Logotypes et citations patrimoniales
Par Emilie Bérard et Marion Mouchard
Dans le contexte de récession économique ouvrant la décennie, la classe active affiche son pouvoir de consommation au travers d’une bijouterie siglée, parfois à outrance, et de modèles reconnaissables et donc aisément attribuables à une marque de luxe.
Si, dans le cas de cette clientèle, le but est de revendiquer son appartenance à un groupe socio-économique par un conformisme des apparences, en ce qui concerne les maisons de joaillerie, l’objectif est au contraire de se singulariser. Ainsi Cartier qui adopte pour ses publicités le slogan : « L’art d’être unique ».
A- Les bijoux à logotypes
Pour la première fois, le logotype1 ou logo des marques de luxe, jusqu’alors réservé à la publicité, devient un ornement à part entière tant pour le bijou que pour le vêtement, comme on l’observe par exemple chez Moschino, Chanel ou encore Versace.
Cette quête identitaire est avivée par l’explosion de la contrefaçon2 contre laquelle les gérants de grandes maisons de joaillerie tentent de lutter. La plupart se contentent de les traquer et de les racheter pour les détruire. Alain Dominique Perrin, président de Cartier, souhaite mettre à profit cette situation pourtant désavantageuse. La montre Tank est alors l’un des modèles joailliers les plus copiés. Il s’emploie à mener de vastes campagnes de collecte de montres contrefaites puis à organiser publiquement leur destruction par un rouleau compresseur, mise en scène diffusée, qui plus est, en France au journal de 13h3. Alain Dominique Perrin va jusqu’à confier quelques exemplaires de fausses montres au sculpteur César pour concevoir une Compression qu’il installe ostensiblement sur son bureau de la boutique Cartier, rue de la Paix. Par là même, la marque affiche un double succès : elle détourne l’impact négatif des contrefaçons en démontrant que leur nombre n’est que le reflet du succès de leurs créations, et suscite d’autant plus le besoin en transformant des campagnes de répression en véritables coups publicitaires.
En somme, le phénomène des bijoux à logotypes apparaît dès le début des années 1970 dans la production de maisons de joaillerie expérimentant une crise à la fois économique et identitaire. Il trouve cependant tout son épanouissement au cours de la décennie suivante.
La maison Bulgari
Ainsi, dès 1975, la maison Bulgari développe une édition limitée de montres numériques portant l’inscription « BVLGARI ROMA » destinée aux cent meilleurs clients de la marque à l’occasion des fêtes de Noël. À partir de ce bijou promotionnel, Bulgari crée la montre BVLGARI BVLGARI. Ce modèle, conçu en 1977, se distingue par la présence du logotype de la maison gravé sur sa lunette pour seul ornement.
Inventé en 1934, le logo se caractérise par une typographie latine, en capitales romaines. Sa disposition, suivant le pourtour de la montre, évoque les inscriptions numismatiques. À l’image de la collection Monete de 1966, la montre BVLGARI BVLGARI contribue à ancrer l’identité de la maison de joaillerie dans l’héritage de l’Antiquité.
L’exemplaire ici illustré présente une chaîne tubogas bichrome en or jaune et blanc, caractéristique des orientations matérielles de la bijouterie à la fin des années 1970 et au début des années 1980.
Bulgari, Montre BVLGARI Roma, vers 1975, or, chanvre naturel et cuir, Rome, Collection patrimoniale Bulgari.
Bulgari, Montre-bracelet BVLGARI BVLGARI, vers 1980, or jaune et or blanc, Rome, Collection patrimoniale Bulgari.
Photographie de la montre-bracelet BVLGARI BVLGARI parue dans Vogue Paris, octobre 1987.
Modèle portant la montre-bracelet BVLGARI BVLGARI, Vogue Paris, février 1982.
Lambert Wilson portant la montre-bracelet BVLGARI BVLGARI et Cyrielle Claire portant une parure en acier et or jaune Bulgari, Vogue Paris, juin-juillet 1983.
Photographie de Gianni, Paolo et Nicola Bulgari publiée dans Vogue Paris, novembre 1981.
Photographie de la boutique Bulgari 27, avenue Montaigne à Paris publiée dans Vogue Paris, novembre 1980.
La maison Van Cleef & Arpels
Si Van Cleef & Arpels réalise depuis 1933 de multiples dépôts de marque pour des monogrammes4, la maison fait pleinement usage de son logotype dans les créations comme reconnaissance visuelle à partir des années 1970. La maison sigle « VCA » des accessoires, tels des fermoirs de sac et des boucles de ceinture, ainsi que ses lignes horlogères, et ce jusqu’au début des années 1990.
L’un des modèles emblématiques est la montre Sport Collection 22, déposée en 1983. Elle est dotée d’un bracelet articulé en acier et d’un cadran en or jaune surmonté du monogramme VCA. Les trois lettres superposées, caractérisées par leur stylisation géométrique, sont la redite d’un chiffre employé sur une Minaudière dès 1936. Ainsi, cette montre diversifie la création horlogère en revenant à l’identité visuelle de Van Cleef & Arpels des années 1930.
Dépôt de marque d’un monogramme pour des articles d’horlogerie bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, maroquinerie et articles pour fumeurs, 31 janvier 1933, Archives Van Cleef & Arpels.
Dépôt de marque d’un monogramme pour des articles d’horlogerie bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, maroquinerie et articles pour fumeurs, 10 décembre 1962, Archives Van Cleef & Arpels.
Robert Couallier, Visuel publicitaire pour Van Cleef & Arpels, La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, 1928.
Dépôt de modèle d’une montre, 1973, Archives Van Cleef & Arpels.
Publicité Van Cleef & Arpels, 1987, Archives Van Cleef & Arpels.
La maison Cartier
Cartier, enfin, excelle dans la création de bijoux à logotype au cours des années 1980.
Si les deux C entrelacés ou affrontés – motif issu du monogramme néo-XVIIIe ornant les écrins Cartier – sont utilisés par la maison avant cette date, ce chiffre est l’une des composantes du renouvellement connu par la marque à partir de 1973, porté par l’introduction de l’offre des Must. Ainsi, une décennie plus tard, il orne créations joaillières, horlogères, accessoires et maroquineries.
Bague, Cartier, 1985. Or jaune, or rose, or blanc, Cette bague est souvent dénommée Ressort. Nils Herrmann, Collection Cartier © Cartier
Bracelet, Cartier, 1990. Or tressé, diamants taille brillant. Ce bracelet, souvent dénommé Neptune, a été lancé en 1988. Nils Herrmann, Collection Cartier © Cartier
Modèle portant un bracelet les Must orné de deux C à ses extrémités, Vogue Paris, février 1979.
Publicité pour la maroquinerie Les Must de Cartier, 1983. Les Ateliers ABC © Cartier
Photographie de la boutique Cartier 12, avenue Montaigne à Paris publiée dans Vogue Paris, novembre 1980. La porte est ornée du monogramme de la maison.
Pierre Le-Tan, Dessin de la boutique Cartier 12, avenue Montaigne à Paris, publié dans Vogue Paris, octobre 1987.
B- La citation patrimoniale : le retour aux sources des maisons de joaillerie
Parallèlement aux bijoux ornés de logotypes, une autre expression de l’identité des maisons de joaillerie passe par des citations de créations passées, devenues personnifications de la marque à laquelle elles sont associées.
La réédition d’icônes est à mettre en regard avec l’enrichissement des collections patrimoniales de ces maisons : à partir du début des années 1970, Jacques Arpels débute une politique de rachat afin de constituer la collection Van Cleef & Arpels. Il en va de même pour Cartier, sous l’impulsion décisive d’Éric Nussbaum. Cette forme de patrimonialisation fait écho à l’affirmation identitaire des acteurs de l’industrie du luxe au cours des années 1980, qui trouvent dans leur passé, légitimité et prestige. Ces valeurs sont recherchées par une clientèle achetant les bijoux portant leur marque.
Les années 1980 voient l’apogée d’une « nouvelle économie culturelle 5 » : non seulement la culture devient un secteur économique de poids et est donc l’objet de stratégies d’investissement, mais elle permet aussi de stimuler d’autres secteurs de l’économie. Ce sont, dans le même temps, les prémices du mécénat culturel d’entreprise : Alain Dominique Perrin inaugure ainsi en 1984 la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain. Les expositions patrimoniales et les monographies dédiées à l’histoire des grandes maisons de joaillerie se multiplient au cours de la décennie : Van Cleef & Arpels se raconte sous la plume de Sylvie Raulet en 1986 6 tandis que L’Art de Cartier s’expose au Petit Palais en 1989. Les publicités et articles de presse abondent pour relier la construction de ce nouveau patrimoine à la stratégie commerciale des maisons, à l’instar de Chaumet qui célèbre « 200 ans d’histoire 7 ».
« Grand cocktail au Pavillon Gabriel où l’on fêtait le bi-centenaire de Chaumet ». À droite, Jacques et Pierre Chaumet. Vogue Paris, novembre 1980.
Le motif de la panthère, icône de la maison Cartier depuis le début du XXe siècle, continue de marquer le répertoire stylistique de la maison au cours des années 1980. Le pelage tacheté noir et blanc ainsi que la silhouette du fauve vont offrir de nombreuses déclinaisons, que ce soit pour des motifs d’oreilles, des clips, des colliers, des bracelets, des bagues et pour l’horlogerie. En 1988, la Maison lance la collection Égypte qui comprend notamment une manchette en or jaune et blanc. Reprenant la forme des pectoraux égyptiens, cette création se compose de deux frises de panthères superposées en position de marche, réinterprétation des bas-reliefs antiques. Par là même, la maison renouvelle son emblème et créé une nouvelle icône.
« Collier à broche panthère détachable, pavé de 1 600 brillants et d’onyx, monté sur or gris et platine. Cartier. » Vogue Paris, septembre 1986.
Collier rigide avec broche Panthère, Cartier Paris, 1988. Platine, or blanc, diamants, saphirs, émeraudes, onyx. Marian Gérard, Collection Cartier © Cartier
Publicité pour des boucles d’oreilles tigre et panthère de Haute Joaillerie Cartier, 1988. Les Ateliers ABC © Cartier
Hunter Reno photographiée par Albert Watson, portant des créoles Panthère de Cartier, couverture de Vogue Paris, avril 1984.
Parure « Tigre », Cartier Paris, 1986-1987. Or jaune, diamants blancs et « fancy intense yellow », émeraudes, onyx. Nils Herrmann, Collection Cartier © Cartier.
Bracelet à motif panthères, Cartier, 1997. Or jaune, or blanc. Ce bracelet, souvent dénommé Pharaon, fait partie de la collection Égypte lancée en 1988. Nils Herrmann, Collection Cartier © Cartier
Réinterprétation de la broche Cercle commercialisée par Van Cleef & Arpels à partir de 1930, les bijoux Magique, imaginés en 1988, contribuent au regard rétrospectif porté par la maison sur ses propres créations durant cette décennie.
Réalisés en or jaune, les broches et motifs d’oreilles Magique présentent un décor godronné, parfois rehaussé de diamants. À l’instar du modèle des années 1930, le clip Magique peut être porté de multiples manières : « Il se fixe sagement sur le drapé d’une robe ou le revers d’un tailleur. Puis on le découvre subitement jouant les fermoirs sur une pochette du soir 8 ». « La femme qui le porte peut donner libre cours à sa fantaisie, [à] son imagination 9 ». À la différence de l’original, cette réédition est réalisée grâce à la technique de la fonte, ce qui permet d’éditer en grand nombre un même modèle.
Ainsi, de pièce unique dans les années 1930, le Cercle devient près de cinquante ans plus tard, un bijou reproductible, donc moins onéreux, à destination de la boutique.
Clip Magique, 1988, or jaune, Paris, Collection Van Cleef & Arpels.
Article consacré à « La dernière surprise de Van Cleef & Arpels : un « Cercle Magique » », Madame Figaro, 1988, Paris, Archives Van Cleef & Arpels.
Publicité Van Cleef & Arpels illustrant le clip Cercle Magique, 1988, Archives Van Cleef & Arpels.
Phénomène touchant une grande partie des maisons de joaillerie à partir des années 1970, le bijou siglé est, pour celui qui le porte, une affirmation de son identité et de son appartenance sociale.
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1 Dit aussi logo, apocope de logotype. Initiales, mots ou symboles qui singularisent une marque.
2 Pierre Zapalski, « La contrefaçon : une activité en expansion », L’Aurore, 22 avril 1980, n.p.
3 « Destruction montres », TF1 13h, 14 octobre 1981, Paris, INA (cote : CAA8101395201).
4 Un premier dépôt (n°203862), en date de 1933, est renouvelé en 1948 (n°423560). Un second monogramme, celui utilisé pour la montre Sport Collection 22, est déposé en 1962 (n°196259). L’idée d’un monogramme « VCA » se retrouve développée dès 1928 dans une illustration commerciale créée par Robert Couallier [Fig. 10].
5 François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2008, p. 329-330.
6 Sylvie Raulet, Van Cleef & Arpels, Paris, Éditions du Regard, 1986
7 Catalogue commercial Chaumet, 1980, Paris, Bibliothèque Forney (cote : CC252 1980A).
8 Article anonyme intitulé « La dernière surprise de Van Cleef & Arpels : un « Cercle Magique » » publié dans Madame Figaro, 1988, Paris, Archives Van Cleef & Arpels.
9 Ibid.
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Émilie Bérard est titulaire d’un master d’histoire et d’histoire de l’art de l’université de Grenoble-II et de l’Université de Salamanque, et d’un diplôme de gemmologie du Gemological Institute of America. Pendant dix ans, elle a été responsable du patrimoine chez le joaillier Mellerio International. Elle a contribué à plusieurs publications, dont l’ouvrage collectif Mellerio, le joaillier du Second Empire (2016). Elle a rejoint Van Cleef & Arpels en 2017 en tant que responsable des archives et est actuellement responsable de la collection patrimoniale.
Marion Mouchard est titulaire d’un master en histoire de l’art et archéologie de l’université Paris IV-Sorbonne. Elle a écrit deux mémoires sur le joaillier Pierre Sterlé (1905-1978) et sur le créateur et fabricant de montres et de bijoux Verger (1896-1945). Doctorante en histoire de l’art au Centre André-Chastel, elle prépare une thèse sur le bijou archéologique dans la seconde moitié du XXe siècle.
Les auteurs remercient pour leur aide, leurs relectures et leur confiance :
Cartier :
Violette Petit
César Imbert
Gaëlle Naegellen
Bulgari :
Gislain Aucremanne
Van Cleef & Arpels
Sibylle Gallardo-Jammes
Alexandrine Maviel-Sonet
Visuel de « une » : Bulgari, Montre BVLGARI Roma, vers 1975, or, chanvre naturel et cuir, Rome, Collection patrimoniale Bulgari.
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