sa mort, la Reine Charlotte avait souhaité que ces diamants soient vendus au profit de ses filles. Mais son fils le roi George IV (1762-1830) les fit monter sur sa couronne!
En 1837 ces deux diamants furent vendus aux enchères à Londres et acquis par Emanuel Brothers pour Robert Grosvenor, premier marquis de Westminster.
En 1930, à l'occasion du troisième mariage de Hugh Richard Grosvenor (1879-1953), deuxième Duc de Westminster avec Loelia Ponsonby (1902-1993), les deux diamants Arcot furent montés par sur la Tiare "Halo" par Lacloche joailliers.
La tiare fut ensuite transmise à Anne Grovesnor, quatrième épouse du duc, qui la porta lors du couronnement de la reine Elizabeth en 1953. La tiare réapparut le 25 juin 1959 à Londres chez Sotheby's lors d'une vente commanditée par les exécuteurs testamentaires de feu le duc.
Harry Winston acquis le diadème pour un montant record de 110 000 £, fit démonter la pièce, retailler les pierres pour améliorer leur symétrie et enlever quelques rayures de surface, les portant à 31,01 carats et 18,85 carats respectivement, avant de les revendre séparément l'année suivante. L'Arcot I fut monté en pendentif sur un collier Van Cleef & Arpels qui fut mis aux enchères par Christie's à Genève en novembre 1993. Quant à l'Arcot II, il entra dans la collection de la Baronne Stefania von Kories zu Goetzen, sous une forme légèrement retaillée (17,21 carats) puis en 2013 il rejoint la collection Al Thani.
Mise à jour du 18 juin 2019 : l'Arcot II figurait sous le lot numéro 98 dans la vente Maharajas & Mughal Magnificence orchestrée par Christie's New-York ce 18 juin 2019. On ne sait encore qui en est l'heureux propriétaire.
Qu'en serait-il d'une nouvelle retaille?
Eric Hamers souligne que la valeur de cette pierre n'en serait pas amoindrie, au contraire. Son prix ne relève pas de son poids en carats mais du fait qu'il s'agit d'un diamant historique. L'aspect historique d'une pierre rend sa valeur inestimable.
Du bon usage des diamants par les Moghols et les Princes Indiens
La parure est un élément essentiel de la culture impériale et royale en Inde. Les bijoux ne servent pas seulement d'ornement, ils symbolisent le pouvoir, la richesse, le statut de celui qui les porte. Ainsi en est-il des diamants et des spinelles, pierres dynastiques par excellence.
Les gemmes sont aussi dotées d'une symbolique cosmique. Le diamant par exemple est associé à Vénus, le rubis au soleil, l'émeraude à Mercure... Les pierres sont également investies de qualités et de pouvoirs, comme l'enseignent les traités de gemmologie de l'Inde ancienne. Ainsi elles possèdent des vertus prophylactiques car elles protègent ceux qui les portent (l'émeraude en particulier qui symbolise par sa couleur l'Islam, la spiritualité, servait d'amulette protectrice contre l'épilepsie, le poison...). Sous un autre angle, les gemmes jouent un rôle apotropaïque en éloignant les dangers de tous genres (empoisonnements, démons, dragons et serpents).
Dans la hiérarchie des pierres précieuses, le diamant est donné pour joyau par excellence tant pour ses qualités optiques que pour sa force mystique. Pierre associée aux Brahmanes, le diamant est un talisman dont se sont ostentatoirement parés empereurs Moghols et Maharajahs.
Voici une sélection de quelques bijoux d'hommes, ornés de diamants anciens, qui présente des techniques traditionnelles de joaillerie indienne, des types de bijoux autres que ce que nous connaissons en Europe. Ces bijoux révèlent un goût et un style propre au sous-continent. Tous sont le reflet de la culture Indienne depuis le XVIème siècle.
La bague d'archer de Shah Jahan (1592- 1666)
Cette bague est remarquable sur plusieurs plans. Tout d'abord, c'est un bijou caractéristique des empereurs Moghols. Ces derniers étaient des conquérants rompus au tir à l'arc. Afin d'éviter de se blesser avec la corde lors du tir, ils avaient pour habitude de couvrir leur pouce d'une bague. De fonction utilitaire, cet objet a évolué jusqu'à devenir un symbole du pouvoir impérial que les empereurs portaient à leur ceinture. Bien souvent, ils en portaient plusieurs exemplaires, des modèles en jade -pierre associée à la victoire militaire - sont fréquents pour ce type de bijou.
Cette bague appartenait au Grand Moghol Shah Jahan, celui-là même qui fit construire le Taj-Mahal à Agra. Elle atteste aussi un autre moment historique : le sac de Delhi en 1739 par le roi persan Nadir Shah, sac qui accentua le déclin de l'Empire moghol. La bague fit partie du butin que Nadir Shah s'appropria : il l'offrit juste après comme cadeau diplomatique à la cour de Russie. Elle appartient désormais au Musée de l'Ermitage qui l'a exceptionnellement prêtée dans le cadre de l'exposition parisienne.
Enfin , cette bague porte en son centre un diamant de six carats précurseur de toutes les tailles plates. Elle éveille l'enthousiasme d'Eric Hamers, qui la qualifie de "merveilleuse": "Ce diamant, qui n'a pas la prétention de jouer avec la lumière, fait ressentir d'instinct, au delà des cassures, une matière de substance quasi-divine. Ce diamant possède ce supplément d'âme si convoité. La culasse est proportionnée au bijou, elle n'est pas importante, sans quoi elle gênerait le passage du doigt. Cette bague est un objet historique qui ne saurait être retouché, et doit impérativement être conservé dans son état premier".
Cette bague comporte une inscription intérieure en persan qui restera invisible du visiteur de cette exposition : Sahib qiran-i-thani, "le Second Maître de l'Heureuse conjonction". C'est le titre que s'est choisi Shah Jahan, et que l'on retrouve sur maint autre objet lui ayant appartenu.
Le "JIGHA" ou ornement de turban du souverain moghol
Le turban caractérise le souverain indien, hindou ou musulman, empereur moghol ou maharajah. Le jigha est un ornement de turban qui était réservé exclusivement à l'empereur et dont la forme s'inspire d'une plume de héron - élément décoratif originel du turban.
Ce jigha représente une fleur épanouie dont les pétales et les feuilles sont ornés de diamants Polki. C'est-à-dire de diamants plats simplement polis ou de diamants taillés sans culasse, et dont le fond est plat. Les diamants sont sertis dans une feuille d'or selon la technique typiquement indienne du kundan. Le style floral est caractéristique de l'Empire Moghol et a atteint son acmé sous le règne de Shah Jahan : on le retrouve dans l'architecture, les textiles, les peintures, la vaisselle, les armes et bien entendu la joaillerie.
Quittant un instant les diamants exceptionnels présentés par l'exposition, ne manquez pas de jeter un coup d’œil au revers des objets présentés, la scénographie des joyaux en offre souvent la possibilité. Le verso de cet ornement de turban est entièrement émaillé, technique apparue au XVIème siècle et maintenue à ce jour dans la joaillerie traditionnelle indienne.
Le "SARPECH" ou ornement de turban du maharajah
Le sarpech est un ornement de turban qui était très en vogue sous le Raj Britannique. Pramod Kumar KG explique dans l'ouvrage publié à l'occasion de l'exposition que l'évolution des ornements de turban durant quatre siècles s'est faite par "adjonction successive d'éléments décoratifs sur une forme originelle qui demeure au fil du temps relativement inchangée".
Il est amusant de constater que les diamants sont ici sertis dans des griffes et non pas selon la technique traditionnelle du kundan; l'influence européenne en cette fin de XIXème est prégnante.
Autre détail majeur : ce sarpech est orné de deux spinelles impériaux gravés "12 Shah Jahan-i Jahangir Shah 1049" (12 Shah Jahan (fils de) Jahangir Shah 1049) datés de 1639-1640. Ainsi, les Maharajahs prolongeaient dans le plus plus respect les traditions mogholes.
Le collier du Nizam d'Hyderabad
Le Nizam d'Hyderabad était le plus riche souverain de l'Inde; les mines de Golconde faisant partie de son Etat. Richesse et magnificence sont manifestes dans ce collier massivement décoré de diamants dont huit sont de forme triangulaire et pèsent chacun entre 10 et 15 carats.
La collection présente aussi une épée d'apparat tout aussi richement ornée ayant appartenu aux Nizams.
"Miroir, mon beau miroir" : le diamant dans la création contemporaine
Viren Bhagat, à la croisée de l'art moghol et de l'art déco
La Collection Al Thani présente douze pièces, toutes plus belles les unes que les autres, de ce joaillier indien, qui est exposé pour la première fois en France.
Viren Bhagat vit et travaille à Mumbai, qu'il persiste à appeler Bombay. C'est là que j'ai pu lui rendre visite et échanger avec lui sur son travail. Il a une idée très précise et organisée de son art. Il travaille tous les matins à dessiner différents modèles de bijoux, qu'il ait déjà une pierre de centre ou pas, et conserve tous ses dessins dans un tiroir de son bureau au sous-sol de sa boutique, un étroit local située dans le quartier de Kemps Corner, quartier des joailliers. Lorsqu'un dessin est sélectionné pour être réalisé, l'atelier des diamantaires et des joailliers s'applique à respecter parfaitement les proportions requises. Viren Bhagat travaille essentiellement la joaillerie blanche (platine -pour des montures quasi invisibles-, perles et diamants) excepté peut-être pour sa clientèle indienne qui n'hésite pas lors de grandes occasions à revêtir des parures richement ornées et colorées.
La griffe de Bhagat, ce sont des bijoux extrêmement raffinés, féminins, aisés à porter (j'ai testé, en particulier les boucles d'oreilles qui ne sont jamais trop lourdes!) et qui font toujours référence à la joaillerie moghole, à l'Inde et à l'Art déco tel que Cartier l’interprétait dans les années 1920-1930. Viren Bhagat travaille uniquement avec les pierres précieuses (diamant, saphir, rubis et émeraudes, auxquelles on peut ajouter les gemmes organiques que sont les perles fines). Sa spécialité, ce sont les diamants anciens bien souvent issus des mines de Golconde, Le joaillier choisit lui-même les pierres qu'il va faire monter dans un de ces quatre ateliers, pour ce faire, il passe une grande partie de l'année à "chasser" les gemmes dans le monde entier.
Cette broche, explique le joaillier, est inspiré d'un motif floral que l'on retrouve dans l'architecture moghole. Elle n'est pas sans nous rappeler les "jardinières" motif caractéristique de l'entre-deux guerres. En fait, elle symbolise l'arbre de l'Immortalité cité dans le Coran. Au centre de la broche se trouve une émeraude colombienne pesant 20,03 carats. et dite de "vieille mine", c'est-à-dire qu'elle fut taillée en Inde à l'époque de la dynastie des Moghols. Les quatorze diamants de taille rose pesant 11,67 carats symbolisent de délicats pétales.
Le second bijou que j'ai choisi de vous présenter, est entièrement composé de diamants calibrés plats qui représentent une fenêtre ajourée. Il s'agit de la broche "Jali" (qui figure en "une" de cet article). Le motif fait en référence aux éléments architecturaux des palais du Rajasthan, les femmes des zenanas pouvaient ainsi voir sans être vues.Il se compose de vingt-quatre diamants parfaitement calibrés taillés en table (une grande facette sur le dessus), le serti platine semble invisible.
Eric Hamers s'est arrêté spontanément sur cette paire de boucles d'oreilles : "un magnifique appairage de diamants poire taillés en rose". La taille rose correspond à la taille ancienne des diamants, elle s'oppose à la taille brillant. Le diamant a un éclat plus faible, que l'on peut aussi qualifier de plus doux, de moins agressif. Les deux diamants réunis pèsent 30,15 carats et sont entourés de trente-huit diamants calibrés (de tailles et de formes identiques) plats qui ont été taillés dans les ateliers du joaillier. Viren Bhagat évoque le style "Indian Déco" de ce bijou : un mélange de motif floral traditionnel indien et les lignes géométriques et pures de l'Art Déco.
Joël Arthur Rosenthal, dit JAR : une identité indienne
Neuf pièces uniques signées JAR concluent magistralement la visite. Toutes font référence à l'Inde.
D'abord par le choix des thématiques abordées : référence à l'architecture indienne avec une broche en agate blanche et émeraude reprenant le motif du jali, référence aussi aux ornements avec des boucles d'oreilles rappelant le gland en perles des turbans de maharajahs, avec une broche formée d'une tête d'éléphant en titane surmontée d'une aigrette pavée de diamants, ou une autre broche en diamants et jade avec un toupet de plumes noires...
Ensuite par le choix des gemmes. JAR a réuni une collection de perles fines rarissime aujourd'hui. Un collier formé de dix rangs inégaux rassemble 1322,8 carats de perles - dont une en forme de goutte de 9,8 ct. Ce collier concurrencerait certainement celui à sept rangs que portait fièrement Khande Rao Gaekwar, Maharajah de Baroda (c'est lui qui a commandé le tapis de perles et de pierreries que vous pouvez admirer au centre de l'exposition). On retrouve les perles dans deux paires de boucles d'oreilles reprenant des motifs du répertoire joaillier indien traditionnel; elles forment l'anneau d'une bague très originale ornée en son centre d'une émeraude hexagonale de 12 carats. Les émeraudes de JAR sont d'une pureté exceptionnelle. Trois émeraudes oblongues (de 27,34 carats, 27 carats et 33 carats) forment une épingle à jabot aux couleurs chatoyantes L'ensemble des bijoux est ponctué de diamants. Point de saphirs : JAR connaît l'Inde et ne retient que les pierres qu'on y affectionne.
Conférences, autres articles & quelques lectures
Vous pouvez retrouver les autres thématiques majeures de cette joaillerie indienne parues sur ce site, ainsi que des pièces emblématiques de la collection Al Thani, en cliquant sur les liens suivants :
Les joyaux de l'Inde sous l'Empire Moghol
"Kundan" et "Art de l'émail" : deux techniques artisanales traditionnelles
Influence de l’Inde sur les créations européennes : hier et aujourd’hui
Des Maharajahs aux stars hollywoodiennes : A.V. Shinde
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Conférence à l'auditorium du Grand Palais
Mercredi 19 Avril 2017 à 18h30
"Les vertus des gemmes: amulettes et talismans dans la joaillerie indienne"
par Amina Taha-Hussein Okada, conservateur général au musée des arts asiatiques – Guimet et co-commissaire de l’exposition.
Conférence à l'Ecole des Arts Joailliers
Jeudi 27 Avril 2017 - 20h-22h.
"Royale extravagance, la Collection Al-Thani au Grand Palais"
par Susan Stronge, Conservatrice en Chef, Département Asie, V&A
& Inezita Gay-Eckel, Professeur d’Histoire du Bijou à L’Ecole des Arts Joailliers.
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Catalogue de l'exposition, Des Grands Moghols aux Maharadjas - Joyaux de la collection Al Thani, 352 pages, ill., éditions de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, Paris 2017.
Beyond Extravagance: A Royal Collection Of Gems And Jewels, par Amin Jaffer, 416 pages (en anglais), 250 illustrations, éd.Assouline, 2013.
La Bhagavadgita illustrée par la peinture indienne, sous la direction d’Amina Taha-Hussein Okada, éditions Diane de Selliers, octobre 2016.
Et, le hors-série de Beaux Arts consacré à cette exposition, auquel j'ai eu le privilège de participer sous la responsabilité éditoriale de Malika Bauwens.
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Enfin, une visite virtuelle de l'exposition est même possible en cliquant sur ce lien.
Un grand merci à Florence le Moing et Mathilde Wadoux;
& Many thanks to Laura Stuart and Karen Meguira.
Diamants de Golconde, Capucine Juncker, Skira, 2024
Les diamants de Golconde: mythe, histoire et science
De l'Antiquité jusqu'au XVIIIème siècle, l'Inde a été le principal producteur de diamants au monde (Bornéo étant modestement connue pour avoir été une seconde source). Les diamants historiques parmi les plus renommés proviendraient du mythique royaume de Golconde : le diamant bleu de Louis XIV, le Sancy, le Régent, mais aussi le Koh-I-Noor, le Darya-I-Noor, le Shah, le diamant Agra, l’œil de l'Idole et bien d'autres encore...
A l'occasion de l'exposition "Des grands Moghols aux Maharajahs, joyaux de la collection Al Thani" qui se tiendra dans le Salon d'Honneur du Grand Palais du 29 Mars au 5 Juin 2017, et dans laquelle on pourra admirer d'authentiques "diamants de Golconde", j'ai souhaité retracer l'histoire de ces mines mythiques et réévaluer d'un point de vue scientifique un terme souvent galvaudé.
"Golconde" est en effet le mot magique accolé aux diamants les plus recherchés par les professionnels de la joaillerie, les collectionneurs et les riches amateurs éclairés. Les diamants de Golconde représentent une sorte de Graal.
Qu'est ce qui les caractérise? Pourquoi sont-ils tant recherchés? Et comment, alors qu'ils ont été extraits pendant plus de deux mille ans, ont-ils pu devenir si rares sur le marché?
Quelques mots sur Golconde et son histoire mouvementée
Golconde est une ville située en Inde, sur le plateau basaltique du Deccan, à une dizaine de kilomètres à l'ouest d'Hyderabad, dans l'Etat actuel du Telangana.
L'ancien fort de Golconde a abrité la dynastie des Qutb Shahi à partir de 1518. La richesse diamantifère de cette région fut très convoitée dès l'Empire moghol (1526). Le sultanat islamique des Qutb Shahi s'est éteint en 1687, lors de la conquête du Deccan par le sixième et dernier Grand Moghol Aurangzeb (1618-1707).
Les mines légendaires de Golconde firent ensuite la richesse des Nizams d'Hyderabad qui administrèrent la région de 1724 à 1950.
Durant plusieurs siècles, la citadelle de Golconde fut le centre névralgique du commerce du diamant : y étaient taillés, polis et vendus dans le "jardin des gemmes" les diamants provenant de mines alentours. Kollur (ou Gani ou Coulour), un peu plus à l'est de la forteresse, était la plus célèbre de ces mines mais d'autres gisements se trouvaient dans la région de Kurnool et plus au sud, autour de Cuddapah. Les gisements diamantifères indiens s'étendaient au-delà du Deccan, des mines avaient été creusées dans la région de Sambalpur, (aujourd’hui l’Orissa) et de Panna (aujourd’hui le Madhya Pradesh).
Nous rappellerons dans un premier temps quelques récits qui ont contribué à la connaissance et à la réputation des diamants de Golconde. Puis, avec l'aide de François Farges, Professeur au Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris et d'Aurélien Delaunay, Responsable de laboratoire et du service diamants du Laboratoire Français de Gemmologie, Paris (LFG), nous verrons les diamants de Golconde sous l'angle scientifique.
Un second article, qui sera publié pour l'ouverture de l'exposition, présentera quelques gemmes célèbres issues de ces gisements mythiques et retracera l'histoire de diamants spectaculaires appartenant à la Collection Al Thani.
Concernant les thématiques majeures de cette exposition, je me permets de vous renvoyer aux articles que j'avais écrits suite à la présentation d'une partie de cette collection au Victoria & Albert museum à Londres, durant l'hiver 2015-2016.
« Qui ne l'a pas vu ne pourrait le croire » : du mythe au récit.
Les diamants sont connus et appréciés de longue date en Inde. Le traité de l'Arthaçâstra de Kautilya, découvert en 1905, mais rédigé au IVème siècle avant J-C, fait mention du commerce qui existait autour des diamants dans l'Inde ancienne; ces derniers constituant déjà une source de revenus pour le Trésor Royal.
Par la suite, ont été diffusé en Europe plusieurs textes, contes ou récits de voyage, faisant part de l'existence de ces diamants et attestant de leurs échanges au cours des siècles. Ces récits ont grandement contribué à la légende qui entoure d'une aura magique les diamants de Golconde. En voici quelques extraits.
- Les Mille et Une Nuits
Dans les contes d'origine indienne - transmis par la Perse et recueillis par les Arabes -que constituent les Mille et une nuits, Sindbad le marin (second voyage) donne une des premières descriptions des merveilleux diamants que l'on trouve dans "la vallée des diamants "et que protègent des oiseaux gigantesques appelés "roc" (différentes orthographes possibles).
"Le lieu où le roc me laissa était une vallée très profonde, environnée de toutes parts de montagnes, si hautes qu’elles se perdaient dans la nue, et tellement escarpées qu’il n’y avait aucun chemin par où l’on y pût monter. (...) En marchant par cette vallée, je remarquai qu’elle était parsemée de diamants ; il y en avait d’une grosseur surprenante. Je pris beaucoup de plaisir à les regarder ; mais j’aperçus bientôt de loin des objets qui diminuèrent fort ce plaisir et que je ne pus voir sans effroi. C’était un grand nombre de serpents, si gros et si longs, qu’il n’y en avait pas un qui n’eût englouti un éléphant. Ils se retiraient, pendant le jour, dans leurs antres, où ils se cachaient à cause du roc, leur ennemi, et ils n’en sortaient que la nuit. (...) j’étais à peine assoupi que quelque chose, qui tomba près de moi avec grand bruit, me réveilla. C’était une grosse pièce de viande fraîche ; et dans le moment, j’en vis rouler plusieurs autres du haut du rocher, en différents endroits.
J’avais toujours tenu pour un conte fait à plaisir ce que j’avais entendu dire plusieurs fois à des matelots et à d’autres personnes touchant la vallée des diamants, et l’adresse dont se servaient quelques marchands pour en tirer ces pierres précieuses. Je connus bien qu’ils m’avaient dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée dans le temps que les aigles ont des petits ; ils découpent de la viande et la jettent par grosses pièces dans la vallée ; les diamants sur la pointe desquels elles tombent s’y attachent. Les aigles, qui sont, en ce pays-là, plus forts qu’ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande et les emportent dans leurs nids, au haut des rochers, pour servir de pâture à leurs aiglons. Alors les marchands, courant aux nids, obligent, par leurs cris, les aigles à s’éloigner, et prennent les diamants qu’ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils se servent de cette ruse parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de tirer les diamants de cette vallée, qui est un précipice dans lequel on ne saurait descendre (...)
Je commençai par amasser les plus gros diamants qui se présentèrent à mes yeux, et j’en remplis le sac de cuir qui m’avait servi à mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce de viande qui me parut la plus longue ; je l’attachai fortement autour de moi avec la toile de mon turban, et en cet état, je me couchai le ventre contre terre, la bourse de cuir attachée à ma ceinture, de manière qu’elle ne pouvait tomber.
Je ne fus pas plus tôt en cette situation que les aigles vinrent chacun se saisir d’une pièce de viande qu’ils emportèrent ; et un des plus puissants, m’ayant enlevé de même avec le morceau de viande dont j’étais enveloppé, me porta au haut de la montagne jusque dans son nid. Les marchands ne manquèrent point alors de crier pour épouvanter les aigles ; et lorsqu’ils les eurent obligés à quitter leur proie, un d’entre eux s’approcha de moi : mais il fut saisi de crainte quand il m’aperçut. Il se rassura pourtant ; et au lieu de s’informer par quelle aventure je me trouvais là, il commença à me quereller, en me demandant pourquoi je lui ravissais son bien. « Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d’humanité lorsque vous m’aurez mieux connu. Consolez-vous, ajoutai-je ; j’ai des diamants pour vous et pour moi plus que n’en peuvent avoir tous les autres marchands ensemble. S’ils en ont, ce n’est que par hasard ; mais j’ai choisi moi-même, au fond de la vallée, ceux que j’apporte dans cette bourse que vous voyez. » En disant cela, je la lui montrai. Je n’avais pas achevé de parler, que les autres marchands, qui m’aperçurent, s’attroupèrent autour de moi, fort étonnés de me voir, et j’augmentai leur surprise par le récit de mon histoire. Ils n’admirèrent pas tant le stratagème que j’avais imaginé pour me sauver que ma hardiesse à le tenter.
Ils m’emmenèrent au logement où ils demeuraient tous ensemble : et là, ayant ouvert ma bourse en leur présence, la grosseur de mes diamants les surprit, et ils m’avouèrent que, dans toutes les cours où ils avaient été, ils n’en avaient pas vu un qui en approchât. Je priai le marchand à qui appartenait le nid où j’avais été transporté (car chaque marchand avait le sien), d’en choisir pour sa part autant qu’il en voudrait. Il se contenta d’en prendre un seul, encore le prit-il des moins gros ; et comme je le pressais d’en recevoir d’autres sans craindre de me faire du tort : « Non, me dit-il ; je suis fort satisfait de celui-ci, qui est assez précieux pour m’épargner la peine de faire désormais d’autres voyages pour l’établissement de ma petite fortune."
Traduction Antoine Galland (1646-1715).
Cette légende de la vallée des diamants se retrouve dans le plus célèbre récit de voyage du Moyen-Age :
- Le devisement du monde dit aussi Le livre des merveilles de Marco Polo
Marco Polo (1254-1324) y relate, à mi-chemin entre réalité et imaginaire, l'essentiel des connaissances sur l'Orient qu'en avait l'Occident au XIVème siècle.
Dans le Livre III, au chapitre XXIX, "Du royaume de Mursili, où l’on trouve les diamants" l'auteur reprend la légende des oiseaux mythiques et des morceaux de viande fraîche que les hommes leur jettent pour récupérer les diamants. Et indique que les diamants provenaient de gisements secondaires, alluvionnaires : "On trouve en quelques montagnes de ce royaume-là des diamants : car lorsqu'il pleut les hommes vont aux endroits où les ruisseaux coulent des montagnes, et ils trouvent beaucoup de diamants dans le gravier".
- C'est principalement dans Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier en Turquie, en Perse et aux Indes, 1676, que l'on découvre l'essentiel sur les mines du royaume de Golconde au XVIIème siècle.
"Je puis dire que j'ai fait la planche aux autres, et que je fus le premier de l'Europe qui a ouvert le chemin aux Francs à ces mines, qui sont les seuls lieux de la terre où on trouve du diamant".
Voyageur au long cours, négociant - et fin connaisseur des pierres précieuses-, Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689) visita l'Inde à plusieurs reprises entre 1640 et 1666. C'est lui qui rapporta à Louis XIV après son sixième voyage (novembre 1663- décembre 1668), quarante-six diamants, dont le célèbre diamant bleu, et mille cent deux autres de petites tailles.
Dans le second livre, entre les chapitres XV et XVIII, le voyageur-narrateur raconte avec de nombreux détails les différentes méthodes de récupération des diamants (exploitation de galeries où le minerai doit être concassé et exploitation de gisements fluviaux où sables et graviers sont passés au tamis), le négoce et les conditions de vie des mineurs, il évoque aussi la façon dont les indiens observent un diamant, dans le noir avec une torche tandis que les occidentaux font l'étude d'un brut de jour. Autre différence importante aussi, la taille des pierres qui se fait souvent sur place, surtout si elle présente des glaces. Tavernier constate que la brillance n'est pas spécialement recherchée et que la technique est sur ce point moins efficace qu'en Europe. S'il mentionne quatre mines, il en visite trois en fait -la quatrième étant Bornéo où il ne se rend pas.
A Raolconda, une mine découverte alors depuis deux cents ans, il observe que se trouvent "les pierres les plus nettes et les plus blanches d'eau" ; à Gani ou Coulour (Kollur), mine exploitée depuis un siècle , il compte quelques 60 000 travailleurs, hommes, femmes et enfants ayant chacun des rôles bien définis. Cette mine produit une considérable quantité de pierres mais d'une qualité relative. Jean-Baptiste Tavernier présente la troisième mine, la plus ancienne de toutes, Soumelpour "dans le royaume du Bengale" au nord-est, où travaillent 8000 personnes de tout âge et de tout sexe. Il note qu'on y trouve des diamants belles pointes ou pointes naïves, c'est à dire des diamants dans leur habitus octaédrique mais rarement des pierres de grande taille.
Ces récits, qu'ils relèvent du conte ou de souvenirs de voyage, témoignent de l'engouement intemporel et universel pour le diamant : le diamant est décidément "la plus précieuse de toutes les pierres". Mais que dit la science de ces diamants de Golconde?
Du récit à la réalité scientifique
- Le point de vue du géologue
Les diamants de Golconde se sont formés, comme les autres diamants, dans le manteau terrestre à des distances d’au moins 140 km profondeur à hautes-pressions et à de hautes-températures, et ont été remontés à la surface grâce à des processus volcaniques singuliers. Ce sont des magmas de type kimberlitique ou lamproïtique, formés à de très grandes profondeurs, remontant rapidement à la surface de la Terre qui permettent la mise en surface de ces diamants.
Jusqu’à ce jour, la source des diamants alluviaux de Golconde n’a pas été trouvée. Cependant, au centre de l’Inde dans la région de Panna, des roches volcaniques porteuses de diamants, ont été identifiées depuis le début du XIX ème siècle : le conduit diamantifère de Majhgawan représente à présent près de 99% de la production en diamants de l’Inde. Ces roches volcaniques sont plus proches des lamproïtes que des kimberlites. Elles seraient remontées rapidement à la surface de la Terre, au Protérozoïque, il y a 1,5 milliards d’années. À l’époque, l’Inde faisait partie d’un super-continent appelé Rodinia.
Selon le Professeur François Farges, à l'exception du gisement de Panna, les gisements d’origine ont disparu avec l’érosion. Il ne reste pour l’essentiel que des dykes de lamproïtes éparpillés ici ou là. C'est ce phénomène d'érosion qui explique qu'on ait trouvé une forte quantité de diamants dans les gisements alluviaux de la rivière Khrisna au bord de laquelle se trouvent les mines de la région de Golconde.
Les bruts trouvés étaient souvent de forme arrondie "comme des galets", ou aplatie - mais ceci n'est pas dû à l'érosion mais au fait que les cristaux ont été fortement corrodés par le magma qui les a remontés.
- Le point de vue du gemmologue
Les scientifiques classent les diamants selon deux "types" principaux, type I et type II, selon qu'ils contiennent, ou pas, des atomes d'azote en remplacement d'atomes de carbone dans leur structure atomique. Cette différenciation est établie grâce aux techniques de spectrométrie infra-rouge et de transparence aux rayonnement ultraviolet court (254 nm).
Dans les diamants de type II, qui nous intéressent tout particulièrement, il n’y a pas d’azote détecté en spectrométrie infrarouge, c'est-à-dire que ce sont des diamants d'une grande pureté chimique, avec une structure atomique parfaite. Le type II se subdivise en deux groupes : les diamants de type IIa, très rares, (seulement 0,8% des diamants appartiennent à ce groupe) et sont généralement incolores, bruns ou roses. Les diamant de type IIb (contenant du bore) sont extrêmement rares (estimés à 0,1% de la production de la mine Premier en Afrique du Sud qui produit le plus de ce type de diamants) et voient leur couleur varier du bleu au gris bleu.
La plupart des diamants de Golconde appartiennent à ce type IIa. On parle "d'eau caractéristique" pour les diamants de ce type, qui sont très purs et d'un éclat sub-métallique. Aurélien Delaunay, Responsable de laboratoire et du service diamants du Laboratoire Français de Gemmologie, Paris (LFG) explique que les plus beaux diamants peuvent avoir une couleur surpassant l’étalon D. Les plus beaux « Golconde » seraient en quelque sorte définissables comme des « super D ».
Les « Golconde » peuvent présenter des glaces, des clivages, et quelques inclusions de sulfures -mais il est facile de tailler autour des rares inclusions de sulfures. D'ailleurs, récemment, le magazine Science (Vol 354, Issue 6318, 16. XII. 2016) révélait que l’analyse de ces inclusions a permis de mettre à jour que les gros diamants de type IIa se seraient formés à des profondeurs bien plus grandes que les autres diamants, au minimum 360 km de profondeur !
Les types IIa sont-ils tous alors des diamants provenant de Golconde?
Non! On associe, voire on confond bien souvent, mais à tort, Golconde et type IIa. Sont ainsi souvent assimilés à des diamants de Golconde, d'autres très beaux diamants de type IIa, mais qui proviennent du Brésil, ou bien d'Afrique du Sud ou bien encore du Lesotho.
Par extension commerciale, dans certaines ventes aux enchères ou en boutique, les types IIa sont appelés "diamants de Golconde". Les limites de cette attribution touchent alors à leur fin, et le terme, galvaudé, perd son sens et sa valeur.
Une définition?
Pour le LFG, un diamant de "type Golconde" est un diamant de type IIa, de couleur D-E-F et de pureté pur à VVS, (very very small inclusion(s)). En plus de ces caractéristiques, les seuls diamants pouvant obtenir cette appellation au LFG sont des diamants importants (supérieur à 5 ct) et de taille ancienne (petite table, hauteur de couronne importante, colette ouverte).
Si et seulement si votre diamant possède toutes ces caractéristiques, alors vous pourrez repartir avec une lettre annexe au rapport d'identification de la pierre, mentionnant que votre diamant est de "type Golconde".
Sources, lecture et informations complémentaires
Site du conteur André Lemelin "tous les contes"
Carl Ritter Géographie générale comparée (Die Erdkunde), (vol. IV, 2nde partie, p. 343, 1836)
Hofmeester Karin, « Les diamants, de la mine à la bague : pour une histoire globale du travail au moyen d'un article de luxe », Le Mouvement Social, 4/2012 (n° 241), p. 85-108.
Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier,... : qu'il a fait en Turquie, en Perse, et aux Indes.... [Vol. 2], Tavernier, Jean-Baptiste (1605-1689)
Éditeur : G. Clouzier et C. Barbin (Paris) . Date d'édition : 1676
Le diamant bleu de François Farges et Thierry Piantanida, Ed.Michel Lafon, 2010.
Science 16 Dec 2016
Vol. 354, Issue 6318, pp. 1403-1405
DOI: 10.1126/science.aal1303
"Large gem diamonds from metallic liquid in Earth’s deep mantle"
Evan M. Smith
Conférence du Laboratoire Français de Gemmologie.
"Les Diamants de Golconde"
Par Capucine JUNCKER, gemmologue
Annabelle HERREWEGHE - gemmologue au Laboratoire Français de Gemmologie
Aurélien DELAUNAY - responsable du Pôle Diamant au Laboratoire Français de Gemmologie
Jeudi 21 septembre 2017 à 18 heures - 58 rue du Louvre, 75002 Paris.
Retrouvez également notre article issu de la conférence "Les diamants de Golconde" dans La Revue Française de Gemmologie, numéro 202. Décembre 2017. pages 22-23-24-25-26.
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Visuel de "une" : "Le diamant d'Agra", 28.15 carats, couleur "naturel fancy intense pink". L 1,8 cm; l 1,7 cm; D 1 cm.
@The Al Thani Collection 2015. All rights reserved. Crédit photo : Prudence Cuming.
Des Maharajahs aux stars hollywoodiennes : A.V. Shinde
Pour clore le cycle des bijoux indiens du XVIème au XXème siècle, il sera question d'un très grand dessinateur de joaillerie indien, A.V Shinde. Il travailla à Bombay dans les années 1940 et 1950 - principalement pour une clientèle de Maharajahs - puis devint à partir des années 1960 le principal créateur de bijoux de la maison Harry Winston à New York.
Son nom demeure peu connu du grand public, pourtant il a - comme tant de dessinateurs continuent aujourd'hui à le faire anonymement voire secrètement - contribué à donner ses lettres de noblesse à la maison de joaillerie Harry Winston.
Reema Keswani, une créatrice d'origine indienne a eu le privilège d'interviewer ce Maître régulièrement pendant trois ans. Elle a tiré de ses entretiens un livre paru chez Assouline sous le titre Les bijoux de Shinde, qui raconte la vie extraordinaire et pourtant difficile de cet homme, depuis son enfance dans une famille très modeste jusqu'aux lumières d'Hollywood. Il n'y a pas lieu de détailler ici la biographie que le livre expose parfaitement : je ne retiendrai que quelques dates majeures favorisant une bonne compréhension du style et de l'art de Shinde.
Portrait d'un créateur indien
Ambaji Venkateshwara Shinde est né le 22 décembre 1917 sur la côte ouest de l'Inde, à Mapusa (près de Goa). Son talent de dessinateur s'est révélé précocement et il a eu la chance de pouvoir étudier à la J.J School of Art de Bombay, une des meilleures écoles de la ville à l'époque, dont il est sorti en 1937 avec un diplôme de "créateur de tissus".
Les hasards de la vie (ou plutôt la destinée, puisque nous sommes en Inde), ont permis à Shinde de trouver un premier travail non pas dans l'univers du textile, mais dans l'une des principales bijouteries de Bombay, la Narauttan Bhau Jhaveri. C'est là que Shinde a appris les techniques de fabrication et les mécanismes joailliers. Ses croquis, gouaches et aquarelles révèlent ce sens aigu de la précision qu'on acquiert auprès d'artisans.
En 1938, Shinde a dessiné les bijoux pour le couronnement du Maharajah de Baroda. C'est encore l'âge d'or des Maharajahs, et les dessins de Shinde traduisent l'opulence et le goût de l'ornementation si typiquement indiens.
En 1941, il suit le gérant du magasin lorsqu'il ouvre sa propre boutique, nommée Nanubhai. Elle deviendra rapidement la joaillerie attitrée de la cour.
Shinde affirme son style dans la sérénité de ces années. La création pour lui est profondément liée à la vocation spirituelle. Deux expériences ont particulièrement marqué sa vie professionnelle en Inde. La première, lorsqu'en 1946 il orne de plus de 1200 diamants le sari de la Begum Aga Khan à l'occasion du jubilé de diamants. La seconde, quand il créé des boucles d'oreilles pour une divinité du temple de Tirupati, aujourd'hui le deuxième lieu saint le plus visité et le plus riche au monde après le Vatican. Shinde dira avoir éprouvé dans les deux cas un profond sentiment de complétude.
La seconde guerre mondiale est un bouleversement. Mais c'est surtout l'Indépendance proclamée en 1947 qui crée un contexte d'instabilité politique et économique. Les activités joaillières s'en trouvent fortement perturbées. Les Maharajahs se mettent alors à vendre une grande partie de leurs bijoux. Les pièces cérémonielles et les parures ostentatoires sont les premières concernées. Leur vente doit permettre aux Maharajahs de maintenir leur train de vie, très affecté par ces vicissitudes historiques. Bientôt, le marché indien compte plus de gemmes que n'en produisent les mines. De nombreux joailliers occidentaux en profitent pour venir s'approvisionner en pierres précieuses. C'est le cas en particulier d'Harry Winston.
A partir de cette seconde moitié de siècle, Shinde fait évoluer son style. Il décide de rajeunir les formes indiennes traditionnelles. Les bijoux qu'il dessine s'allègent, car leurs propriétaires n'ont plus besoin d'afficher leur pouvoir par des pierres lourdes. Les montures se font donc plus discrètes et plus délicates.
Shinde rencontre Monsieur Winston chez Nanubhai en 1955. Cinq ans plus tard, à 43 ans, il quitte l'Inde pour la première fois et commence une nouvelle vie au sein de la maison Harry Winston. En 1966, il sera nommé principal créateur de ses bijoux dans le monde (à gauche du visuel ci-dessus, mais malheureusement ici illisible, la lettre datée du 10 juin 1966 d'Harry Winston à A.V Shinde le nommant à ce poste). Son intégration au sein de la maison Winston ne se déroule pas sans heurts. Il éprouve des difficultés à obtenir son visa et doit rester deux ans à Genève, loin des siens. Puis, à son arrivée à New-York, le directeur artistique de l'époque, Nevdon Koumrian, se montre ouvertement hostile. Ce conflit se résorbera avec les années et Koumrian recommandera Shinde pour lui succéder.
De 1966 à 2000, Shinde est le créateur en chef des bijoux Harry Winston monde. Il ne cessera d'y prouver cette capacité à évoluer qui semble être sa marque de fabrique. Chez Harry Winston, Shinde découvre un nouveau sens des proportions, il s'adapte à un style qui utilise le moins de métal possible et intègre l'idée que dans ses nouvelles créations, les pierres doivent être comme "suspendues en l'air". On est loin des premières créations, encore imprégnées de l'art ornemental indien.
Chez Harry Winston, Shinde a l'occasion de travailler sur des pièces spectaculaires : il utilise des pierres parmi les plus rares comme le diamant de 50,67 carats appelé "l'Etoile du désert", ou le "Star of Independance", un sublime diamant piriforme de 75,52 carats. Shinde eut même à dessiner des parures avec des pierres historiques comme les diamants d'Indore qu'il a remontés en collier en 1976.
Mais c'est surtout pour ses motifs de bouquets et de guirlandes que Shinde est connu. Ces motifs sont du reste devenus une des principales caractéristiques du style Harry Winston,
Pendant la seconde partie de sa vie, il se fait une clientèle parmi les têtes couronnées. La Reine d'Angleterre est une de ses fidèles. Il se constitue aussi une clientèle internationale de gens fortunés. Les stars hollywoodiennes raffolent de son style aérien. En 1999, par exemple, Gwyneth Paltrow portait un collier créé par Shinde pour recevoir son Oscar.
Même s'il a toujours fui les honneurs publics, Shinde jouit d'une très grande reconnaissance auprès des gens du métier et des clients avisés. Il suscite toujours l'admiration de ses pairs pour sa profonde compréhension de la façon de monter et agencer les pierres, ainsi que pour la beauté de ses dessins.
A.V. Shinde est décédé à New-York en avril 2003. Il a fait don de plus de 5000 croquis à la bibliothèque du GIA afin de participer à la formation des futurs créateurs de bijoux.
Interview de Reema Keswani, biographe autorisée de Shinde
Capucine J : Lorsque Monsieur Shinde a commencé à travailler en 1937, ses créations étaient de signature "indiennes" : des bijoux aux formes indiennes traditionnelles, avec le symbolisme des parures anciennes. Quelles en étaient les caractéristiques? Le poids des bijoux, les tailles importantes des pierres?
Reema Keswani : Shinde a été influencé par les temples et les fables mythologiques de son enfance passée à Mapusa, dans la région de Goa. En outre, chaque Etat indien a un style et un goût propres à sa géographie, à sa langue et à sa culture. Shinde s'est appuyé sur ces influences régionales pour créer des bijoux capables de parler à la population locale à travers à la symbolique des pierres précieuses, ou la référence à la flore et la faune locales. En conséquence, il a été recherché comme "joaillier de la cour" par de nombreux États indiens royaux, ainsi que par des chefs d'Etat internationaux comme l'Empereur d'Ethiopie, et par diverses cours du Moyen-Orient.
Capucine J : L'année 1947 marque l'Indépendance de l'Empire des Indes et sa partitions en deux Etats, c'est aussi la fin de l'âge d'or des Maharajahs. Y a t-il une évolution notoire du style de Monsieur Shinde? Un changement de clientèle?
Reema Keswani : Shinde a certainement été influencé par le style dominant en Europe parce qu'à l'époque son employeur ramenait les catalogues des maisons de joaillerie européennes telles Boucheron, Van Cleef & Arpels et Cartier. C'était le premier contact de Shinde avec la création joaillière occidentale, et nous commençons à voir son style incorporer ces nouvelles influences. En outre, les clients de ses employeurs étaient également en train de changer. Avant cela, ses employeurs géraient essentiellement le marché intérieur indien, en lui-même déjà un vaste répertoire de styles avec des conceptions très différentes entre l'Inde du Nord et celle du Sud. (Rappelez-vous, la tradition indienne de l'ornement reste la plus ancienne du monde.) Ses créations ont également été recherchées par les acheteurs du Moyen-Orient. Un certain nombre de marchands de perles et de commerçants des États du Golfe Persique commandaient des bijoux pour leurs clients par le biais de Shinde et d'autres bijoutiers indiens locaux.
Capucine J : En 1962/64 puis surtout à partir de 1966, Shinde s'installe définitivement à New-York pour travailler chez Harry Winston.
A t-il conservé une identité indienne dans ses créations?
S'est-il adapté totalement à de nouvelles demandes?
Je crois que les motifs bouquets et guirlandes sont sa signature chez Harry Winston, en voyez-vous une autre?
Reema Keswani : Parce qu'il est né et a grandi en Inde, nous ne pouvons pas écarter l'influence de son enfance et de son éducation sur son travail. Cependant, Shinde a réussi une transition en douceur de l'opulence ornementale du style indien traditionnel vers l'esthétique plus affinée, plus moderne, qui caractérise le monde occidental de la deuxième moitié du XXème siècle.
Capucine J : Peut-on définir une ligne directrice dans les créations sophistiquées de Monsieur Shinde durant ses six décennies d'activité?
Qu'est-ce qui serait "la patte" de celui qu'on nomme "un des plus grands joailliers du XXème siècle?"
Reema Keswani : Pour le dire simplement, A.V. Shinde savait distiller l'opulence de la tradition des ornements indiens royaux dans cette brillance glacée qui est la pierre angulaire de l'héritage de Harry Winston. On ne saurait sous-estimer son influence sur le style joaillier du XXème siècle. Ses dessins restent iconiques et légendaires. On constate son influence dans les dessins de beaucoup de "hauts joailliers" contemporains. Je suis ici, dans mon bureau, et je regarde un collier de rubis et diamants réalisé par Shinde en 1952. Aujourd'hui, ce collier ne semblerait déplacé dans aucune des vitrines de joailliers des plus grandes capitales du monde. Tels sont la signature et le legs de Shinde : une élégance intemporelle qui a su et saura toujours durer.
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Pour aller plus loin
Reema Keswani
GOLCONDA
55 West 47th Street, Suite 980
New York, NY 10036
www.golcondajewelry.com
Shinde Jewels, Reema Keswani, Assouline
Les bijoux de Shinde, Edition française.
Harry Winston, written by Harry Winston, Foreword by Andre Leon Talley. Edition Rizzoli
Vente aux enchères : Christie's, Important jewels, vente 17284, Londres, 27 novembre 2019.
Visuel de "une" : Collier d'émeraudes et de diamants Harry Winston.
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Influence de l'Inde sur les créations européennes : hier et aujourd'hui
Tout au long de la fin du XIXème siècle et durant les premières décennies du XXème siècle, l'influence de l'Europe sur la joaillerie indienne a été très forte, comme l'attestent les spectaculaires créations occidentales réalisées à l'attention des Maharajahs. Ces commandes ont donné un nouveau souffle à la création européenne. A partir des années 1910, l'exotisme indien devient très à la mode.
Dans ces années-là, les grandes maisons de joaillerie européennes se mettent à leur tour à "interpréter" l'Inde - tout comme l'Inde avait auparavant interprété l'Europe. Les bijoux alors créés reprennent à leur compte les traits décoratifs de la joaillerie indienne traditionnelle : émail, mélange de gemmes multicolores, pierres gravées et superpositions de rang de perles et de pierres montées.
La genèse du goût des Européens pour l'Orient en général et l'Inde en particulier mérite qu'on s'y arrête.
visuel de "une" : Gem-Set, Diamond and Enamel 'Tutti Frutti' Bracelet, Cartier, estimate $600-800,000. Online Auction: 24–28 April 2020 • Sotheby's • New York. Vendu $1,340,000, ce bracelet détient désormais le record pour un bijou vendu aux enchères en ligne !
L'Age d'or des Maharajahs
Dans notre imaginaire occidental, le mot même de Maharajah est synonyme de faste, de grandeur et de démesure, voire de caprices!
L'émergence de cette figure historique et les fortunes considérables qu'amassèrent les Maharajahs marquent un moment fascinant dans l'histoire et l'esthétique du bijou. Elles correspondent à des conditions sociales et culturelles bien précises sur lesquelles il convient de s'arrêter un moment, sans quoi les parures des maisons de joaillerie de la place Vendôme que nous examinerons au chapitre suivant resteront difficiles à situer.
"De l'Empire Moghol à l'Empire Britannique"
L'essor des Maharajahs correspond à l'essor de l'Empire britannique des Indes. Celui-ci s'est imposé progressivement à partir de 1760, d'abord à la faveur du développement des échanges commerciaux, puis en tirant avantage de la déliquescence de l'Empire moghol pour établir un pouvoir politique. L'East India Company, fondée en 1600, est le bras commercial, politique, militaire de la conquête britannique.
Le XVIIIème siècle est marqué par le délitement du pouvoir central moghol et des descendants du grand Shah Jahan (commanditaire du Taj Mahal) : les conflits régionaux se multiplient, la menace extérieure se précise (les Perses saccagent Delhi en 1739), se manifestant par plus de dix invasions étrangères en un siècle. Plus grave, les Marathes, tribu hindouiste opposée aux Moghols, étendent leur pouvoir avec l'aide de la France. Les Maharajahs remettent leur sort entre les mains des Anglais. S'engage alors une succession de guerres et de batailles conclues par la défaite finale des Marathes devant les Anglais, à Pune en 1819.
Dès l'origine, l'East India Company (Compagnie britanniques des Indes orientales) a fondé son pouvoir sur les princes locaux régnant sur de petits royaumes indépendants. En échange du maintien de leur statut et de leur rang, ces souverains - les Maharajahs - acceptaient de céder aux Britanniques la réalité du pouvoir politique et commercial. L'Empire britannique assume les dépenses militaires, et les princes n'ont plus qu'à se soucier de garantir les symboles de leur pouvoir. Grâce aux économies réalisées sur les dépenses militaires et à la munificence des Britanniques, les Maharajahs accumulent des fortunes considérables. Mieux : ils prennent goût pour le mode de vie à l'occidentale. C'est ainsi que l'on vit le Nawab d'Arcot, Muhammad Ali Wallajah (fin du XVIIème siècle), recevoir ses sujets dans un palais décoré comme une mansion londonienne. Un autre prince, Toloji Raje, décora ses salons de portraits de George III. Tout y était : lustres, trumeaux, horloges, gravures, lampes, couverts en argents, piano, meubles venus d'Angleterre, mais aussi les moeurs alimentaires - thé, biscuits, crudités. L'anglomanie semblait à son comble.
La révolte des Cipayes éclata en 1857 pour contester la puissance britannique. Elle passe pour le premier épisode de la guerre d'indépendance de l'Inde. Elle éclata au sein même de l'armée de la Compagnie des Indes, le terme de "cipaye" désignant les soldats hindous ou musulmans de cette armée. La répression fut féroce - on parle de dix millions de morts indiens - et s'acheva en 1859. L'écrasement de la révolte amena l'Angleterre à renforcer sa mainmise sur le pays. Le dernier empereur moghol fut exilé. La Compagnie des Indes fut dissoute et l'Inde rattachée directement à la Couronne britannique. Un Vice-Roi des Indes est désigné (en 1877, la Reine Victoria se proclamera même Impératrice des Indes). L'Inde est divisée en provinces. L'armée est réorganisée. Mais en même temps, les leçons de la révolte sont tirées : les spoliations diminuent, la liberté religieuse augmente. Commence alors la période dite du Raj britannique, qui durera jusqu'à l'indépendance en 1947.
Dans cette nouvelle organisation, les "rajas" (rois) prennent une place essentielle de relais de la puissance britannique dans les provinces. Ils sont honorés tout particulièrement : on leur octroie des armoiries de l'Empire britannique, on les convie aux festivités royales, par exemple au couronnement de Victoria à Delhi, on les admet dans les ordres de chevalerie britannique, on les décore (l'Etoile des Indes est créée en 1861), une Chambre des Princes est créée en 1920, etc. Les "rajas" sont même souvent dénommés "Maharajas" (grands rois), ce qui ne va pas sans leur donner des idées de grandeur - il fallut édicter une loi pour leur interdire le port d'une couronne ! En 1947, lors de l'indépendance, on dénombrait 562 Etats princiers, dont une grande partie n'excédait pas 10km2...
L'anglomanie galopante devint alors un mode de vie général. Influencés par des précepteurs britanniques, les familles princières s'européanisèrent à grande vitesse, depuis les vêtements jusqu'aux sports pratiqués (cricket) en passant par l'architecture. On envoyait ses enfants à Oxford et Cambridge. Les Maharajahs devinrent ainsi des clients de marque pour les grandes maisons de luxe européennes.
Dans un premier temps, les fournisseurs vinrent massivement en Inde présenter leurs créations - Cartier, Boucheron, Baccarat, Louis Vuitton, et plus tard Rolls Royce, se plièrent à l'exercice. Par la suite se développa une habitude qui devait faire le profit des grandes maisons européennes : le voyage en Europe.
Le voyage, d'abord effectué sur invitation du gouvernement pour les jubilés royaux, devint un rituel organisé sous les auspices de l'agence T.Cooks & Sons. Certes, l'audience accordée par la reine Victoria restait le clou du voyage, mais la visite des capitales, des musées, voire de la campagne anglaise, occupèrent une place grandissante. La visite chez les grands tailleurs et les grands joailliers fit rapidement figure d'incontournable. Les fortunes dépensées par les Maharajahs dans les magasins et dans les plus grandes maisons leur valurent une réputation qui bientôt les précéda. Sans doute la maison Christofle frémit-elle encore de la commande d'un lit en argent massif incrusté passée en 1882 par le Nawab (souverain d'une province musulmane) de Bahawalpur.
Au tournant du siècle, les Britanniques commencèrent à voir d'un mauvais œil les dépenses mirobolantes des Maharajahs, les dettes qu'ils contractaient, le désintérêt qu'ils manifestaient pour leur administration - et ils imposèrent que le gouvernement donne sa permission à de telles excursions. Cette sévérité n'empêcha nullement le glissement graduel vers l'indépendance, proclamée en 1947, et qui devait marquer la fin des Maharajahs.
Ainsi, pendant les quelques décennies de la deuxième moitié du XIXème siècle et jusqu'en 1947, la figure mythique, fascinante, romanesque du Maharajah aura émergé dans un halo fantasmatique avant de s'évanouir dans les détours de l'Histoire.
Fastes occidentaux de Maharajahs, créations européennes pour l'Inde princière, Amin Jaffer, Citadelles et Mazenod, 2007.
Deux articles :
Les Maharajahs d'hier et d'aujourd'hui, par A.J Guérin, avril 2014.
Les Maharadjas: des fastes d'hier à la réalité d'aujourd'hui, Dandy magazine, avril 2014.
Vue de l’exposition « Les derniers Maharajas » présentée à la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent. © Luc Castel, 2010
"Kundan" et "Art de l'émail" : deux techniques artisanales traditionnelles
Le caractère somptueux des bijoux indiens tient à un double travail : l'agencement des pierres précieuses d'un côté du bijou et l'art de l'émail et des couleurs de l'autre côté.
Ces deux techniques joaillières combinées sur un même bijou s'appellent Kundan et émaillage. Elles sont présentes que le bijou date de l'époque moghole ou de l'Inde moderne. Côté face, on voit les gemmes serties selon la technique kundan et, au revers, les émaux multicolores.
Paire de bracelets. Or, rubis, perles et diamants, revers émaillé. Jaïpur 1775-1825. D. 7,2 cm chaque. Collection Al Thani. Tous droits réservés.
Les joyaux de l'Inde sous l'Empire Moghol
La dynastie des Moghols a gouverné la majeure partie du sous-continent indien à partir du XVIème siècle jusqu'au milieu du XIXème siècle, avec un essoufflement marqué dès le début du XVIIIème siècle. Sous les règnes des trois souverains, Bâbur (1526-1530) fondateur de l'empire Moghol, Humâyûn (1530-1556) et Akbar (1556-1605), les Etats islamiques indiens s'unissent progressivement et parviennent à étendre leur domination à la presque totalité du sous-continent au XVIIème siècle. Cela grâce à un trésor public et une administration bien gérés, à un rituel de cour visant à en imposer aux factions et à une politique d'ouverture vis-à-vis des élites non musulmanes. Le persan, en raison de la culture iranienne à laquelle appartenait les dirigeants, devient la langue officielle de la cour et de l'administration.
Le faste est le maître-mot des XVIème et XVIIème siècles. Il se caractérise par un registre décoratif exubérant. Les plantes et les fleurs prédominent dans les motifs ornementaux de l'Inde Moghole et imprègnent tous les arts de la cour : arts du textile, arts du livre, architecture et arts décoratifs, et bien sûr la joaillerie.
Bague d'homme en or, sertie de diamants de Golconde et en son centre d'un rubis.Cette bague a probablement été réalisée pour un sultan ou un prince du Deccan. XVIIème-XVIIIème siècle, Deccan, Inde. Courtesy of Ms Samina Khanyari.
Les gemmes du Trésor royal des souverains Moghols
Le Trésor royal des Empereurs Moghols des XVIème et XVIIème siècles comprenait des pierres précieuses de tailles spectaculaires. Les pierres venaient du sous-continent indien, d'autres d'aussi loin que d'Amérique du Sud. La plupart étaient échangées sur les marchés de Goa, le comptoir Portugais sur la côte Ouest de l'Inde.
Dans le monde islamique, l'important pour une pierre est davantage sa couleur et sa grosseur que sa pureté. Les gemmes du Trésor Moghol étaient classées selon trois groupes distincts :
Les spinelles étaient les plus prisés, en particulier ceux de teinte rose foncé et transparents en provenance du Badakhshan (région maintenant divisée entre le Tadjikistan et l'Afghanistan).
Cette place éminente accordée aux spinelles contraste avec les anciennes traditions de gemmologie du sous-continent indien ainsi qu'avec la nôtre. Les spinelles font partie des gemmes dynastiques mogholes que les souverains se transmettaient de génération en génération. Leur couleur même était associée au pouvoir (le rouge étant la couleur impériale). Les plus beaux spinelles étaient gravés du nom et du titre des souverains Moghols selon la coutume Timuride. Les gemmes en forme de galet étaient percées pour être enfilées en colliers. Elles étaient aussi montées pour être portées sur des turbans ou des bracelets d'épaules voir en amulettes sur le bras.
Venaient ensuite les diamants, les émeraudes, les rubis et les saphirs, suivis par les perles formant une classe à part entière.
L'Inde était le producteur principal de diamants dans le monde jusqu'au XVIIIème siècle. La pureté et la taille des légendaires diamants issus des des mines de Golconde étaient très renommées.
Dans les anciennes traditions indiennes de gemmologie, une hiérarchie des pierres les plus précieuses avait été établie. Ces neuf gemmes étaient associées aux astres et aux planètes ainsi le rubis au soleil, le diamant à Vénus, le saphir à saturne... Le diamant était classé premier dans cette hiérarchie.Venaient ensuite la perle, le rubis, le saphir et l'émeraude. Ces cinq gemmes formant le groupe des "Maharatnani". Un second groupe rassemblait les quatre autres gemmes majeures de la culture hindoue : les "Uparatnani ", à savoir le zircon, la topaze, "l'œil de chat"(chrysobéryl) et le corail.
Bien qu'ils les eussent moins considérés que les spinelles, les empereurs Moghols collectionnaient avec passion les diamants. Leurs lapidaires les polissaient de manière à leur conserver le plus de poids possible, ce qui signifie que les tailles - même si elles pouvaient être sophistiquées - étaient très différentes de celles pratiquées en Occident. Les pierres plus importantes étaient taillées à fond plat, sans culasse, avec une table pour facette principale et quelques autres petites facettes autour. Ce qu'en Inde on appelle "polki diamonds" et en Europe la taille rose ou "rose cut". Lorsque ces diamants taillés irrégulièrement, selon la tradition Moghole, parvenaient en Europe, ils étaient généralement aussitôt retaillés (cf article sur les Diamants de la Couronne de Louis XIV et de Louis XV) pour leur donner plus de brillance et de symétrie.
La découverte des mines d'émeraudes de Colombie date des conquistadors espagnols du XVIème siècle (auparavant les émeraudes provenaient d'Egypte puis d'Autriche).
Lors de sa conquête du Mexique, Hernan Cortés reçut du roi des Aztèques Moctezuma de magnifiques émeraudes qu'il rapporta en Espagne. Ce fut Gonzalo Jimenez de Quesada qui, en 1537, fit la conquête de la Colombie et découvrit les mines de Chivor (émeraudes aux inclusions de pyrite caractéristiques). Les mines de Muzo furent découvertes une trentaine d'années plus tard.
La grande richesse des mines colombiennes a entraîné une surabondance d'émeraudes en Europe, déclenchant un commerce florissant de ces pierres au Moyen-Orient et en Inde. Les souverains Moghols appréciaient énormément ces gemmes et ont encouragé les ateliers de taille et de joaillerie. En Inde, les émeraudes étaient le plus souvent gravées et non pas facettées en raison de la forme hexagonale originale du béryl et des inclusions fréquentes dites "jardins" de l'émeraude. Aussi, le motif floral gravé représente le style instauré à la cour de l’empereur Shah Jahan au milieu du XVIIème siècle.
Les saphirs étaient très appréciés à la cour Moghole ainsi que dans les sultanats islamiques du Deccan, alors que les Indiens pensaient que cette couleur pouvait porter malchance et arboraient peu de saphirs. Ou bien, ils les portaient associés à d'autres gemmes pouvant atténuer les propriétés néfastes du saphir. Les rubis, de la même famille que les saphirs (corindons) seront évoqués longuement dans les pages suivantes sur les Maharajahs c'est pourquoi j'en parle peu ici - d'autant que la pierre précieuse rouge préférée des Moghols était le spinelle!
Les perles sont très présentes dans la joaillerie Moghole. Associées avec les spinelles et les émeraudes, et portées en colliers, elles symbolisaient la royauté.
En Inde, elles sont vénérées depuis des millénaires comme des êtres saints en relation avec les dieux du panthéon hindou. Hans Nadelhoffer rappelle que les perles sont mentionnées dans les poèmes épiques Ramayana et Mahabharata . "Il n'existe pas un seul Indien qui ne considère pas comme son devoir sacré le fait de ne pas percer au moins une perle le jour de son mariage". La science des pierres précieuses, Caire et Dufie, 1933.
Le jade (précieux : jadéite, plus commun : néphrite) fait partie des pierres utilisées dans l'art Moghol. Rare à cette époque, il était surtout approprié pour fabriquer des poignées d'armes d'apparat, manches de dague ou bien encore des bols et des coupes traversés de fils d'or composant des motifs floraux stylisés et sertis de pierres précieuses. On le trouve peu dans la joaillerie si ce n'est pour les bagues de pouce réservées aux souverains. On prêtait au jade de nombreuses vertus : la principale était qu'il favorisait les victoires militaires. On considérait également qu'il protégeait des poisons. Mais il reste surtout la pierre sacrée des Chinois.
L'apogée de l'Empire Moghol au XVIIème siècle ou le Trésor du monde
L'apogée de l'Empire Moghol au XVIIème siècle a lieu sous les règnes de Jahangir (1605-1627), de Shah Jahan (1627-1658) et d'Aurangzeb (1658-1707).
L'abondance spectaculaire de richesses a frappé les voyageurs et les ambassadeurs qui, à partir du XVIIème siècle surtout, pénétrèrent en Inde. Marthe Bernus-Taylor dans son article sur l'Orient islamique rappelle ce mot de Sir Thomas Roe, l'envoyé du futur Charles Ier d'Angleterre à la cour de Jahangir déclarant qu'en fait de joyaux, ce souverain détenait à ses yeux "le Trésor du monde".
Shah Jahan est généralement présenté comme le "grand Moghol " par excellence, celui qui encouragea tous les arts. C'est lui qui fit édifier le Taj Mahal à Agra entre 1631 et 1648, en l'honneur de sa défunte épouse préférée, Mumtaz Mahal. Ce mausolée se caractérise par la richesse des décors floraux de marbre blanc incrusté de vingt-huit types de pierres ornementales polychromes : du jaspe, du jade, de l'onyx, du corail, de la cornaline et de l'agate, et du lapis-lazuli, de la calcédoine... composent les motifs de marqueterie du marbre.
Le Taj Mahal est une perfection de l'architecture indo-islamique dont François Bernier, médecin français qui exerça sous le règne du dernier des grands Moghols Aurangzeb, laissera une description émerveillée dans le récit de ses voyages : Un libertin dans l’Inde Moghole, les voyages de François Bernier (1656-1669). Cet ouvrage est un témoignage précieux sur l'Inde Moghole et sur la tragique succession qui ensanglanta l'empire musulman de l'Inde.
C'est aussi à cette époque, entre 1628 et 1635, que fut réalisé le mythique Trône du Paon avec les pierres précieuses du Trésor. Ce trône se trouvait dans la salle d'audience publique de la nouvelle capitale impériale Delhi (1638) et servit un siècle durant aux souverains Moghols avant d'être rapporté en 1738 en Iran, en tant que trésor de guerre, par Nader Shah. C'est là qu'il fut détruit lors de l’assassinat de ce dernier en 1747.
Jean-Baptiste Tavernier aventurier voyageur et grand négociant en diamants et objets précieux (c'est lui qui a rapporté le Diamant Bleu de la Couronne de Louis XIV) raconte ses mémoires de voyage d'Orient jusqu'en Inde dans Les six voyages, 1676.
Il a laissé une description extrêmement détaillée du Trône du Paon qui correspond aux représentations illustrées sur les miniatures du temps :
"Le Grand Moghol a sept trônes magnifiques, les uns tout couverts de diamans, les autres de rubis, d'émeraudes et de perles. Le grand trône que l'on dresse dans la salle de la première Cour est à peu près de la forme de la grandeur de nos lits de camps, c'est-à-dire d'environ six pieds de long et quatre de large. Sur les quatre pieds (...) sont posées les quatre barres qui soutiennent le fond du trône (...). Tout est revêtu d'or émaillé et enrichi de quantité de diamans, de rubis et d'émeraudes. Au milieu de chaque barre on voit un gros rubis balet cabouchon avec quatre émeraudes autour qui forment une croix quarrée.
Puis souvent de costé et d'autre le long des barres se voient d'autres semblables croix, disposées de manière que dans l'une le rubis est au milieu et autour quatre émeraudes, et dans l'autre émeraude est au milieu et quatre rubis balets autour. Les émeraudes sont taillées en table et les places qui sont entre les rubis et les émeraudes sont couvertes de diamans dont les plus grands ne passent pas dix ou douze carats, toutes pierres de montre et qui sont fort plates. Il y a aussi en quelques endroits des perles enchâssées dans l'or et à l'un des costez de la longueur du trône il y a quatre marches pour y monter. (...)
Toutes ces pièces de même que les coussins et les marches, tant de ce trône que des autres six sont toutes couvertes de pierreries qui assortissent celles dont chacun de ses trônes est enrichi.
Je fis compte de gros rubis balets qui sont autour du grand trône et il y en a environ cent huit tous cabouchons dont le moindre pèse cent carats : mais il y en a qui apparemment pèsent deux cents et au-delà. Pour ce qui est des émeraudes elles sont d'assez bonne couleur, mais il y en a de bien glaceuses, la plus grande pouvant être d'environ soixante carats et la moindre de trente. J'en contay jusqu'à près de cent soixante et ainsi il y en a plus que de rubis.
Le fond du ciel est tout couvert de diamans et de perles, avec une frange de perles tout autour et au-dessus du ciel qui est fait en voûte à quatre pans, on voit un Paon qui a la queue relevée faite de saphirs bleus et autres pierres de couleur -le corps émaillé avec quelques pierreries et ayant un gros rubis au devant de l'estomac, d'où pend une perle en poire de cinquante carats ou environ dont l'eau est jaunâtre. Des deux costez du Paon il y a un gros bouquet de la hauteur de cet oyseau, fait de plusieurs sortes de fleurs d'or émaillé avec quelques pierreries. Du costé du trône qui regarde la Cour il y a un joyaux à jour, où il pend un diamant de quatre-vingt à quatre-vingt-dix carats avec des rubis et émeraudes autour et quand le Roy est assis il a ce joyaux droit à sa vue. Mais ce qu'il y a , à mon avis de plus riche dans ce magnifique trône, est que les douze colonnes qui soutiennent le ciel sont entourées de beaux rangs de perles qui sont rondes et de belle eau et peuvent peser la pièce depuis six jusques à dix carats."
Bibliographie :
Cornaline et pierres précieuses. La Méditerranée, de l'Antiquité à l'Islam, la Documentation fançaise, 1999. Musée du Louvre, Paris, 1999.
Bejewelled Treasures, the Al-Thani collection, V&A Publishing, 2015
Cover image : Portrait of the Mughal Emperor Shah Jahan on the Peacock Throne. Attributed to Govardhan India. Mughal period, painting dated c. 1044 AH (c. 1635 CE); borders c. 1054 AH (c. 1645 CE). Ink, opaque watercolour and gold on paper with small pearls. MS.45.2007. MIA Qatar