Entretiens
L'émeraude : état de l'art par Gaston Giuliani
Émeraudes, tout un monde ! publié aux Editions du Piat est le plus vaste panorama jamais édité sur cette pierre de légende.
L'ouvrage est né de la volonté de Gaston Giuliani, chercheur émérite à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), d'établir la synthèse la plus exhaustive possible des connaissances actuelles sur l'émeraude. Quatre-vingt-six auteurs d'horizons variés (auxquels il m'a offert le privilège de me joindre) se sont réunis sous sa direction pour contribuer à cette somme.
A l'occasion du lancement de cet ouvrage collectif, Gaston Giuliani offre aux lecteurs de Property of a Lady une leçon magistrale sur l'émeraude. Rappelons brièvement le parcours professionnel de ce scientifique.
Gaston Giuliani a étudié la géologie à l’Université de Nancy de 1973 à 1982, année où il a obtenu son doctorat de 3èmecycle sur l’étude de minéralisations à tungstène. En 1985, il fut recruté avec le statut de chercheur à l’ORSTOM, rebaptisé en 1998 l’Institut de recherche pour le développement (IRD). En 1997, il a soutenu une deuxième thèse à l’Université de Nancy pour obtenir l’habilitation à diriger des recherches et encadrer des doctorants. En 1999, Gaston Giuliani est devenu directeur de recherche, position qu'il a conservée jusqu’en 2020, année où il a obtenu l’éméritat à l’IRD et l’Université de Lorraine.
Il est également membre de l’unité mixte de recherche Géosciences Environnement de Toulouse (Université Paul Sabatier) et du Centre de Recherches Pétrographiques et Géochimiques de Nancy (Université de Lorraine).
Ses recherches ont été réalisées dans le cadre de coopérations scientifiques internationales et en multi-partenariats avec des universités. Elles ont abouti à plus de deux-cent-soixante-dix publications - dont un article dans la revue Science - et à la formation de doctorants français et étrangers.
- Gaston Giuliani, vous êtes reconnu pour votre recherche sur "la géologie des gemmes (émeraude, rubis, saphir) dans différents environnements géologiques". Pouvez-vous nous dire à quoi correspond ce champ d'expertise ?
Mes recherches, menées en équipe depuis 1980, ont été consacrées à l'étude sur le terrain et au laboratoire des concentrations minérales non renouvelables. Elles concernent la circulation de fluides, les processus d'altération hydrothermale (transformations chimique et minéralogique) des roches, l'âge, l'origine et la nature des fluides minéralisateurs dans la croûte terrestre, les traceurs géochimiques et isotopiques des minéraux appliqués à la genèse des gisements métallifères et gemmifères.
Les thèmes choisis ont permis de contribuer à la connaissance du cycle géochimique de certains métaux, comme par exemple l'or et le béryllium (constituant fondamental de l’émeraude), dans les domaines magmatique, métamorphique et sédimentaire, mais aussi de contribuer au développement minier et de répondre aux problèmes pratiques posés par la prospection minière et artisanale.
Ces thèmes de recherche ont été réalisés avec des partenaires universitaires des pays du Sud et du Nord et en étroite collaboration avec les Services Géologiques des Ministères des Mines et de l'Energie et/ou des sociétés minières nationales ou privées de différents pays.
La recherche a permis de proposer des modèles de genèse des gisements et de leur prospection pour (i) les gisements d'émeraude du Brésil, de Colombie, du Canada, d’Afghanistan, du Pakistan et autres pays producteurs, (ii) les gisements de rubis associés aux marbres d'Asie centrale et du sud-est , (iii) les xénocristaux de rubis et de saphirs remontés par les basaltes alcalins continentaux, (iv) les gisements de grenat vert, variété tsavorite, dans la ceinture métamorphique mozambicaine de Madagascar, de Tanzanie, du Kenya et de l’Antarctique, (v) les concentrations à spinelles rouges à rosés associés aux marbres de l’Asie du sud-est et de l'Afrique de l'Est, (vi) les gisements de grenats démantoïdes verts qui se localisent dans deux environnements contrastés, qui sont soit des roches métamorphisées issues du manteau, soit des granites alcalins recoupant des calcaires.
- Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l'émeraude ?
Les thèmes de recherche développés dans le cadre de mes affectations scientifiques à l’IRD, qu'elles aient été de longue durée comme au Brésil, à Salvador de Bahia puis à Brasilia entre 1986 et 1991, ou de courte durée comme en Colombie (missions de 1988 à 1998), m’ont offert une première approche de l’émeraude. Cette recherche a permis la réalisation de grands projets internationaux à multi-partenariats menés notamment sur la genèse des gisements du Brésil et de la Colombie.
Ces études menées en Amérique du Sud ont fait l’objet de dix années intensives de recherches avec les partenaires colombiens et brésiliens et mes collaborateurs aux Universités de Nancy et Toulouse. Ces années ont été marquées par la soutenance de mastères et de doctorats, et par l’élaboration d’un nouveau modèle génétique pour la formation des gisements colombiens. La genèse de ces gisements, exploités depuis l’époque précolombienne jusqu’à nos jours et réputés pour l’excellente qualité de leurs émeraudes, est unique au monde. En effet, elle ne fait pas appel à la présence de granites qui sont généralement indispensables à la formation de l'émeraude.
- Vous aviez déjà participé à un livre sur l'émeraude il y a près de 25 ans. Quelles raisons ont motivé ce nouvel ouvrage ? De nouvelles problématiques liées à l’émeraude ont-elles émergé ces deux dernières décennies ?
La période de recherche active sur les gisements d’émeraude entre 1985 et 1998 a été soulignée par de nombreuses publications et l’édition d’un ouvrage intitulé L'émeraude, connaissances actuelles et prospectives (1998) publié en co-partenariat avec l'ORSTOM, le CNRS et l'Association Française de Gemmologie (AFG). Ce premier livre, écrit en français, a établi une synthèse mondiale sur les gisements d’émeraude.
Fort de mon expérience de terrain et en laboratoire via les projets de recherches menés par l'IRD avec les différents partenaires du Sud (Colombie, Brésil, Vietnam, Pakistan, Madagascar, Tanzanie, Kenya) et les données analytiques obtenues sur cette pierre avec différents laboratoires du Nord (France, Canada, Royaume-Uni, Suisse), je souhaitais la réalisation d’un nouvel ouvrage basé sur l’état de l’art pour cette gemme exceptionnelle et historique.
Émeraudes, tout un monde ! permet de découvrir l'histoire géologique de l'émeraude ainsi que les problématiques humaines, écologiques, sociales et géopolitiques reliées à cette pierre précieuse mentionnée dès Pline l'Ancien.
Cet ouvrage est né grâce à la collaboration toujours aussi efficace de quelques anciens partenaires scientifiques rattachés aux Universités et services géologiques des différents pays avec lesquels l'IRD et les Universités de Lorraine et Paul Sabatier ont collaboré et formé des étudiants depuis plus de 30 ans. D'autres partenaires scientifiques privés et industriels (gemmologie, joaillerie, histoire de l’art, muséologie) ont accepté également de participer activement à cette nouvelle aventure multidisciplinaire. Il faut ajouter la volonté et l'appui sans faille de l'éditeur qui s'est engagé dès le début pleinement dans l'aventure.
Divisé en soixante-six chapitres, ce travail fondamental propose aux lecteurs de découvrir l’histoire des jardins secrets de l’émeraude depuis sa formation à sa jusqu’à sa mise en valeur par le joaillier. Dans ce livre, richement illustré par plus de 1500 photographies, cartes, plans et graphiques, l’émeraude dévoile ses plus beaux atours !
- Il est étonnant de constater, qu'indépendamment des gisements déjà connus, voire épuisés, l’on continue d'en découvrir de nouveaux aujourd'hui. Les mineurs extraient ainsi des émeraudes en Asie, en Europe, en Amérique du Sud et en Afrique. Pouvez-vous nous décrire les types d'environnement dans lesquels se forment ces gisements d'émeraude ?
Les gisements primaires peuvent être divisés en trois sous-types :
- Le type environnement magmatique où les gisements sont associés à la présence de granites (source du béryllium de l'émeraude) et de filons de pegmatites, d'aplites et de quartz qui recoupent des roches du manteau métamorphisées (basaltes, péridotites qui sont les sources du chrome et vanadium). Ces gisements se rencontrent entre autres en Zambie, Russie, à Madagascar et au Brésil.
- Le type environnement sédimentaire comme en Colombie où les gisements se localisent dans des séries d’argilites noires riches en matière carbonée, sources du béryllium, chrome et vanadium du bassin sédimentaire de la Cordillère orientale.
- Le type environnement métamorphique où des fluides circulent dans des failles en recoupant soit des schistes et des grès argileux, soit des calcaires métamorphiques (Vallée du Panjshir, Afghanistan), soit des roches du manteau métamorphisées (Santa Terezinha de Goias, Brésil).
Par ailleurs, des gisements non-économiques (sans valeur commerciale sur le marché) décrits en Australie (Poona), Autriche (Habachtal) ou en Egypte (Djebels Sikaït, Zabara et Umm Kabo) sont signalés dans des niveaux de la croûte terrestre plus profonds que ceux rencontrés en Afghanistan ou au Brésil.
- Ces trois types d'environnement définissent-ils des qualités d'émeraude ?
Naturellement, le type de gisement conditionne la qualité des émeraudes. Par exemple, pour les gisements de type environnement magmatique, 10% au maximum est de qualité gemme tandis que pour le type colombien en environnement sédimentaire 80% de la production est de qualité gemme.
L’émeraude colombienne se forme dans des géodes de calcite, et les cristaux n’incorporent pas d’une manière générale la gangue environnante ; l’émeraude brésilienne au contraire pousse dans une roche issue de l’interaction fluide-roche, et incorpore énormément d’inclusions comme les micas et les amphiboles.
- L'exploitation de leurs mines diffèrent-elles ?
Dans les exploitations artisanales, les techniques d’exploitation ne changent pas depuis le XXème siècle et l’utilisation de la dynamite, sans contrôle de sa puissance, endommage toujours les cristaux.
Dans les exploitations modernes comme en Zambie à Kafubu, l’exploitation à ciel ouvert sous la forme d’immenses carrières permet de séparer plus facilement de grands panneaux de roches où se situent les émeraudes lesquelles sont ainsi extraites sans grand dommage.
- Avez-vous parfois eu des surprises lors d'observations de terrain ?
Souvent ! En Colombie notamment, on peut trouver énormément de curiosités minéralogiques comme des gastéropodes dont la coquille en aragonite a été transformée en émeraude. J'ai eu la chance d'étudier ces spécimens avec des collègues : unique au monde ! Ou encore des émeraudes « vasos » qui sont de véritables verres miniatures pour l’heure de l’apéritif !
- Il y a une vingtaine d’années, vous aviez fait une importante découverte scientifique qui permettait d'identifier l'origine des émeraudes et de distinguer les naturelles de celles traitées ou synthétiques. Cette découverte, via l'analyse des isotopes stables de l'oxygène (élément majeur de l'émeraude) est-elle devenue pratique courante aujourd'hui dans les laboratoires ?
Absolument pas !
L'analyse des isotopes stables de l'oxygène est totalement ignorée. Pourtant, combinée avec d'autres techniques de routine, comme la caractérisation des remplissages et de la morphologie des cavités d'inclusions fluides piégées par l'émeraude, cette analyse est d'une efficacité redoutable pour identifier l'origine géographique.
Les sondes ioniques peuvent être également utilisées pour la caractérisation de l'origine géographique des tsavorites et des spinelles rouges associés aux marbres notamment ceux de Kuh-i-Lal au Tadjikistan. Ces derniers possèdent une signature isotopique en oxygène qui est unique.
- Quelles sont à vos yeux les découvertes les plus marquantes de ces dernières années ?
J'en vois trois principales.
La première découverte scientifique a trait à la formation des gisements et au rôle des évaporites (roches chimiques salines) dans la formation des gemmes métamorphiques (émeraude de Colombie, rubis et spinelle des marbres, grenat tsavorite et autres gemmes). C'est-à-dire que la présence d'évaporites dans les roches sédimentaires est un facteur essentiel lors d'une élévation de la pression et de la température (métamorphisme), car les sels fondus jouent un rôle fondamental dans la mobilisation des éléments indispensables à la formation de ces gemmes.
Les inclusions minérales et les fluides piégés par les gemmes issues du métamorphisme de roches de plate-formes carbonatées continentales sont des marqueurs précieux pour la compréhension de la formation de ces minéraux. Les indicateurs minéraux et fluides mettent en évidence la contribution majeure des évaporites par leur dissolution ou leur fusion au cours du métamorphisme. Les phases fluides, que ce soient les saumures à forte salinité circulant dans un milieu ouvert et à forte interaction fluide-roche ou les sels fondus présents dans un milieu fermé et à faible mobilité fluide, mobilisent les éléments indispensables présents dans les roches à la formation de l'émeraude, du rubis, du grenat tsavorite, de la tanzanite et du lapis-lazuli. À température élevée, les anions SO4--, NO3-, BO3-et F-issus des évaporites et les minéraux associés qui sont de puissants fondants, abaissent les températures des liquides ioniques chlorurés et fluorés, assurent le transport localisé de l'aluminium, du silicium et des métaux à l'origine de ces gemmes qui cristallisent au sein d'une phase liquide. Ainsi, ces gemmes soulignent l'importance du métamorphisme des évaporites et invitent les géologues à ne pas négliger l'importance de ce type particulier de roche.
La deuxième découverte concerne l’importance industrielle et économique des gisements : la Zambie est devenue un des plus grands producteurs mondiaux. Une particularité des gisements de la région de Kafubu est que la majorité de l’activité minière est réalisée en carrières à ciel ouvert.
La mine Kagem, avec ses 12 millions de tonnes de roches extraites par an et sa production annuelle d’environ 36 millions de carats d’émeraudes et de béryl, se présente comme une rareté emblématique dans l’industrie des pierres de couleur. Par ailleurs, la mine détient l’une des plus grandes flottes de machines minières de toute l’industrie des gemmes colorées et avec ses 40 millions de dollars US de dépenses annuelles d’exploitation, cette opération se place par son importance structurelle bien au-dessus des autres exploitations minières de pierres de couleur (Pardieu et al., 2022, Émeraudes, tout un monde !).
La troisième découverte est liée à la recherche fondamentale en gemmologie : l’analyse gemmologique des émeraudes est capitale pour les distinguer des imitations et synthèses, pour identifier leurs traitements et enfin pour déterminer leur provenance géographique.
Depuis deux décennies, la recherche et les critères utilisés pour attribuer une valeur à une émeraude ont énormément changé dans les laboratoires d’expertise. Les analyses de l’émeraude sont obtenues par l’utilisation de différentes techniques analytiques notamment la microscopie, la spectroscopie d’absorption (de l’ultraviolet jusqu’à l’infrarouge), la luminescence (imagerie et spectroscopie), la spectroscopie de diffusion Raman et enfin, l’analyse chimique en utilisant différentes techniques de grande précision et reproductibilité comme par exemple la spectroscopie sur plasma induit par laser et la spectrométrie de masse à plasma induit par couplage inductif par ablation au laser.
Par ailleurs, il est bon de se rappeler que la majorité des émeraudes est traitée et que les émeraudes de grande qualité non-traitées sont extrêmement rares.
Aussi, il est critique pour les laboratoires d’expertise d’identifier le traitement et de déterminer la nature de la substance présente dans les fissures et de caractériser son effet sur l’apparence de la pierre (Notari et al., 2022 ; Émeraudes, tout un monde !). Désormais, tous les laboratoires possédant de l’expérience dans ce domaine fournissent un travail de qualité et des rapports fiables, au bénéfice du consommateur.
- La recherche fondamentale est parvenue à un haut degré de connaissance sur l'émeraude. Y-a-t-il encore des recherches à approfondir ? A-t-on fait le tour de cette pierre précieuse ?
La recherche est en marche perpétuelle et la découverte de nouveaux types de gisements pose à chaque fois de nouvelles questions et problématiques sur leur genèse et leur origine géologique et/ou géographique.
Par ailleurs, l’amélioration de la performance des instruments analytiques permet de contribuer à une meilleure connaissance de la composition chimique (les éléments traces entre autres) des émeraudes tout comme l’utilisation de nouveaux géochronomètres pour obtenir des âges in situ sur les minéraux inclus dans les émeraudes.
On ne fait jamais le tour de l'émeraude ! C’est infini, mais il faut savoir ce que l’on recherche !
- Y-a-t-il des progrès que vous souhaiteriez voir s’enclencher, se réaliser dans les années à venir ?
Trois me semblent particulièrement nécessaires.
- L’utilisation rationnelle de protocoles de terrain pour l’étude des gisements. Par exemple, ne pas étudier un échantillon sans connaître réellement la nature de sa roche-mère et de son contexte tectonique.
- Utiliser le protocole d’échantillonnage des émeraudes et autres gemmes suivant la classification proposée par le gemmologue de terrain Vincent Pardieu. C'est-à-dire créer une banque de données suivant une codification caractérisant le type d'échantillon (le lieu où il a été recueilli, par qui, quand, dans quelles conditions). (Pardieu et al., 2022, Émeraudes, tout un monde !).
- La caractérisation systématique des inclusions fluides primaires et secondaires piégées par les émeraudes (morphologie, remplissage, composition des fluides, distribution, nature des micro-solides piégés dans les cavités). Ces inclusions fluides sont si différentes d’un gisement à un autre ! (Fristch et al., 2022, Émeraudes, tout un monde !). J’ai effectué une très grande partie de ce travail qui n'a pas été publié mais l'expérience montre que la caractérisation systématique des inclusions fluides primaires et secondaires des émeraudes, associée aux compositions isotopiques de l’oxygène, sont de puissants marqueurs d’origine géographique.
- Peut-on conclure avec une définition actualisée de l'émeraude ?
Je conserve la définition proposée par Schwarz et Schmetzer en 2002 : l’émeraude est la variété chromifère et/ou vanadifère du béryl.
Un minéral est par définition une espèce chimique solide ou fluide. Ainsi, l’émeraude est un silicate constitué majoritairement d'oxygène, de silicium, d'aluminium et de béryllium. Sa couleur verte est due à des traces de chrome et/ou de vanadium qui remplacent l’aluminium dans la structure du minéral.
***
Collectif sous la direction de Gaston Giuliani (2022), Les éditions du Piat
448 pages
Format : 24 x 31 cm
860 photos d’émeraudes
300 photos de paysages et documents anciens
140 cartes
160 dessins, graphiques et tableaux
Reliure rigide, finition haute de gamme, ouvrage en Français.
55 euros
Veuillez cliquer sur ce lien pour commander Émeraudes, tout un monde !
Visuel de "une" : Perle d'émeraude sculptée en forme de goutte de 82,08 carats.
(25,40 x 17,55 x 27,20 mm). Milieu à fin du XVIIe siècle
AGL, 2019, rapport n°. 1100309 : 82,08 carats, Colombie, amélioration de la pureté insignifiante, type traditionnel.
Christie's, New York, vente du 19 juin 2019 "Maharajas & Mughal Magnificence", lot 223.
Copyright Christie’s Images.
Pierres gravées. Camées, intailles et bagues de la Collection Guy Ladrière
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Entretien avec Guy Ladrière, le Prince des anneaux
Rencontre Quai Voltaire avec Guy Ladrière pour un entretien à propos de sa collection privée de glyptique – cet art ancien de graver les gemmes – qui sera exposée du 12 mai au 1eroctobre 2022 à Paris à l’École des Arts Joailliers sous le titre « Pierres gravées. Camées, intailles et bagues de la Collection Guy Ladrière ».
La Collection Ladrière unit l’œil et le goût d’un homme, expert passionné : Guy Ladrière. Remarquable à plusieurs titres, sa Collection embrasse une vaste étendue géographique (Asie, Afrique et Europe) et couvre près de trois millénaires d’art de la glyptique. Éclectique, elle rassemble aujourd’hui plus de quatre cents pièces dont la majorité sont des bagues. Hormis les plus fragiles, le collectionneur les porte au doigt au quotidien. Ce jour-là, une rare intaille en rubis insérée dans un lourd anneau d’or orne son annulaire droit. Touchante, la pierre gravée représente la Vierge portant l’enfant Jésus et le couvant du regard. L’image rappelle la sculpture gothique de la Vierge à l’Enfant allaitant du musée de Cluny ou celles du Louvre. Sur l’intaille en rubis, la Vierge et l’Enfant sont étroitement abrités par ce qui paraît être un oratoire ou une petite chapelle.
Collectionnés par Guy Ladrière depuis une quarantaine d’années, intailles (pierres gravées en creux) et camées (pierres qui, parce qu’elles présentent des couches superposées de différentes couleurs, sont gravées en relief) répondent en proportion miniature aux bas-reliefs antiques, aux monumentales sculptures gréco-romaines et aux bois polychromes médiévaux.
Serties sur bagues, broches et épingles, les œuvres de glyptique mettent en image le vaste panorama habité des dieux du panthéon égyptien, grec et romain, peuplé de personnages homériques ou ovidiens, de figures du pouvoir temporel, parfois issues de la Bible et d’animaux variés échappés des fables d’Ésope. Qui s’arrête et se concentre sur l’observation de cette multitude de détails finement gravés par lente abrasion de la pierre, sent le temps s’arrêter.
Écho lointain des balbutiements de l’écriture (intailles, sceau cylindre, cachet) ; témoin matériel des échanges commerciaux et des préoccupations agraires du quotidien ; réminiscence des croyances et de l’entendement du monde ; hommage aux hommes illustres puis objet de luxe fait ornement : les pierres gravées portent une multiplicité de significations.
De cet intérêt pour les bagues anciennes, Guy Ladrière a conçu l’envie de constituer une collection.
Dès ses premières acquisitions, chez Jean-Philippe Mariaud de Serres ou chez S.J. Phillips en 1976 lors de l’exposition de la Ralph Harari collection, il ne s’est fié qu’à un seul critère : la qualité de l’objet. « J’achète parce que cela me plaît », explique-t-il sans façon.
Figures de Zeus, d’Aphrodite, d’Amour aurige, de Mercure, de muses et têtes de Méduse (plus d’une douzaine !) se disputent leur prédominance dans la Collection face aux représentations de sujets héroïques, de portraits impériaux et de thèmes animaliers : taureaux bachiques, félins, chevaux au galop, aigles, serpents… etc. Y figure même, sous la forme d’un camée en sardonyx « la Merveille de Lisbonne », un singulier rhinocéros qui fut le second de son espèce à avoir été envoyé d’Inde en Europe en 1577.
« Tout me plaît, tout m’intéresse, dès l’instant que c’est très beau », répète-t-il. Le collectionneur n’adopte pas une approche encyclopédique ou systématique mais privilégie l’apparence et la qualité de l’objet. Ainsi, Guy Ladrière possède quelques Césars mais n’a pas jugé utile de rassembler les Douze.
Une des pièces les plus extraordinaires de la Collection est d’ailleurs l’intaille à l’effigie d’Auguste (63 avant J.-C. -14 après J.-C.). Rubis birman translucide d’un poids de 15 ct « en forme de demi-fève », ce cabochon ovale irrégulier d’un rose-rouge lumineux est profondément gravé, sur sa partie plane, du profil du premier empereur romain (dont le contre-type, l’impression révèle le profil gauche).
« Forma fuit eximia et per omnes aetatis gradus uenustissima ». Il fut extrêmement beau et de bonne grâce durant toute sa vie écrivait Suétone dans la Vie des douze césars (II,79). C’est indéniable.
Il est étonnant néanmoins de constater que sur ce rubis, l’Empereur n’est représenté ni sous des traits divinisés, ni selon les canons de l’idéal grec ; son visage est marqué des rides du sillon nasogénien et d’une bosse nasale qui accentue son nez « aquilin et fin ». La gravure paraît d’une authentique précision. De ce saisissant profil émane une impression de solennité et de grandeur. Le regard s’en détache difficilement. Il est aujourd’hui tenu pour quasi certain que le glypticien qui a créé ce chef-d’œuvre fut un contemporain grec d’Auguste, qui vivait à Rome au Ier siècle et dont le nom figure au panthéon des plus célèbres glypticiens : Dioscoride.
Guy Ladrière se souvient combien il a été fasciné à la vue de la bague en or rehaussée du contre-type de l’intaille d’Auguste que portait le marchand parisien Michel de Bry. En 1989, l’intaille fut mise en vente à Paris. Sans hésitation aucune, Guy Ladrière arracha l’enchère. Depuis, cette intaille qui servit de sceau à Auguste et dont Suétone précise que « ce dernier cachet fut celui dont les princes ses successeurs continuèrent à faire usage » (Vie des douze césars, II, 50) forme le cœur battant de la Collection Ladrière.
Il n’y a pas eu à proprement parler de grandes étapes dans la constitution de la Collection car Guy Ladrière achète en ventes publiques, chez des marchands établis ou des antiquaires ( Codognato, Sam Fogg, S. J. Phillips, Adrien Chenel) à un rythme régulier. Si la glyptique reste son champ de prédilection, il collectionne également les vases en pierre dure et les médailles. Parfois, il acquiert plusieurs gemmes gravées d’un seul coup. Ainsi des quatre têtes de « Méduse » acquises à Milan et provenant de la collection de Giovanni Pichler (1734-1791) ou de Luigi Pichler (1773-1854), riche en trésors.
Naturellement, lorsque l’on retrace la provenance historique des intailles ou des camées les plus célèbres, on est frappé par les lignées de collectionneurs illustres qui se sont succédé. Que ce soit dans l’Antiquité, dans l’Occident médiéval ou à la Renaissance, les plus belles pierres gravées, celles à la virtuosité technique exceptionnelle ont connu un constant remploi car toujours elles ont été considérées comme précieuses, et donc recherchées des grands personnages : souverains, aristocrates, haut clergé. Sans pose ni snobisme, avec aplomb même, Guy Ladrière avoue « cela ne m’influence pas lorsqu’on me dit qu’un objet provient de chez untel ou untel ». Mais bien évidemment, la provenance d’une pièce de grande beauté augmente le prestige de l’objet.
Ainsi, ce camée Renaissance tout en volutes au profil de Sémiramis (ou allégorie de la lune) qui appartenait au plus important collectionneur d’antiquités du XVIIIe siècle, le Cardinal Alessandro Albani (1692-1779) ou bien encore cet impressionnant « anneau des vendredis » précieusement gardé par le pieux roi de France Charles V (1337-1380) et dans l’ovale duquel s’inscrit une scène de crucifixion unissant autour du Christ, la Vierge, Saint Jean et deux angelots appuyés sur la croix. Lorsque Guy Ladrière a fait l’acquisition de cette importante pièce, il la rapprochait alors des pierres gravées de la collection de Frédéric II Hohenstaufen (1194-1250).
Parmi les pierres gravées de la Collection qui font référence à la royauté (Elisabeth I d’Angleterre, Philippe II d’Espagne) et à l’histoire de France (René d’Anjou, François I, Anne d’Autriche), j’aime particulièrement le camée en sardonyx sur fond rouge de Louis XIII (1601-1643). Le buste, noble, est présenté sous son profil droit. Cheveux ondulés ceints d’une couronne de lauriers, moustache en croc et barbiche en pointe, le jeune roi est enserré d’un col fraisé, d’une armure délicatement ciselée sur laquelle repose un épais ruban auquel est suspendu la croix de Malte, emblème de l’ordre du Saint-Esprit. Quoique académique, la gravure est imposante et d’une grande finesse. Le camée est rehaussé par l’élégance de la monture : quatre perles fines aux points cardinaux entre lesquelles alternent diamants taille ancienne encadrés d’or et motifs de palmettes. Un portrait de part en part royal.
Le travail « scientifique » vient dans un second temps pour le collectionneur. Les pièces de glyptique ne sont qu’exceptionnellement datées ou signées, et leur origine reste bien souvent délicate à déterminer. Par des lectures d’ouvrages spécialisés et des visites assidues, des années durant, dans les musées parisiens (Cabinet des médailles de la BnF, Musée de Cluny, Louvre) et européens (British Museum, Museo archeologico di Napoli, Palazzo Pitti, Kunsthistorisches Museum), Guy Ladrière a su empiriquement se constituer une érudition et une expertise rares.
Lorsqu’il réalise une acquisition, il se fie à une première idée. Puis, la pièce obtenue, « je l’étudie à fond, dit-il : époque, lieu où elle a été créée, matière, sujet ». Guy Ladrière s’entoure de spécialistes pour étudier ses pièces. Lire, déchiffrer, analyser, comprendre une œuvre de glyptique suppose une culture variée. Il n’est pas prérequis d’être gemmologue, historien de l’art, antiquaire ou glypticien mais idéalement, il faudrait être un peu tout cela en même temps ! Les sculptures antiques aident-elles à la reconnaissance de figures ou de thèmes sur les œuvres de glyptique ? « Ce sont souvent les numismates, répond Guy Ladrière, qui reconnaissent les portraits en glyptique ».
Lorsque Guy Ladrière a acheté l’étonnante bague en or gravée d’un porc-épic, il avait idée de sa provenance ayant connaissance de l’emblème personnel de Louis XII (1462-1515) (Cf Ecu au porc épic de Bretagne de Louis XII conservé au musée Carnavalet). Cependant une mystérieuse devise écrite en rétrograde « temps je attens » sur la tête de la bague et dans l’anneau l’intriguait, sans qu’il puisse parvenir à en deviner complètement le sens. Un ami historien médiéviste en a résolu l’énigme, exposée par Philippe Malgouyres dans son catalogue raisonné. Louis XII désirait ardemment que son épouse Anne de Bretagne lui donnât un héritier...
Guy Ladrière rend souvent grâces à son mentor, Charles Ratton (1895-1986), qui était expert, marchand et collectionneur. « Je lui dois tout », dit-il sans ambages. C’est une passion commune pour le Moyen-âge qui les a initialement réunis. D’ailleurs encore aujourd’hui, quand nous interrogeons Guy Ladrière sur une époque préférée entre toutes, il avoue : les Carolingiens. L’ironie est qu’ « on trouve des ivoires et des manuscrits carolingiens mais pas de bagues » !
L’histoire de l’art du XXe siècle a surtout retenu le nom de Charles Ratton pour le rôle majeur qu’il a joué auprès de ses contemporains dans la connaissance et la diffusion des arts d'Afrique, des Amériques et du Pacifique. Il est, rappelle Guy Ladrière, le seul marchand à ce jour à qui un établissement public, le Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, ait consacré une exposition. C’était en 2013, sous le titre Charles Ratton, l’invention des arts « primitifs ». Quatorze années durant, Guy Ladrière a travaillé à ses côtés, s’associant sur le tard (en 1984) avec lui. En « fils spirituel », il a acquis les archives de Charles Ratton, son « musée personnel » et son bureau, ensemble qu’il conserve intact entre la Rive droite et son appartement.
Ennemi des mondanités, parfois bourru lorsqu’il faut éloigner les curieux, mais prolixe, bienveillant et chaleureux dans son cercle intime, Guy Ladrière est reconnu de ses pairs qui apprécient son « œil ». En 2016, une soixantaine de pièces de la Collection avait été présentée pour la première fois chez le galeriste londonien Sam Fogg, spécialiste de l'art du Moyen Âge européen. L’événement avait été accompagné de la publication en anglais d’un premier ouvrage The Guy Ladrière Collection of Gems and Rings, rédigé sous l’égide de Diana Scarisbrick, avec Claudia Wagner and John Boardman. (Philip Wilson Publishers in association with The Beazley Archive, Classical Art Research Centre, University of Oxford, 2016).
Cette année, pour L’École des Arts Joailliers, c’est Philippe Malgouyres, conservateur en chef du patrimoine au département des Objets d'art du musée du Louvre et commissaire de l’exposition, qui consacre un ouvrage magistral à la Collection Ladrière aux éditions Mare & Martin : Pierres gravées. Camées, intailles et bagues de la Collection Guy Ladrière. Il co-publie également avec L’Ecole des Arts Joailliers un Hors-série Découvertes Gallimard intitulé Camées et intailles : l’art des pierres gravées.
A l’œil du collectionneur viennent ainsi s’ajouter les regards croisés de Philippe Malgouyres et d’un « graveur-sculpteur sur pierres dures et pierres fines », Nicolas Philippe, au sein de l’exposition orchestrée par l’École des arts joailliers. Ce sont des clefs précieuses qui seront ainsi offertes aux visiteurs venus traverser siècles et continents pour contempler ces chefs-d’œuvre uniques de la glyptique, et s’initier à un art devenu aujourd’hui si rare.
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L’École des Arts Joailliers
31, rue Danielle Casanova, 75001 Paris Tel. 01 70 70 38 40
Exposition du 12 mai au 1er octobre 2022
Ouvert du mardi au samedi, de 12h à 19h
Entrée gratuite, sur réservation
Réservez votre créneau sur www.lecolevancleefarpels.com
A lire :
Guy Ladrière, a very special collector ... in Paris Diary by Laure
Visuel de "une" : Profils d’homme et de femme. Camée en agate. France, Pays Bas ou Allemagne, XVIe siècle. Collection Guy Ladrière. Photo Benjamin Chelly
London calling : la nouvelle vie de Fawaz Gruosi
Londres, avril 2021- Après une troisième et longue phase de confinement initiée en décembre dernier, les boutiques, et les terrasses d'Angleterre viennent enfin de rouvrir leurs portes. Inaugurée en décembre dernier, mais refermée aussitôt en raison du nouveau « lockdown », la première boutique « Fawaz Gruosi » célèbre ce mois-ci son ouverture officielle.
Une ouverture qui surprend et intrigue
Pour ce nouveau lancement, le joaillier a choisi de s’installer non pas sous une nouvelle marque mais sous son nom propre : Fawaz Gruosi. Est-ce de l’audace ? un défi ? une revanche ? Ou simplement la continuité d’une expression et d’un talent artistique ?
En chemin, je m’interroge. Comment un homme qu’on imagine atteint voire meurtri (1), peut-il avoir la volonté, l’énergie et le courage de recréer une Maison de joaillerie, surtout dans le contexte actuel ? Qui est cet homme que l’on compare à un phénix, à qui l’on attribue neuf vies tel un chat et qui, comme Icare, se serait envolé trop haut pendant la dernière décennie ?
Né à Damas le 8 août 1952 d'un père libanais et d'une mère italienne, Fawaz Gruosi a commencé à travailler au sortir de l’adolescence et, après avoir fait ses classes dans plusieurs Maisons prestigieuses (Torrini à Florence, Harry Winston et Bulgari), a fondé De Grisogono à Genève en 1993.
De Grisogono s’est rapidement hissée au rang des « Grandes Maisons » de joaillerie internationale. Pendant un quart de siècle, la Maison s’est illustrée par des créations joaillières caractérisées par d’importants volumes, des couleurs à l’extrême vivacité, des formes en mouvement, souples, ondoyantes, des bijoux finement exécutés et des matériaux innovants. Fawaz Gruosi est celui qui à l’aube du XXème siècle a lancé la mode des diamants noirs (dont l’opacité est liée aux des inclusions qu’ils contiennent) puis celle des diamants blancs (dans lesquels la présence d'inclusions sub-microscopiques engendre un aspect translucide blanc « laiteux »). Il a fait l’actualité à plusieurs reprises, en 2007 avec la bague « Spirit of de Grisogono diamond » ornée du plus gros diamant noir taillé au monde, en 2016 avec l’acquisition pour 63 millions de dollars d’un extraordinaire diamant brut de 813 ct « The Constellation diamond » ; la Maison a connu son heure de gloire en novembre 2017 avec la vente record du collier « The art of de Grisogono - creation I » orné en son centre d’un diamant taille émeraude de 163,41 carats (taillé dans un brut de 404,20 carats) d’une qualité rare.
L’image de Fawaz Gruosi telle qu’elle apparaît dans les médias et sur les réseaux sociaux jusqu’à l’été 2018, donne à voir un homme familier de la jet-set et du star-system, hôte de somptueuses réceptions - à Cannes en mai, à Porto Cervo en août - et un infatigable voyageur qui parcourait le monde pour visiter ses dix-huit boutiques et rencontrer sa clientèle.
Munie de ces clichés, intriguée par cette nouvelle aventure joaillière, prête aussi à renouer avec des créations inédites et des gemmes de qualité dont le confinement m’avait trop longtemps privée, j’arrivai à mon rendez-vous.
Mardi 13 Avril 2021 - 20-22 Berkeley square, Mayfair.
Installée à côté de Fawaz Gruosi, sur un canapé rouge sang dessiné par Mattia Bonetti et à distance du mètre réglementaire, je découvre un homme élégant, courtois, réservé au premier abord mais dont le regard s’illumine dès qu’il a en mains les bijoux qu’il a créés. Il me raconte les nombreux dessins réalisés depuis deux ans et demi, en particulier ceux de ces quatre derniers mois de confinement, qui recouvrent les murs de l’atelier en Suisse. Avec enthousiasme il décrit les gemmes qu’il a acquises, soulignant principalement l’intensité de leur couleur lorsque je m’étonne de leur pureté.
Je réalise rapidement qu’à travers les hauts et les bas, ce qui est resté intact, c’est sa passion pour la joaillerie. Là est le cœur du sujet et, probablement, le ressort de ce nouveau lancement. « J’ai la chance de pouvoir recommencer dit-il posément, j’ai créé cette marque parce que je sentais que je pouvais faire encore mieux qu’auparavant ».
Fawaz Gruosi », le pari Londonien
Fawaz Gruosi est l’exemple-type d'un « citoyen du monde » : né à Damas, il a vécu à Beyrouth sa prime enfance, puis à Florence, à Jeddah, à Genève et depuis bientôt trois ans à Londres. « Finalement, Londres est la ville qui me convient le mieux » affirme-t-il. La raison principale de ce choix est que sa famille, ses deux filles, Allegra et Violetta, et ses cinq petits-enfants vivent ici.
Londres est un choix qui se justifie également parce qu’elle est une capitale internationale dotée d’une population à fort pouvoir d’achat et d’une clientèle susceptible d’acquérir des pièces rares à prix élevé. Malgré la crise liée à la Covid, malgré le Brexit et bien que Londres se soit vidée d’une partie de sa population depuis un an, Fawaz Gruosi confie qu’il se sent très optimiste « parce que la boutique située à Berkeley Square est exceptionnelle - d’où son désir d’y apposer son nom - et parce que les pièces que nous présentons le sont aussi ». Le joaillier se donne quelques mois pour juger des réactions de la clientèle et y adapter son offre, et environ trois ans pour arbitrer du succès de la marque.
Les bijoux présentés dans les vitrines sont, comme il est d’usage, répartis entre haute joaillerie et joaillerie fine. Quatre cents pièces ont été créées pour ce lancement, plus de deux cents figurent en boutique, quelques-unes sont présentées à l’international (Amérique, Russie, EAU) par trois collaborateurs de la Maison, les dernières pièces prévues arriveront en boutique courant juin. 80% de ces créations sont des pièces uniques.
En joaillerie fine, le joaillier souligne l’existence de quelques déclinaisons mais l’ensemble des collections Enlaced ou Colorissima reste produit en quantité limitée. La Maison fabrique également des montres dont les premiers modèles pour femmes viennent d’ailleurs tout juste d’arriver de Suisse.
Tous les bijoux Fawaz Gruosi sont réalisés à Genève, d’où l’apposition de ce nom après celui du joaillier, par une vingtaine d’artisans joailliers qui œuvrent sous la direction de Patrick Affolter, chef d’atelier déjà du temps de de Grisogono. L’équipe de Fawaz Gruosi compte au total une trentaine de personnes et il est significatif que le noyau dur de cette équipe travaille aux côtés du joaillier depuis souvent bien plus d’une décennie. « Sans eux, je ne serais pas là aujourd’hui ».
Indépendant face aux Titans de la joaillerie ?
Le marché international de la haute joaillerie est majoritairement entre les mains de grands groupes tels LVMH, Richemont, Kering, Swatch group et ce mouvement va s’accentuant, comme en témoigne le rachat en janvier dernier de Tiffany. Rares aujourd’hui sont les maisons de joaillerie à ambition internationale qui restent indépendantes.
« Le drame aujourd’hui, explique Fawaz Gruosi, c’est que la marque prime (sous-entendu au détriment des idées créatives et de la qualité). Je m’intéresse à une autre fraction de cette clientèle fortunée, celle qui comprend et connaît la joaillerie, notamment des collectionneurs ». La boutique de Londres, décorée par l’architecte d’intérieur Francis Sultana, est conçue comme l'intérieur d’un écrin « avec des murs recouverts de daim crème et un mobilier en or martelé, vert émeraude et rouge rubis, éclats de couleurs semblables à des bijoux » dans l’idée d’accueillir cette clientèle experte.
Fawaz Gruosi a choisi de se positionner une nouvelle fois sur l’étroit segment de la haute joaillerie internationale. « J’ai fait ce que je savais faire : de la création et du négoce de joaillerie » néanmoins il précise « vouloir accomplir les choses différemment » aujourd’hui. L’idée est de rester concentré : « Je ne veux plus avoir dix-huit boutiques ; trois serait idéal, une seconde en Russie et la troisième à Paris ».
Comment le joaillier peut-il se relancer à un tel niveau de luxe ? La réponse est directe : « Je n’ai pas pris un centime de mon ancienne société ; j’ai tout laissé, j’ai tout perdu mais heureusement, j’ai la chance de pouvoir recommencer, soutenu par un ami et investisseur pakistanais et peut-être par un tiers cet été ».
Fawaz Gruosi avoue devoir reconquérir sa clientèle. Une poignée lui est restée fidèle mais beaucoup d’entre eux vivent à l’étranger où ils sont retenus en ce moment. D’ici quelques-mois, le joaillier espère qu’ils reviendront à Londres. En attendant, il se prête au jeu des visio-conférences pour présenter ses joyaux.
Fawaz Gruosi - Distinguer l’exceptionnel
En contemplant l’ensemble de la collection présentée sous le nom Fawaz Gruosi, on ne constate pas de différence fondamentale avec l’esprit des anciennes collections signées De Grisogono. « Je ne peux pas renier vingt-six années de création » dit-il, c’est le « même moi qui crée mais avec la volonté aiguë de ne pas me répéter ». Fawaz Gruosi considère cette collection comme « l’une des meilleures » qu’il ait créée.
On retrouve donc les mêmes explosions de couleurs qu’auparavant, des formes volumineuses, généreuses, courbes, organiques et sensuelles et toujours cette quête de perfection dans la réalisation technique. Il me semble percevoir aussi une plus grande simplicité dans nombre de pièces, en particulier celles créées avec les plus belles gemmes. Ainsi cette paire de boucle d’oreilles en émeraudes de Colombie et saphirs de Ceylan aussi éblouissante à l’avers qu’au revers.
Les formes en spirales et les ovales dominent ainsi que la couleur verte représentée par des émeraudes, des grenats tsavorites, des jades jadéite, des péridots, des prasiolites (quartz vert) souvent associés à un éventail de bleus : celui des turquoises, des saphirs, des topazes, au bleu ciel réalisé en céramique et jusqu'au violet profond des améthystes, tous faisant référence à la mer Méditerranée et à la Sardaigne, intarissable source d’inspiration du joaillier.
L’émeraude est de longue date la gemme préférée de Fawaz Gruosi. La collection comprend 65% d’émeraudes. Peu importe au joaillier leur provenance d’origine, Colombie, Brésil, ou Zambie, il choisit ses gemmes avec exigence mais uniquement sur des critères de densité de couleur, de « caractère » et d’effet produit.
Le rubis est sa seconde gemme de prédilection. Avec patience, il a assemblé une importante collection de rubis non traités aux teintes similaires pour créer des appairages audacieux dont ce spectaculaires bracelet qu’il présente fièrement et avec humour devant l’équipe qui s’est approchée : « exceptional, elegant to die, no don’t give me compliment anybody ! »
On s’étonne que la collection compte peu de diamants : « plus tard ». Une rupture avec le passé mais certes pas définitive, car « il faut que l’inspiration revienne ».
Fawaz Gruosi est réputé pour écouter ses intuitions et pour avoir parfois fait des choix de matière éloignés des conventions de la joaillerie. A Londres, vous ne verrez pas de diamants noirs, quelques rares diamants blancs, mais de nombreuses gemmes d’origine biologiques (biogéniques) comme les perles, l’ivoire de Mammouth et surtout, l’ambre.
L’ambre de Lituanie, nouvelle muse ?
« Je fais des folies comme avec les diamants noirs autrefois ! Je me lance dans l’ambre, mais l’ambre de qualité exceptionnelle ».
L’ambre est le dernier coup de cœur du joaillier. Ce n’est que récemment et par l’intermédiaire d’une proche qu’il s’y est intéressé au point de vouloir consacrer toute une ligne à cette matière : « lorsque je me lance, j’y crois, tout en n’étant pas certain une fois encore que les gens comprendront d’emblée ».
Résine fossile, l’ambre, ce bio-matériau organique daté de millions d'années fascine bien souvent l’observateur par les végétaux et parfois les insectes qu’il contient. On trouve des gisements d’ambre dans divers endroits de la planète, de la République dominicaine au Myanmar (source de l'ambre le plus ancien, âgé d'environ 100 millions d'années), de la Sicile à la Roumanie, mais les meilleures réserves et les plus abondantes proviennent historiquement de la région de la Baltique, où le joaillier se fournit.
« Mes premiers clients ont aimé cette ligne et cela me procure un certain soulagement », dit-il
Quel état d’esprit au moment de ce nouveau départ ?
« Il faut laisser faire. Les choses se feront d’elle-mêmes. Nous verrons, je suis positif. »
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(1)
Il y a un peu plus d’un an, le 19 janvier 2020, éclatait le scandale des « Luanda leaks ». 715 000 documents rassemblées par le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) révélaient au monde comment Isabel dos Santos, la « femme la plus riche d'Afrique », fille de l’ancien Président de l’Angola José Eduardo dos Santos (de 1979 à 2017) avait établi sa fortune : sur des fonds publics et aux dépens du peuple angolais. Ces documents soulignaient également le lien entre De Grisogono et ses principaux actionnaires depuis 2012 : Sindika Dokolo le mari d'Isabel dos Santos et Sodiam (la branche commerciale de l'agence de diamants contrôlée par l'État angolais). S’ensuivit la faillite de De Grisogono, Maison qu’avait fondée vingt-six ans auparavant, en 1993, M. Fawaz Gruosi. Lorsque le scandale éclata, ce dernier avait démissionné de son poste de directeur du conseil d'administration depuis décembre 2018 et il ne fut pas inquiété par la justice.
Fawaz Gruosi Genève
20/22 Berkeley Square, Mayfair,
London W1J 6EQ, UK
T: +44 20 7050 1600
contact@fawazgruosi.com
La bague en "une" de cet article est en or blanc 18K (~ 14,55 Gr) sertie d'une émeraude de Zambie taille coussin (~ 12,18 Ct), de 150 diamants taille brillant (~ 2,15 Ct) et de céramique noire. C'est la pièce de joaillerie à laquelle Fawaz Gruosi tient le plus.
Les crédits photos de cet article appartiennent à Fawaz Gruosi Genève.
Thomas Faerber (I) : une vie pour la joaillerie.
Marchand de renom spécialisé dans les pierres précieuses, les bijoux anciens et les pièces d’exception, Thomas Faerber, contribue depuis plus de cinq décennies au rayonnement du marché joaillier dans le monde.
La « Faerber-Collection », placée sous l’égide de Thomas Faerber, Alberto Corticelli (à ses côtés depuis 1988), ses enfants Ida Faerber et Max Faerber, et Philippe Atamian (tous trois ont rejoint l’entreprise en 1998), achète et revend des gemmes, des bijoux anciens et vintage, des pièces d’exception en Europe (Genève et Paris), en Amérique (New-York) et en Asie (Hong-Kong). La maison se singularise, dit Thomas Faerber, par un goût pour « les bijoux emblématiques d’une époque ; ceux de provenance noble ou créés par les plus remarquables artisans ; ceux qui, s’ils pouvaient parler, raconteraient mille histoires ».
Thomas Faerber fait également partie du club restreint des grands collectionneurs internationaux.
Je lui sais gré d’avoir ouvert des pages du catalogue de la collection privée afin de présenter aux lecteurs de Property of a Lady quelques chefs-d’œuvres qu’il affectionne particulièrement et qu’il prête volontiers lors d’expositions joaillières.
La collection constitue un ensemble très éclectique et compte des pièces allant de la Renaissance jusqu’à 2019. Elle rassemble essentiellement des coups de foudre, parfois aussi des souvenirs, explique Thomas Faerber. Ainsi ce collier de perles fines Belle Époque qui a été fabriqué par le grand-père maternel de Thomas Faerber au début du siècle dernier.
Découvrons des pans de la collection, et par le biais de celle-ci, des éclairages sur l’histoire de son propriétaire, Thomas Faerber.
- Des commencements à la reconnaissance internationale
August Schöning, le grand-père maternel de Thomas Faerber, était bijoutier et orfèvre dans le centre de Cologne, en Allemagne, entre la Belle Époque et la Seconde Guerre mondiale. Il est décédé dans les années Cinquante. « Ce collier est la seule pièce que je possède de mon grand-père », explique Thomas Faerber. « Le hasard a permis qu’en 2019, lors d’une vente à Cologne où une autre pièce m’intéressait, je tombe sur ce collier. Ce fut une des ventes les plus excitantes de ma vie parce que je voulais absolument l’acquérir ! »
Le père de Thomas Faerber, Ernst Faerber, venait quant à lui de Bavière. Il était né au tournant du siècle, en 1900. Il aurait rêvé de devenir photographe et de prendre part à l’essor artistique que connaissait cette technique dans ces années-là. Mais, dans le contexte difficile de la fin des années Vingt, il n’a pu trouver d’emploi exauçant ce souhait et a finalement choisi d’entrer comme stagiaire chez un marchand de perles fines à Berlin dont il apprit le pelage, le perçage et les techniques d’enfilage des perles. En 1930, un particulier se présenta pour mettre en vente un très beau collier de perles fines. « Mon père a demandé l’autorisation à son patron, qui ne souhaitait pas s’en porter acquéreur, de pouvoir l’acheter lui-même. Et par la même occasion, il lui a aussi demandé à être augmenté. Face au refus de son patron, il s’est lancé à son propre compte peu après » raconte Thomas Faerber. Ernst Faerber a travaillé le dit collier pendant plusieurs semaines, le pelant méticuleusement pour en faire une pièce superbe.
Devenu un négociant reconnu en perles fines et pierres précieuses, il a commencé à voyager à travers Allemagne. Un jour, alors qu’il se rendait à Cologne chez son client August Schöning, Ernst Faerber croisa un voleur qui s’échappait du magasin du bijoutier, ce dernier lui courant après avec un pistolet. Ernst Faerber se précipita pour réconforter la fille du joaillier, sous le choc.
« Mon histoire a débuté avec… un bonbon »
La première chose que fit Ernst Faerber fut d’offrir à la jeune femme un bonbon, il en avait toujours dans ses poches : « C’est ainsi que mes parents se sont rencontrés ! »
Ernst Faerber, a épousé Maria Schöning (la fille d’August) au début des années Trente. Ernst Faerber a exercé jusqu’en 1961, année où il est décédé. « J’avais à peine 17 ans », précise Thomas Faerber. La Maison Ernst Färber, qui se situe sur l’élégante Promenadeplatz à Munich, fut après le décès d’Ernst Faerber reprise par Rudolf Biehler, son ancien assistant. Aujourd’hui, c’est Dominik Biehler, qui dirige Ernst Färber Munich.
« Il avait été convenu que je sois formé par Rudolf Biehler pour qu’à mes vingt-cinq ans, je puisse m’associer de nouveau avec lui à 50%. Or, entre-temps, j’étais parti à Amsterdam où j’appris à tailler les diamants puis à Anvers où j’appris à les négocier, notamment chez Backes & Strauss. »
Thomas Faerber poursuivit ensuite sa formation à Londres chez Australian pearl company puis à Paris auprès de Jean Rosenthal (1906-1993), un grand marchand de pierres précieuses, qu’il surnomme affectueusement « son grand maître ». Des mois qualifiés de « merveilleux ». Aujourd’hui, c’est avec le fils de ce dernier, Hubert Rosenthal, qu’il a maintenu de forts liens d’amitié.
En 1968, Thomas Faerber décida de créer sa propre société de négoce en pierres précieuses et bijoux en Suisse, à Zürich, laissant ainsi le marché allemand à Rudolf Biehler : « Les marchés n’étaient pas alors aussi mondialisés que de nos jours, chacun avait son territoire ». Il se souvient que lorsqu’il a commencé à voyager en Suisse, collaborant à droite à gauche avec de modestes bijoutiers et quelques fabriques de montres, c’était « difficile ».
L’année 1969 devait marquer un tournant important dans la vie de Thomas Faerber.
Cet été-là, il se rendit à New York pour la première fois et y fit deux rencontres capitales. Celle de Katharina d’abord, photographe, qui allait devenir sa femme. Puis celle de Paul Fisher (1927-2019), acteur majeur de l’industrie joaillière de la seconde moitié du XXème siècle que ses pairs considéraient comme un modèle. Thomas Faerber se souvient avec émotion de celui qu’il considère comme un second père. « Il m’a beaucoup guidé. Nous avons énormément travaillé et voyagé ensemble en Amérique et dans le monde entier ».
Un autre année majeure dans la vie professionnelle de Thomas Faerber fut 1973. Il prit son premier stand, de 9m2 précisément, à Bâle, la foire de bijouterie et d’horlogerie qui n’était pas encore devenue Baselworld. Exposant principalement pour le marché suisse, Thomas Faerber se remémore que son activité était essentiellement consacrée au diamant avec des pierres dépassant rarement 1 carat. Afin de l’aider à se développer, Paul Fisher suggéra à Thomas Faerber de présenter aussi des bijoux anciens. Or, en Suisse et à cette époque, explique Thomas Faerber, la clientèle voulait des bijoux modernes : « Ma réputation commençait juste à s’établir, donc j’hésitais, mais pas longtemps. Je fus ainsi le premier marchand à exposer des bijoux anciens. A la fin de la foire, les trois bijoux anciens que Paul Fisher m’avait confiés étaient vendus et cela m’avait permis de rencontrer de nouveaux clients ». Thomas Faerber n’a plus jamais quitté le marché du bijou ancien et, jusqu’en 2017, il fut exposant à Bâle.
En 1980, Thomas Faerber s’installe à Genève, ville dotée d’une riche tradition joaillière et horlogère, tout en continuant à voyager. L’Amérique à la fin des années Soixante-dix était un paradis pour les marchands avisés de tout horizon car le dollar commençait à perdre de sa valeur. « J’y ai acheté de beaux bijoux anciens signés : à l’époque, entre un bracelet Cartier et un bracelet Art déco non signé il y avait entre 15% et 30% maximum de différence. C’est après, à partir des années Quatre-vingt, que les signatures et les provenances sont devenues beaucoup plus importantes. Le fait que la joaillerie ait commencé à s’exposer dans des musées (ainsi l’exposition de Van Cleef & Arpels en 1992 au Musée de la Mode et du Costume au Palais Galliera à Paris) a contribué à cette évolution des mentalités et, en parallèle, à celle du marché international de la joaillerie.
Au fil des années, grâce à ses connaissances pointues et à son éthique des affaires, Thomas Faerber a pu asseoir sa notoriété (de 1993 à 1998 il a présidé la Swiss Precious Stones Dealers Association) et a continué d'acquérir des pièces exceptionnelles.
En 2004, il eut ainsi la fierté de fournir au musée du Louvre un collier d'émeraudes et de diamants, ainsi que les boucles d'oreilles assorties, que Napoléon Ier avait offerts en 1810 à l'archiduchesse Marie-Louise. Thomas Faerber explique qu’après avoir acquis ces deux pièces exceptionnelles, en parfait état d’origine, en 2003, il souhaitait vivement qu’elles prennent place au Louvre. Cette demi-parure de François-Regnault Nitot, qui faisait donc partie de l’écrin personnel de l’Impératrice Marie-Louise, figure depuis dans les vitrines des Diamants de la Couronne de France sises au cœur de la splendide Galerie Apollon.
Cette même année, Thomas Faerber fut fait Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres.
Fort de ses années d’expériences et d’un large réseau international, Thomas Faerber et son confrère Ronny Totah se sont associés il y a quatre ans pour créer « aux côtés de collègues, amis et autres marchands, un salon joaillier de qualité, convivial presque familial et à taille humaine » : GemGenève.
Les deux premières éditions de ce salon qui réunissaient marchands de pierres précieuses et de bijoux anciens, designers, collectionneurs, laboratoires de gemmologie, libraires et passionnés, eurent lieu en 2018 et 2019 ; ce furent de véritables succès rassemblant des exposants et visiteurs du monde entier.
Dès que la situation sanitaire internationale sera apaisée, Gem Genève rouvrira ses portes. « On espère une troisième édition en novembre 2021 »
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Seconde partie de l'entretien à suivre ici : Conversation avec Thomas Faerber autour de la collection
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Légende visuel de « une » : Bracelet russe orné en son centre d’un élément de broche datant de la seconde moitié du XVIIIe siècle. La broche est composée d’un saphir naturel de Ceylan de taille octogonale d’environ 56 carats encadré de diamants de taille ancienne. Fabriquée par des bijoutiers russes, cette broche, aux dires des héritiers directs, fut un cadeau de Catherine la Grande (1729-1796) à son dernier favori, Platon Alexandrovich Zubov (1767-1822). Le bracelet, en or jaune est un ajout ultérieur. Il porte le poinçon de la ville de Saint-Pétersbourg utilisé entre 1826 et 1876, ainsi qu’un poinçon de maître insculpé en écriture cyrillique P I. Il est incrusté de diamants formant des petits motifs de lierre de style pré-art nouveau. Crédit photo Katharina Faerber.
Thomas Faerber (II) : Conversation autour de la collection.
« La collection est éclectique, affirme Thomas Faerber. J’acquiers ce qui me plaît. Cela peut-être moderne ou très ancien ».
Joaillerie, horlogerie et objets précieux forment cette collection commencée dans les années Soixante-dix avec « quelques pièces de moindre importance ». Au fil du temps et des divers salons, Thomas Faerber s’est pris à regretter d’avoir vendu certaines pièces. « C’est ainsi, je crois, qu’est née la collection ». Et de préciser qu’aujourd’hui encore, la plupart des pièces que ses associés et lui-même achètent ont pour objet d’être revendues : « Je reste marchand dans l’âme. »
Envisagez-vous d’exposer un jour votre collection ?
Je préfère en prêter des pièces.
Les grandes maisons de la Place Vendôme et les musées le savent et n’hésitent pas, si besoin, à me solliciter. Certains d’entre vous ont peut-être pu admirer cette broche lors de l’exposition "Chaumet en Majesté" au Grimaldi Forum de Monaco à l’été 2019 ? Elle figurait également à l’exposition de Pékin.
Début septembre, Thomas Faerber a laissé en prêt pour l’exposition Pierres précieuses au MNHN de Paris, un exceptionnel collier en gouttes d’émeraude et diamants dessiné par Jacques Arpels en 1950, ainsi qu’une paire de boucles d’oreilles assorties.
Cet ensemble appartenait à la Maharani Sita Devi de Baroda (1917-1989), épouse du Maharaja Pratapsingh Gaekwar. Sita Devi avait une passion dévorante pour les bijoux et possédait des gemmes extraordinaires qu’elle puisait dans le trésor de Baroda. Certaines de ces pierres précieuses remontaient à l'époque moghole. Dans la dernière partie de sa vie, la Maharani vit ses bijoux dispersés lors d'une vente aux enchères organisée par le Crédit Mobilier de Monaco le 16 novembre 1974.
La demi-parure émeraudes et diamants créée par Jacques Arpels faisait partie d’une collection privée avant que Thomas Faerber n’en fasse l’acquisition lors d’une vente aux enchères en mai 2002. Près de vingt ans plus tard, le collectionneur reste toujours aussi admiratif devant cet ensemble dont il estime le design et les gemmes exceptionnels.
Avez-vous un joaillier de prédilection ?
J’ai beaucoup d’admiration pour le travail de Lalique, Vever, Cartier et, à notre époque, pour JAR - mais un de mes grands héros est Frédéric Boucheron (1830-1902) !
La formidable qualité d’exécution des pièces créées sous sa direction, la valeur humaine du personnage, sa sensibilité, le fait qu’il ait été tellement impliqué dans le métier et qu’il ait eu à cœur d’aider les plus jeunes suscitent mon admiration.
Aussi, la première acquisition importante de ma collection fut un collier Boucheron.
Le premier dessin de ce collier réalisé par Paul Legrand, dessinateur de la Maison au temps de Frédéric Boucheron, date de 1879. Il fallut ensuite quelques années pour mettre à exécution ce projet et inventer une technique qui permette de faire ployer le métal, pour l’enfiler autour du cou, sans que les diamants ne sautent sous la pression du mouvement. Réussir à obtenir cette souplesse extraordinaire fut un défi inouï pour l'atelier. C’est seulement en 1889, lors de l’Exposition universelle de Paris, que Frédéric Boucheron présenta officiellement ses innovations techniques dont les diamants gravés et les colliers dits « Point d’Interrogation ». Le joaillier y remporta le « grand prix » - distinction suprême au-dessus de la médaille d’or - pour ses remarquables travaux, et fut peu après nommé officier de la Légion d’honneur.
Les colliers à ressort (autre dénomination de cette invention) impressionnèrent les critiques qui les qualifièrent de « révolutionnaires » ! explique Claire de Truchis-Lauriston, directrice du patrimoine Boucheron. Elle souligne aussi combien Frédéric Boucheron était sensible au confort de ses clientes obligées à l’époque d’avoir une femme de chambre pour s’habiller et se parer notamment de leurs colliers de chiens si peu faciles à accrocher derrière la nuque. Frédéric Boucheron a certainement voulu les libérer d’une contrainte. Les colliers « Points d’interrogation » se présentent sans fermoir et ont pour la plupart une partie centrale transformable, en broche ou ornement de cheveux.
Ces colliers figuraient presque tous la nature : branches fleuries d’acacias, de platane, fleurs de lotus, épis de blé, plumes de paon, feuilles de lierre, coquelicots, serpents… Le collier que possède Thomas Faerber est composé d’une rose éclose entourée de trois feuilles, surmontées d’une rose en bouton sur le point d’éclore.
C’est à ce jour l’unique collier Point d’interrogation en parfait état d’origine.
« Lorsque ce collier fut mis en vente à Paris dans les années Quatre-vingt à Drouot, raconte Thomas Faerber, il était estimé à un prix raisonnable, mais au cours de la vente, les enchères s’envolèrent – j’avais un adversaire redoutable face à moi ! Néanmoins, j’ai remporté cette enchère et ce collier appartient dorénavant à ma femme. »
Est-il une gemme qui vous attire plus particulièrement ?
Je n’ai pas de pierre préférée ; néanmoins il en est une qui m’a toujours fasciné, c’est l’alexandrite, cette variété de chrysobéryl qui a la particularité de changer de couleur selon l'éclairage auquel elle est soumise (verte à la lumière du jour, rouge sous éclairage artificiel, de préférence une bougie).
Ci-dessus, une alexandrite de près de 8 ct mise en vente en juin dernier à Vienne au Dorotheum. Estimée entre 13 000 € et 16 000 €, elle fut vendue 115 300 €.
J’essaie toujours acquérir des chrysobéryls, mais leurs tarifs sont prohibitifs.. J’ai pris un risque fou pour l’acquérir, car il est vrai qu’elle avait un très beau changement de couleur. Fort heureusement, c’est un autre qui l’a eue dit-il en souriant.
Est-il un type de bijou particulièrement recherché aujourd’hui des marchands ?
Je dirais la tiare.
Dans les années 70 les tiares étaient invendables, on les achetait pour les démonter.
Cela m’évoque d’ailleurs une anecdote : dans les années 90, il y eut une belle tiare à vendre chez Christie’s. Je l’avoue, j’avais fait mes calculs pour en faire cinq broches, trois paires de boucles d’oreilles... La tiare me fut adjugée, livrée dans un bel écrin Chaumet avec des initiales. Je me suis dit que je n’allais peut-être pas la démonter tout de suite, dit-il en riant. J’ai écrit à Madame Béatrice de Plinval, directrice du patrimoine de la Maison Chaumet, pour lui annoncer que j’avais pu acquérir cette tiare. Cette tiare est depuis devenue une des pièces maîtresses de leur collection patrimoniale.
Aujourd’hui les tiares suscitent un véritable engouement. En témoigne cette vente du 10 juin 2020 au Dorotheum toujours, d’un diadème Cartier en aigues-marines et diamants montés sur platine. Caractéristique du style Art déco, il avait été créé vers 1930-35 à Londres du temps de Jacques Cartier. Estimé entre 34.000 € et 70.000 €, il s'est vendu 582 800 euros (soit plus de dix-sept fois son estimation basse !).
Vous possédez également des objets précieux dans la collection. En est-il que vous souhaiteriez présenter ?
Cet étui à cigarettes rectangulaire aux coins arrondis représente un paysage d'hiver autour du visage fantomatique de Ded Moroz, le « Grand Père du gel » ou Père Noël Russe. « Je ne fume pas, dit Thomas Faerber, mais l’élégance de cet ensemble m’a séduit ».
L’étui à cigarettes, et celui à allumettes, illustrent tous deux la technique du samorodok, mot russe signifiant « pépite » ou « métal vierge ». À la fin du XIXème siècle, cette technique était utilisée par les orfèvres russes et notamment par Fabergé qui l’appliquait à la création d'objets précieux. Obtenue en chauffant l'argent ou l’or à une température proche du point de fusion, puis en le refroidissant brusquement dans l'eau, le samorodok produit un effet texturé sur la surface de l’objet, qui suggère les chemins enneigés des forêts suisses, des jeux de sable dans le désert, la surface lunaire... Libre à chacun de laisser cours à son imagination ! Cette technique étant néanmoins très difficile à maîtriser, le samorodok est rare.
Un musée Faerber à Genève ?
Je crois que la collection doit rester dans l’entreprise familiale. J’ai la chance d’être entouré de deux enfants et de cinq petits-enfants ; ma fille Ida Faerber est très attachée au patrimoine, elle sera la gardienne du temple.
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Visuel de "une" : Bague Joël Arthur Rosenthal ayant appartenu à Marie-Hélène de Rothschild (1927-1996).
Acquise récemment lors de la vente Pierre Bergé & Associés du Mardi 15 décembre 2020, Lot 100. Cette bague en or jaune 18K (750) est ornée d’un diamant de forme troïdia pesant 6,31 carats. L’anneau est revêtu d’une mosaïque de géode d’agate parsemée d'éclats de diamants. Travail des années 1980. Signée JAR.
Crédit photo Katharina Faerber
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Informations pratiques
Thomas Faerber SA
29, rue du Rhône
1204 Genève
Switzerland
Tel: +41 22 318 66 33
Gourdji
1 rue de Châteaudun
75009 Paris
France
Tel: +33 1 48 78 84 65
gourdji@faerber-collection.com
Faerber Inc.
589 Fifth Avenue, Suite 1103
New York, NY 10017
U.S.A.
Tel: +1 212 752 42 00
ny@faerber-collection.com
Faerber-Collection (HK) Limited
1503 15/F, 9 Queens Rd.
Central – Hong Kong
Hong Kong
Tel: +852 2520 2521
hk@faerber-collection.com
Geneva International Gem & Jewellery Show
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Route Francois-Peyrot 30
1218 – Le Grand-Saconnex
Genève. Suisse
Les objets d'exception de Cartier : l'oeil d'Olivier Bachet. Entretien avec Marie-Laure Cassius-Duranton
« Un objet Cartier est reconnaissable au premier regard. C’est une signature qui affirme un certain style » Olivier Bachet
Vient de paraître un ouvrage exceptionnel en deux volumes consacré aux Objets d'exception de la Maison Cartier. Cette publication indépendante due à Olivier Bachet et Alain Cartier rassemble et présente plus de mille objets réalisés par la maison Cartier entre 1875 et 1965, pour la plupart inédits et provenant de différentes collections. Ils sont réunis dans un luxueux coffret reproduisant le décor émaillé d’un étui à cigarettes réalisé en 1930 par l’atelier Renault pour Cartier (vol. 2, p. 437).
Cet ouvrage est le fruit d’un travail de recherche de grande ampleur qui s’impose d’emblée comme une référence majeure dans la documentation écrite sur la maison. Le parcours est dense et relate sous plusieurs angles l'histoire des objets d'art Cartier. Le premier volume traite surtout des questions de style et des sources d’inspiration. Le second met en avant l’importance des ateliers de fabrication, des fournisseurs, des dessinateurs et analyse les processus de création et les inventions techniques mises en œuvre par la maison.
A l'occasion de cette publication, Marie-Laure Cassius-Duranton, historienne d'art, gemmologue, professeur au Laboratoire Français de Gemmologie ainsi qu'à l'Ecole des Arts Joailliers, a longuement interviewé Olivier Bachet.
Entretien avec Olivier Bachet : son métier de marchand, sa passion pour Cartier, les origines de son livre
Qui êtes-vous Olivier Bachet ?
Je suis marchand, antiquaire spécialisé dans le bijou ancien et les objets précieux. Je suis membre de la Compagnie Nationale des Experts et du Syndicat National des Antiquaires. Je travaille avec mes deux associés Gilles Zalulyan et Tom Korpershoek. Ensemble, nous avons créé la société Palais Royal. Nous sommes basés à Paris et à Hong Kong.
Comment êtes-vous devenu marchand ?
Je suis venu à ce métier tout à fait par hasard. C’est une histoire d’amitié. Mon meilleur ami Gilles Zalulyan est entré dans le métier dès le plus jeune âge. Dès qu’il a eu son baccalauréat, il a travaillé avec son grand-père qui était diamantaire et son intérêt s’est très vite porté sur le bijou ancien. En 2000, les circonstances de la vie ont fait que j’ai commencé à travailler avec Gilles. Avant cela, ce monde m’était totalement étranger. Ma famille n’était pas dans le métier et j’ai fait des études universitaires d’Histoire à la Sorbonne, j’étais spécialisé sur l’histoire des Jésuites français au XVIIe siècle. Cette formation n’a aucun lien direct avec ce que je fais aujourd’hui, mais elle a été intellectuellement structurante, notamment du point de vue méthodologique.
Comment avez-vous appris ce métier ?
Quand j’ai commencé, j’étais incapable de faire la différence entre un bijou moderne et un bijou ancien. Mais j’ai appris avec Gilles et en travaillant beaucoup, en observant, en regardant les pièces, de manière principalement empirique et intuitive ; ce qui est le cas pour beaucoup de marchands et qui est le contraire des universitaires. Cette connaissance empirique est essentielle mais ne suffit plus à un moment donné et pour progresser il faut aussi passer par l’étude de la documentation écrite disponible sur le sujet. Regarder les images dans les livres c’est bien, mais ça ne suffit pas. La lecture est complémentaire de la connaissance sensuelle des objets. Et comme je suis monomaniaque, j’ai lu toute la littérature sur Cartier.
Malgré tout, je crois davantage à l’expérience qu’aux connaissances intellectuelles, car notre métier est avant tout « une histoire d’œil ». Il faut savoir observer, identifier les poinçons, les numéros, analyser dans le détail les signes d’une main, d’un style. Avec le temps, ça devient une seconde nature, on est tout de suite alerté par d’infimes signaux. C’est cette connaissance qui permet de faire des affaires quand on est marchand. Après, le plus difficile dans notre métier est de fixer le prix. Dans notre société, nous sommes trois associés et il arrive régulièrement que nous n'estimions pas un même objet au même prix, et ceci même après vingt ans d’expérience.
Pourquoi cet intérêt pour la maison Cartier ?
En fait, je suis un amateur d’objets plus que de bijoux. Et la production de Cartier dans ce domaine est d’une qualité exceptionnelle et nettement supérieure à toutes les autres maisons en quantité. Mon intérêt pour Cartier a été très précoce et est dû à plusieurs raisons. D’abord parce que c’est de grande qualité, mais aussi parce que le style est reconnaissable entre tous. Bien que pour un profane tout se ressemble dans les objets de qualité de cette époque, pour un œil averti une pièce de Cartier est reconnaissable immédiatement. C’est une signature qui affirme un certain style. On peut reconnaître un objet Cartier au premier regard. Mais c’est assez ordinaire finalement. Pour faire une analogie que tout le monde comprendra, en matière de voitures une Ferrari ne ressemble pas à une Porsche qui ne ressemble pas à une Aston Martin.
Cartier, c’est la simplicité. Par exemple, au début du XXe siècle, la grande référence en matière d’orfèvrerie est Carl Fabergé. Cartier s’en inspire et fait du Cartier à la mode Fabergé. Fabergé c’est cent quarante-quatre couleurs en émail, Cartier se limite en général à quatre couleurs (bleu, vert, violet, rose). C’est pareil pour les pierres dures, toujours la même chose, surtout agate, onyx, cristal de roche et lapis, pas de malachite, de bowenite, de rhodonite. A partir d’une base simple, Cartier fabrique une grande variété d’objets. Pour les pendulettes, la maison crée à partir de quatre formes (rond, carré, rectangle, borne), presque jamais de triangle.
Autre exemple, dans les années 1920, Cartier n’utilise jamais d’émail opaque rose. On en trouve chez Van Cleef & Arpels, chez Janesich, mais pas chez Cartier. Grâce à la longévité de la maison qui produit des objets depuis le début du XXe siècle, le style évolue avec la succession des modes et donne lieu à une production particulièrement abondante toujours caractéristique et identifiable correspondant à des partis pris esthétiques bien précis. On trouve chez Cartier un nombre infini d’objets, du cure-dent à la pendule mystérieuse. Dans ce domaine, Cartier jalonne et interprète l’histoire des styles.
Quels sont selon vous les exemples les plus emblématiques ? Et quels rapports entre l’objet et le bijou ?
Du point de vue du style, on peut établir un parallèle permanent entre le bijou et l’objet. Par exemple, quand on observe l’évolution de la production entre les années 1920 et les années 1930, on est frappé par le passage d’un style exotique raffiné inspiré des arts de l’Orient et de l’Extrême-Orient fait de motifs ornementaux et naturalistes stylisés à un style plus abstrait et monumental, affirmation de la géométrie en volume.
Comme je le dis dans le livre, à partir de 1935 la géométrie douce laisse place à la géométrie virile, la surface plane est remplacée par le volume, on peut établir un parallèle de ces objets avec l’architecture de l'époque, celle du Palais de Tokyo par exemple. Dans les années 1930 la production de Cartier Londres se distingue de celle de Cartier Paris. Ce parti pris des bijoux massifs sertis de grandes gemmes de couleur (aigues-marines, citrines, améthystes) est caractéristique de Cartier Londres et se reconnait instantanément.
Dans le domaine des objets, c’est pareil, le côté massif et architecturé prime. Par exemple, des nécessaires en or avec fermoir en platine et diamants baguettes fait à Londres dans les années 1930 sont remarquables de ce point de vue. Les objets augmentent en dimensions, sont plus stylisés qu’avant. Le parallèle stylistique entre le bijou et l’objet est particulièrement développé dans la partie intitulée « l’audace de la simplicité » dans le chapitre « Rigueurs géométriques ».
Certaines créations sont d’une audace remarquable. Par exemple, cette commande spéciale pour une boîte de beauté en forme de borne kilométrique réalisée par Cartier Londres en 1936.
Mais l’audace formelle est souvent supérieure dans les pièces réalisées pour le stock. Pendant la crise, Cartier a fabriqué des pièces modernistes dans l’esprit de l’Union des Artistes Modernes comme Jean Fouquet ou Raymond Templier. L’exemple du poudrier en laque noire, corail et roses de diamant réalisé en 1934 par Cartier Paris pour le stock de Londres est caractéristique. La crise économique pousse la maison à remplacer le luxe par une audace stylistique inédite et des innovations techniques. Notamment la laque, moins chère, remplace l’émail.
C’est aussi à cette époque que Cartier dépose le plus grand nombre de brevets d’invention de son histoire. Les contraintes poussent la maison à innover non seulement stylistiquement mais aussi techniquement. De ce point de vue, le tube de rouge à lèvres en argent laqué noir, breveté SGDG (sans garantie du gouvernement) vers 1935, est caractéristique.
Cette évolution est aussi liée à la direction artistique de la maison. Les créations des années 1910 à 1930 résultent essentiellement de la fécondité du duo formé par Louis Cartier et Charles Jacqueau. Mais il ne faut pas sous-estimer l’influence des autres frères Cartier. Les idées ne venaient pas seulement de Louis. On sait que les frères de Louis intervenaient aussi. Par exemple, on a retrouvé une lettre de Jacques Cartier témoin du grand incendie de la cathédrale de Reims provoqué par les Allemands en 1914 adressée à Louis dans laquelle il lui suggère de réaliser des bijoux avec les vitraux brisés de la cathédrale. Des morceaux de vitraux de la cathédrale furent donc montés par Cartier sur des bijoux.
Nous connaissions le réemploi notamment des scarabées égyptiens dans les bijoux des années 1920. C’est incroyable et émouvant cette histoire. Quelle signification conférer à ces bijoux ?
Je crois que chez Cartier, les problématiques sont plutôt stylistiques et la symbolique n’entre quasiment jamais en ligne de compte, sauf pendant la seconde guerre mondiale avec les bijoux patriotiques. Dans les années 1920, les arts d’Orient et d’Extrême-Orient sont des sources d’inspirations formelles mais leur utilisation n’implique pas ou peu de charge symbolique. Jacqueau connaît le signe chinois qui signifie « longue vie » par exemple, mais ça reste assez anecdotique. Le problème c’est surtout de faire dans le goût chinois, la symbolique du dragon ou du phénix n’a que peu d’importance, c’est le motif qui importe. Les motifs et les couleurs sont signes des cultures. Par exemple la combinaison rouge et vert évoque la Chine ; la turquoise et le lapis lazuli renvoient à la Perse ou à l’Egypte ancienne. Une sorte de syncrétisme stylistique domine. Les exemples sont multiples comme les mélanges chinois-moghol, persan-chinois, etc.
Quant aux réemplois, ils font partie du processus de création et appartenaient chez Cartier au « stock des apprêts ». De multiples exemples existent dans les bijoux comme dans les objets. Par exemple, un poisson chinois sculpté dans une agate est transformé en manche de coupe-papier en 1930. Louis Cartier chinait beaucoup et certains objets l’inspiraient pour en créer de nouveaux.
Pour en revenir aux bijoux patriotiques, pourriez-vous nous parler de Jeanne Toussaint ? Car selon sa biographe Stéphanie Des Horts, c’est elle qui aurait inventé la broche « Oiseau en cage ».
Pendant la Première Guerre, Cartier n’utilise pas la symbolique car on peut dire ouvertement les choses, en témoigne la caricature de l’Ogre Prussien coiffé d’un casque à pointe (vol. 2, p. 34). Mais pendant la Deuxième Guerre, avec l’Occupation, on doit dissimuler ses opinions et utiliser des métaphores pour les exprimer. C’est probablement Jeanne Toussaint qui a inventé les oiseaux en cage, ce qui lui vaudra d’ailleurs d’être arrêtée par la Gestapo. Je pense que Jeanne Toussaint était une femme d’un grand talent. Elle sentait remarquablement les tendances. On lui doit notamment toute la joaillerie naturaliste d’après-guerre, les oiseaux et les animaux dont la fameuse panthère. Elle est arrivée dans la maison en 1917 et a commencé par créer des sacs. En 1933, elle est nommée à la tête de la haute joaillerie. Son talent s’exprime notamment grâce à sa collaboration avec le dessinateur Peter Lemarchand.
Comment est né le projet de ce livre ?
Je suis issu d’une famille d’intellectuels, d’universitaires. Et dans ce milieu, ça se fait d’écrire et de publier, c’est important. En faisant ce livre, j’ai d’abord accompli cette ambition de publier au moins une fois dans ma vie. Mais pas sur n’importe quel sujet bien sûr. Et puis, j’avais envie de partager mes connaissances et de montrer des objets inédits. Beaucoup de livres ont été publiés sur Cartier, mais peu ont été consacrés aux objets et peu ont étudié en profondeur le sujet. Et j’avais à cœur de parler de la fabrication, des ateliers, des matériaux employés, des sources d’inspiration, d’évoquer des choses dont personne ne parle parce que ça doit rester secret, tout en faisant œuvre d’historien. Par exemple, mettre en rapport la géographie de Paris avec les métiers. Je voulais mettre un plan de Paris du début du siècle et mettre des points à l’endroit des ateliers qui ont travaillé pour Cartier. Tout tient dans un rayon de cinq cents mètres. C’est de l'ultra spécialisation, la quintessence du savoir-faire français.
Combien de temps a été nécessaire pour écrire ce livre ?
Nous avons mis six ans à écrire et publier ce livre. Il a représenté énormément de travail, surtout pour le finir…En effet, comme on dit « le mieux est l’ennemi du bien » et si on ne devait publier que des choses parfaites on ne publierait jamais rien.
Vous avez écrit ce livre avec Alain Cartier. Pouvez-vous nous le présenter ?
Alain Cartier est le petit fils de Louis Cartier et s’est toujours passionné pour les productions de la maison. Il en a une connaissance excellente et a conservé des archives personnelles essentielles pour l’histoire de la maison. Alain est aussi marchand. C’est un grand expert et il a apporté beaucoup de collections, beaucoup de connaissances ainsi que ses archives personnelles.
Vous avez publié cet ouvrage de manière complètement indépendante, racontez-nous cette aventure.
Nous avons décidé de contrôler entièrement la publication pour être libres, mais ça n’a pas été facile. En fait, c’est comme si on devait construire une maison sans être architecte. Nous avons appris en quelque sorte le métier d’éditeur et nous nous sommes heurtés à de multiples difficultés pour réunir tous les corps de métier nécessaires à la réalisation du livre, comme celles de trouver un photographe, un maquettiste, un traducteur, …
Comment la maison Cartier a-t-elle réagi ?
Chez Cartier, ils ont tous été très enthousiastes. Je dois dire qu’ils n’ont pas posé de problème, au contraire ils ont même été très aidants. Nous avons d’excellentes relations avec eux, la maison nous a d’ailleurs autorisé à publier des documents et des photos de pièces qui proviennent de leurs collection et archives.
Justement, d’où proviennent les objets et la documentation publiée dans votre ouvrage ?
Ils proviennent de la collection Cartier, mais aussi de grandes collections particulières comme celle de la reine d’Angleterre, de musées américains, du MAD (Musée des Arts Décoratifs), du Musée du Petit Palais, de collections privées, beaucoup de notre collection (Palais Royal), des pièces que nous avons toujours et d’autres qui ont été vendus et de la collection d’Alain Cartier. Il s’agit principalement de pièces inédites, jamais publiées.
Si vous deviez choisir un seul objet de Cartier, lequel et pourquoi ?
J’aime plein d’objets différents, mais un me plait particulièrement à cause de sa simplicité apparente, symptomatique de la manière dont il a été fabriqué. C’est une boîte que j’ai vendue mais que j’aimais bien. Elle n’a l’air de rien, c’est une boîte néoclassique de 1913 en or avec un décor émaillé noir très simple reproduisant celui d’un cratère grec du Ve siècle avant notre ère, croqué par Charles Jacqueau lors d’une de ses visites au Cabinet des Médailles et des Antiques de la BNF. Louis Cartier incitait ses dessinateurs à se rendre dans les musées et les expositions. Les arts, principalement antiques (Egypte, Grèce antique), néoclassique (style Louis XVI), d’Orient, d’Extrême-Orient et contemporain ont été une source majeure d’inspiration pour la maison.
Qu’ admirez-vous le plus dans l’histoire de cette maison ?
En fait, je vais revenir à mon côté mercantile, éloigné de l’art. Je crois que ce qui me fascine le plus chez les frères Cartier, au-delà de l’art et de leur goût, c’est leur remarquable talent d’hommes d’affaires. Et c’est ce talent qui a permis à l’art de perdurer et de se développer. Si on considère la rue de la Paix et de la Place Vendôme dans les années 1920, plein de maisons étaient exceptionnelles dans leurs créations à l’époque, mais peu sont restées. Des maisons comme Janesich, Linzeler, Ghiso, Lacloche créaient aussi de belles pièces, mais elles n’ont pas perduré. Quand en1899 Alfred Cartier s’installe rue de la Paix après n’avoir été qu’un petit revendeur, il fait preuve de discernement. Avec ses fils, ils ont eu les bonnes intuitions. Par exemple, en décidant de s’installer à New York plutôt qu’à Saint Pétersbourg avant la Révolution Russe. Ils ont peut-être eu de la chance, mais ils avaient « le nez fin ». En quinze ans ils ont fait de Cartier le joaillier le plus célèbre du monde. Il fallait quand même avoir un certain talent. Et c’était vraiment des précurseurs dans de nombreux domaines. Comme l’a écrit Hans Nadelhoffer, l’histoire de Cartier c’est la combinaison d’un sens artistique et d’un sens des affaires portés au plus haut, sans jamais céder à la mode. Mieux, en faisant la mode. Par exemple, quand ils s’installent rue de la Paix en 1899, l’Art Nouveau est au sommet. Guimard conçoit les entrées du métro et Lalique est probablement le joaillier le plus remarqué de l’Exposition Universelle de 1900. A ce moment là, la plupart des joailliers, comme Boucheron ou Mellerio font des pièces Art Nouveau dans le sillage de Lalique. Mais Cartier n’aimait pas l’Art Nouveau et, à ma connaissance, il ne cèdera pas à la mode. Il considère que l’Art Nouveau, c’est la mode des bourgeois et ça ne l’intéresse pas. Ce qui l’intéresse, c’est l’aristocratie et les « aristocrates du Nouveau Monde ». C’est pour cela qu’il va autant s’intéresser à l’art du XVIIIe siècle, car c’est la référence stylistique majeure à l’époque, notamment pour les Américains. C’est certainement ce qui explique le succès du style « guirlande ».
A qui s’adresse votre livre ?
A tous les connaisseurs, les collectionneurs, les amateurs de beaux objets qui n’existent plus et sont les témoins d’un temps révolu, aux historiens et aux inconditionnels de Cartier bien sûr !
Quatre Objets d'art Cartier ayant réalisé des records de vente
Aux enchères, les records de Cartier sont surtout atteints par des bijoux. Avec Van Cleef & Arpels, Cartier est très certainement la signature la plus cotée dans le monde des ventes publiques. Les objets sont en général beaucoup moins chers que les bijoux car il y a beaucoup moins d’acheteurs potentiels. Les bijoux peuvent se porter alors que les objets se contemplent dans une vitrine ou posés sur un meuble (en même temps, c’est le cas de la plupart des œuvres d’art…). Cependant les objets exceptionnels atteignent quand même toujours des prix élevés, en particulier les objets Art Déco très raffinés et les pendules mystérieuses.
Olivier Bachet et Alain Cartier, Palais Royal 2019.
Deux volumes sous emboîtage, 976 pages. 990 euros. Edition limitée à 200 exemplaires numérotés. Existe également en version anglaise.
Palais royal
5 rue Drouot 75009 Paris.
Téléphone : 01 48 24 01 34
palais-royal@orange.fr
Suzanne Belperron, histoire d'une consécration. Entretien avec Olivier Baroin.
To read this article in English click here : The renaissance of Suzanne Belperron. An interview with Olivier Baroin.
« Suzanne Belperron est la créatrice de bijoux la plus talentueuse et la plus influente du XXe siècle » : c’est en ces termes que David Bennett, aujourd’hui Président mondial de la division joaillerie internationale chez Sotheby’s, ouvrait la vente-évènement du 14 mai 2012 à Genève qui présentait « la collection personnelle de l’un des plus grands joailliers du XXème siècle : Suzanne Belperron (1900‐1983) ».
Cette vente comportait soixante lots, qui tous ont été vendus - et pour la plupart à des prix exceptionnels, en moyenne trois fois plus que leur estimation.
Le 5 décembre dernier, lors de la vente Magnificent Jewels de Christie’s à New York, un bracelet « tube » en platine et or gris 18 carats orné de diamants taille ancienne s’est envolé pour 852 500 $, alors qu’il était estimé entre 200 000 et 300 000$. Ce bijou exceptionnel fut créé en 1935, ainsi qu'en témoigne un document contresigné de la main de la créatrice provenant des archives personnelles de Suzanne Belperron conservées par Olivier Baroin. La cote des créations de Suzanne Belperron la place aujourd’hui au rang des plus grands noms de la joaillerie - Cartier, Van Cleef & Arpels, Boucheron, Chaumet ... et les collectionneurs de ses œuvres font monter les enchères à des prix records.
Cette consécration est le fruit d’un long parcours.
Reconnue, admirée et très sollicitée de son vivant, Suzanne Belperron est brièvement tombée dans l’oubli après sa mort. Son nom a ressurgi quelques années plus tard lors de deux ventes majeures :
- celle de la collection de bijoux de la Duchesse de Windsor, chez Sotheby’s à Genève les 2 et 3 avril 1987, dans laquelle figuraient seize pièces Belperron.
- Puis, dans la très belle vente de Pierre Bergé & Associés du 17 mai 2004 à Genève qui présentait soixante-deux lots sous le titre « Créations de Suzanne Belperron ».
Mais c’est véritablement en décembre 2007, avec la découverte des archives personnelles de la créatrice par Olivier Baroin, puis avec la publication de son livre Suzanne Belperron co-écrit avec Sylvie Raulet et paru en août 2011, que le travail de la créatrice a retrouvé ses lettres de noblesse. Depuis quelques années, les maisons de vente aux enchères s’enorgueillissent de présenter des pièces Belperron ; car toutes soulignent le style unique, l’âme d’artiste, de cette grande dame de la joaillerie du XXème siècle.
Si la vie de Suzanne Belperron fut passionnante, sa postérité l’est tout autant. De la rocambolesque découverte de ses archives personnelles que l’on croyait brûlées, aux fortes tensions dans la réattribution de ses œuvres, des différends transatlantiques dans la succession de son héritage artistique, à sa cote qui enflamme les enchères, le nom de Suzanne Belperron n’est pas près d’être oublié une seconde fois.
Nous avons interviewé Olivier Baroin, expert de l’œuvre de Suzanne Belperron afin qu’il nous explique comment cette artiste célèbre en son temps puis oubliée est devenue une référence dans les salles de vente.
Genèse, vie et postérité d’un style singulier
Suzanne Belperron : jalons d’une vie
Madeleine Suzanne Vuillerme de son nom de jeune fille naquit le 26 septembre 1900 dans le Jura. A 18 ans elle reçut le 1er prix de l’Ecole des Beaux-Arts de Besançon et vint s’installer à Paris. En mars 1919, elle fut engagée comme modéliste-dessinatrice par Jeanne Boivin, veuve de René Boivin qui dirigeait la maison éponyme.
Cinq ans plus tard, elle devenait codirectrice de la maison Boivin. La même année, elle épousa Jean Belperron (1898-1970), un ingénieur originaire comme elle de Besançon, dont elle prit le patronyme. Le couple n’eut pas d’enfant.
En 1932, Suzanne quitta la Maison Boivin pour rejoindre Bernard Herz, grand négociant en perles fines et pierres précieuses, en tant que directrice artistique et technique de la Société Bernard Herz jusqu’en 1940.
Au début de la seconde guerre mondiale, peu avant les lois antisémites de Vichy, et à la demande de Bernard Herz, elle racheta sa société et créa la Société Suzanne Belperron SARL (1941-1945). En 1943, Bernard Herz fut déporté en Allemagne, d’où il ne revint pas.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, en 1946, elle accueillit Jean, le fils de Bernard Herz, lui offrant – en mémoire de son père Bernard auquel elle vouait une profonde affection- la cogérance d’une société constituée à parts égales, alors baptisée « Jean Herz Suzanne Belperron ». Suzanne Belperron assuma la direction, tant artistique que financière, de ladite Société jusqu’à la liquidation de celle-ci le 31 décembre 1974.
Des années 1930 aux années 1970, Suzanne Belperron créa sans interruption et sans jamais vouloir s’associer avec une autre maison. Sa renommée de son vivant fut grande en France et à l’étranger. Elle fut élevée au rang de Chevalier de la Légion d’honneur en 1963 en sa qualité de « créatrice joaillière ».
Après son retrait, elle continua à exercer son art uniquement pour des proches. Elle s’est éteinte à Paris le 28 mars 1983. Elle avait quatre-vingt-deux ans.
Quelques considérations sur le style Belperron
Ses créations reflètent un style tout à fait personnel, « une signature », alors même que la créatrice ne signa jamais aucune de ses pièces. « Mon style, c’est ma signature », disait-elle dans une formule restée fameuse.
Les bijoux Belperron se caractérisent bien souvent par le choix audacieux pour son temps d’associer des pierres précieuses ou perles fines à des pierres fines ou ornementales. Ainsi, Suzanne Belperron n’hésitait pas à marier saphirs et calcédoine, diamants et cristal de roche, ou bien de l’argent avec des hématites ou avec une améthyste encadrée de chrysoprases.
Ces mélanges de couleurs et de matières (transparent, translucide, opaque) engendraient des jeux de lumière particulièrement originaux. Cependant, Suzanne Belperron créa aussi des pièces qu’on pourrait qualifier de « haute-joaillerie » puisqu’elles étaient uniquement composées de matériaux précieux.
Une autre caractéristique du travail de cette avant-gardiste, ce sont des volumes qui frôlent parfois la démesure. Toutefois, précise Olivier Baroin, « même si le bijou se veut parfois un peu exubérant, il n’en demeure pas moins élégant. La créativité de Madame Belperron n’outrepasse jamais la limite du bon goût ». Et il ajoute : « son œuvre se traduit par des bijoux graphiques et purs, mais surtout sensuels, pour ne pas dire charnels ».
Ce style suscita l’engouement au-delà du monde des connaisseurs en joaillerie. Ainsi, Suzanne Belperron fut une des premières créatrices de joaillerie à obtenir des parutions dans les magazines de mode, tels Harper’s Bazaar ou Vogue. Dès 1933, Elsa Schiaparelli posait dans Vogue parée de bijoux Belperron. Les bijoux de Suzanne Belperron magnifiaient les tenues de créateurs de mode - au point que ces derniers craignaient parfois de voir leurs créations reléguées au second plan !
Une créatrice pour "happy few"
Sa clientèle était très variée. Elle comprenait des membres des familles royales et de l’aristocratie européenne, de riches banquiers et industriels, mais aussi des acteurs, des artistes et des écrivains. Ses cahiers de commande personnels attestent qu’elle reçut le Duc et la Duchesse de Windsor, Colette, Jean Cocteau, Nina Ricci, Jeanne Lanvin, Elsa Schiaparelli, Gary Cooper, la bégum Aga Khan, la baronne de Rothschild, Daisy Fellowes, la cantatrice Ganna Walska ou Merle Oberon, la ravissante héroïne des Hauts de Hurlevent, pour n’en citer que quelques-uns !
Aujourd’hui encore, ses créations restent méconnues du grand public. Depuis une dizaine d’années, cependant, elles sont très recherchées des marchands d’art, des professionnels du monde joaillier et des collectionneurs avertis.
Philippine Dupré La Tour, directrice du département bijoux et horlogerie chez Aguttes, explique que les bijoux Belperron occupent une place particulière dans ses expertises car bien souvent les clients qui lui soumettent une pièce Belperron ne soupçonnent pas sa valeur. « C’est donc un double plaisir : celui de voir ces bijoux et celui de les révéler ».
Aujourd’hui les acquéreurs de pièce Belperron relèvent d’un nouvel élitisme. Olivier Baroin constate que ce sont des acheteurs qui sont influencés plus par le design du bijou que par sa valeur intrinsèque. « Les collectionneurs qui apprécient les pièces Belperron n’ont pas besoin que leur bijou soit serti de diamants, ceux qui reconnaissent son style savent son importance ».
Durant les ventes aux enchères, les acheteurs se trompent rarement ; les pièces qui se vendent le plus cher sont celles qui sont les plus emblématiques de l’esprit Belperron. Karl Lagerfeld, qui figure parmi les plus grands collectionneurs de bijoux Belperron, résume cela ainsi : « Un bijou Belperron, ça se reconnaît tout de suite. C’est un esprit. »
Olivier Baroin et la deuxième naissance de Suzanne Belperron
Comment est née cette « filiation » entre Madame Belperron et vous ?
Par un incroyable coup du destin !
Je suis joaillier depuis 1987 et expert en bijoux anciens depuis 2001. A cette époque j’avais déjà une grande admiration pour Suzanne Belperron dont je connaissais le travail grâce à mon amie Miriam Mellini, négociante en perles, passionnée de bijoux anciens et fervent amateur de Suzanne Belperron.
Un jour de décembre 2007, alors que j’étais en train d’ébaucher un projet devant un client, ce dernier me regarde et me dit : « c’est amusant de vous voir dessiner ainsi, mon père vient d’hériter d’une dessinatrice de bijoux ». J’osais demander le nom de cette dessinatrice. Le client me répondit, manifestement incertain : « peut-être Josiane Duperron ». Mon sang ne fit qu’un tour et, très calmement, je l’interrogeai : « Êtes-vous certain ? Ne serait-ce pas plutôt Suzanne Belperron ? ».
A l’époque, nous pensions que Suzanne Belperron avait brûlé ses archives de son vivant « Her life is veiled in mystery - she burned her papers before she died », ainsi que l’expliquait Ward Landrigan au New York Times en aôut 1998.
Mon client m’a proposé de passer visiter dès le lendemain, au pied de la butte Montmartre, le pied à terre qui n’avait presque pas été ouvert depuis vingt-quatre ans et dans lequel étaient entreposées toutes les affaires de Madame Belperron. Je m’y suis rendu très tôt le matin, avant que les brocanteurs ne viennent vider les lieux, puisqu’un commissaire-priseur avait certifié à l’héritier que tout cela ne valait rien !
Je n’avais pas idée moi-même de ce que cela valait, mais je soupçonnais que ce que ce petit appartement renfermait était inestimable. Et à juste titre… il y avait là toute la vie de cette femme entreposée pêle-mêle : ses décors d’appartement, dont un salon semble-t-il dessiné par son ami Marcel Coard, décorateur et ensemblier des années 30, ses services de table, ses nappes, beaucoup d’art asiatique … l’ensemble recouvert d’une épaisse couche de poussière !
Nous avons fait un inventaire des biens, puis nous avons trouvé un accord sur le rachat des affaires personnelles de Suzanne Belperron. L’héritier était un grand Monsieur, un homme de parole très droit et très loyal, féru d’art, lui-même venant d’une famille d’artistes-peintres. Une fois qu’il eût réalisé qui était Suzanne Belperron, et fort admiratif des pièces qu’il avait vues, il souhaita que Suzanne Belperron, qui était alors quelque peu oubliée, bénéficie d’une reconnaissance nouvelle. C’est cet homme, héritier du légataire testamentaire de Madame Belperron, qui m’a suggéré d’écrire un livre sur son œuvre. Autant dire que nous lui devons beaucoup.
Il s’est éteint quelques jours après la vente de l’écrin personnel de Suzanne Belperron qui eut lieu à Genève le 14 mai 2012, rassuré quant à la pérennité de l’œuvre de la créatrice. Auparavant, il avait lu avec une infinie attention mon livre co-écrit avec Sylvie Raulet, intitulé Suzanne Belperron, qui était paru en août 2011.
C’est une histoire très romanesque !
En effet, les chances étaient infimes que je tombe sur les affaires personnelles de Suzanne Belperron ! D’ailleurs, la fille de l’héritier souhaiterait un jour pouvoir réaliser un film retraçant sa vie, son parcours. Il y a tant à raconter : son histoire personnelle, son génie créatif, ses clientes célèbres, sa succession, la découverte des archives personnelles, la reconnaissance dont elle jouit aujourd’hui et bien plus encore…
Lorsque vous avez redécouvert les archives personnelles de Suzanne Belperron, en décembre 2007, cela faisait vingt-quatre ans que la créatrice avait cessé son activité. Que restait-il de son œuvre ?
Suzanne Belperron a officiellement cessé son activité en 1975, mais en réalité elle a continué à travailler pour ses meilleures clientes ou pour des amies quasiment jusqu’à son décès en mars 1983.
Une fois acquises ses archives personnelles, j’ai débuté par un important travail d’enquête : il m’a fallu remonter la trace des bijoux, parcourir les maisons de vente, et je me suis rendu compte que 90% des bijoux de Suzanne Belperron ne lui était pas attribués, quelle que soit la période à laquelle ils avaient été faits. La personne qui faisait autorité sur les expertises de la maison René Boivin ne faisait pratiquement aucune distinction entre Boivin et Belperron. Partant du postulat que Suzanne Belperron avait débuté sa carrière chez Boivin comme « jeune vendeuse » (sic) avant d’évoluer sous la houlette de Jeanne Boivin, les certificats n’établissaient pas de différence entre son travail chez Boivin, Maison dans laquelle elle avait œuvré de 1919 à 1932, et les quarante années suivantes de sa carrière.
Aujourd’hui il est avéré que Suzanne Vuillerme, après avoir obtenu le premier prix de l’Ecole municipale des Beaux-Arts de Besançon avec un décor en champlevé sur une montre, est entrée chez René Boivin en 1919 non pas comme « jeune vendeuse » mais en tant que « modéliste-dessinatrice » avant de devenir dès 1924 co-directrice de la Maison et d’épouser Jean Belperron.
Il est également reconnu que la Maison René Boivin, avant l’arrivée de Suzanne Belperron, était un fabricant, qui travaillait en tant que sous-traitant pour toutes les maisons de joaillerie. C’était un atelier familial, qui avait racheté d’autres ateliers parisiens à la fin du XIXème siècle, d’afin de se doter des meilleurs ouvriers et d’un équipement performant.
Par exemple ces trois photos de colliers de facture relativement classique (suite de sertissures endiamantées et perles fines) ont été fabriqués en 1912 par la maison René Boivin pour Boucheron. Je suis très reconnaissant à mon amie Claudine Sablier, conservateur des archives de la maison Boucheron de m’avoir transmis ces documents. S’il est vrai qu’en 1912, René Boivin s’installa au 27 rue des Pyramides, avec des salons de réception qui jouxtaient ses ateliers, il n’en demeure pas moins que la maison s’est véritablement pourvue d’une notoriété de créateur seulement après l’arrivée de Suzanne Belperron. En témoigne une lettre de Jeanne Boivin de novembre 1923 que Suzanne Belperron conservait précieusement où il est écrit que Suzanne « est maintenant une force active nécessaire et tient une grande place dans la vie artistique de la maison René Boivin ». Ainsi, je mets quiconque au défi de me présenter les œuvres modernistes de Monsieur Boivin créateur!
Comment s’est effectué votre travail de réhabilitation de l’œuvre de Suzanne Belperron ?
De nombreuses personnes au sein des Maisons de vente m’ont aidé dans mon travail d’enquête, et particulièrement la maison Aguttes. Philippine Dupré la Tour a accepté de contacter certains de ses clients « vendeurs » - si toutefois un bijou me semblait pouvoir être de la main de Suzanne Belperron - afin de leur demander s’ils accepteraient de nous donner les noms de leurs aïeux à l’origine d’achats chez René Boivin ou Suzanne Belperron.
Cela m’a permis de rechercher dans ses archives personnelles pour voir si je retrouvais la famille du vendeur. J’ai pu ainsi remonter le temps. Je me suis alors rendu compte que de nombreux bijoux vendus sous le nom de Boivin s’avéraient être des pièces commandées chez Suzanne Belperron par la famille du vendeur après 1932.
Je suis reconnaissant à Philippine Dupré La Tour de sa coopération comme de sa confiance – les maisons de vente sont généralement assez secrètes. David Bennett m’a également énormément aidé, il a tout de suite cru au projet du livre et Sotheby’s a mis à disposition ses studios photos partout dans le monde afin que les propriétaires de bijoux Belperron puissent venir les faire répertorier, estimer et photographier. J’en suis très reconnaissant à David Bennett comme à Claire de Truchis-Lauriston qui dirigeait alors le département joaillerie à Paris. Ils ont eu le courage, la force, de prendre ce risque, alors que d’autres auraient redouté de déstabiliser le marché. Sotheby’s a d’ailleurs été d’un grand soutien pour le livre.
Après la découverte des cahiers de commande personnels de la créatrice, vous pouviez authentifier formellement ses pièces. La cote de Belperron sur le marché des enchères en a-t-elle été réévaluée ?
Lors de la sortie de mon livre, le monde joaillier et les maisons de vente en particulier ont pris conscience que Suzanne Belperron et son légataire universel avaient préservé les archives, constituée d’une vingtaine de cahiers de commande personnels que Suzanne Belperron tenait pour elle-même depuis 1937, dans lesquels on compte 6730 clients et près de 45 000 rendez-vous !
En conséquence, il devenait possible d’attribuer les pièces en bonne et due forme si l’on avait le nom de famille des commanditaires. Les cahiers d’archives s’arrêtent en 1974, mais après, entre 1974 et 1983, diverses lettres témoignent du fait que Suzanne Belperron est restée active.
Je me suis attelé à un travail de transparence en remontant à l’origine des commandes, afin de réhabiliter l’œuvre de Suzanne Belperron et de lui réattribuer les pièces qu’elle avait créées pendant cinquante ans. Mes certificats ont fini par clarifier le marché des ventes aux enchères pour Belperron. Sa cote est croissante et les prix d’adjudication voisinent avec ceux des plus grandes maisons de joaillerie.
Comment authentifier un bijou Suzanne Belperron ?
Suzanne Belperron n’a jamais signé aucune de ses créations, que ce soit chez René Boivin ou chez Herz lorsqu’elle était seule décideuse et créatrice à part entière.
En un premier temps j'étais particulièrement vigilant ! En effet, sans preuve factuelle, formelle et sans trace de commande écrite, dans le doute je m’abstenais. Au fil du temps, sachant que je possède beaucoup d’éléments : des maquettes d’atelier, des plâtres, des dessins et des esquisses, des photos et articles de presse contresignés de sa main et bien entendu les cahiers de commande personnels, j’ai réussi à faire des recoupements. Mon œil était formé par les vingt années que j’avais passées en atelier. En tant que joaillier, je suis familier de la fabrication des bijoux ; je sais comment un bijou est bâté, monté, ajusté etc…
Mais ce sont surtout les années, l’expérience d’authentification des pièces – j’en ai répertorié, répertorié et encore répertorié! – qui m’ont permis d’affiner mon expertise.
Au tout début, la qualité de fabrication de certaines pièces se rapprochait presque plus du bijou fantaisie, avec un travail fait sur de l’argent, que de la haute-joaillerie, même si je dois préciser qu’à l’époque les bijoux fantaisie étaient très bien faits.
Après-guerre, entre 1942 et 1955, on remonte en qualité de production avec un apogée dans les années 50. Tous les bijoux sont alors réalisés à la main à partir de bâtes, de plaques et de fils.
Ensuite, entre 1955 et 1970 les techniques de fabrication évoluent, la qualité de production n’est plus la même mais ce n’est pas forcément lié à un moins bon travail des ouvriers-joailliers. La fonte à cire perdue envahit le marché et la production s’accélère. On entre dans une nouvelle ère d’industrialisation du bijou. Les bijoux Belperron sont encore réalisés partiellement à la main, mais aussi en fonte.
Les années 70-80 sont plus faciles en terme de réalisation, mais quelques modèles non réalisables en fonte à cire perdue restent entièrement faits main.
Dès 1932, l’atelier Groëné et Darde a été le fabricant exclusif de Suzanne Belperron et il l’est resté jusqu’au bout. Les différents poinçons permettent de dater approximativement les créations de Suzanne Belperron et du moins, de les authentifier.
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- De 1928 à 1955, la société porte le nom de Groëné et Darde (Emile Darde et Maurice Groëné). Le poinçon présente les initiales GD surmontées de Ste dans lesquelles s’intercale une fleur de lys.
- De 1955 à 1970, elle prend le nom de société́ Darde et Fils (Emile Darde et son fils Michel). Le poinçon montre les initiales DF avec au centre une fleur de lys.
- De 1970 à 1974, elle devient la société Darde et Compagnie (Michel Darde) et a pour poinçon l’initiale D suivie d’une fleur de lys, surmontée de Ste, elle-même suivie des initiales CIE.
Dans les cas où l’on ne dispose pas dans les archives de trace d’une commande, seule l’extraordinaire habileté du lapidaire Adrien Louart (1890-1989) à qui Suzanne Belperron faisait sculpter ses gemmes permet d’authentifier les créations Belperron, même si les bijoux ne sont pas signés du fait de leur matière elle-même.
Qu’en est-il des certificats ?
Lorsqu’en septembre 2008 j’ai acquis l’ensemble des archives découvertes l’année précédente à Montmartre, le dernier légataire universel m’a mandaté pour pérenniser « l’avenir de l’expertise de toute l’œuvre réalisée par Madame Suzanne Belperron ».
C’est ainsi que j’ai commencé à authentifier les bijoux pour Sotheby’s, Aguttes, Artcurial, et tant d’autres maisons de vente…
Aujourd’hui, j’établis les certificats (ou de simples attestations lorsque j’ai l’intime conviction qu’un bijou a été créé par Suzanne Belperron, mais que je n’en ai pas la preuve formelle dans les archives !) pour la majorité des collectionneurs et des maisons de vente, y compris des maisons de vente américaines dont Fortuna dernièrement. Certains me considèrent parfois comme le gardien du temple, je dirais plutôt le gardien de la mémoire de Madame Belperron d’autant que je ne me consacre désormais pratiquement plus qu’à son œuvre.
Portfolio : les plus belles pièces Belperron passées en vente ces dernières années
Suzanne Belperron occupe une place à part sur le marché de la joaillerie. Dans l’ensemble, les bijoux Belperron atteignent des sommets dans les ventes aux enchères, mais en réalité, il n’y a pas de standard de marché applicable à Belperron.Les acheteurs se déterminent pièce par pièce, selon l’intérêt du bijou. C’est-à-dire qu’ils jugent et achètent chaque pièce en fonction de sa valeur esthétique et de sa place dans la création de Suzanne Belperron. Ces critères sont proches de ceux qu’on applique aux peintres ou aux plasticiens.
Voici une sélection supplémentaire de quelques bijoux remarquables qui sont passés en vente ces dernières années et qu'Olivier Baroin a expertisés.
AGUTTES
ARTCURIAL
CHRISTIE'S
DROUOT
Le mercredi 17 décembre 2014 Drouot présentait cette somptueuse parure collier et bracelet dont le prix d'adjudication a marqué un record. Estimée entre 10 000 et 20 000 euros cette parure s'était alors envolée pour 415 000 euros. Un travail caractéristique du style Belperron dans ces volumes et dans ces nuances délicates de bleu velouté qu'affectionnait la créatrice.
FORTUNA
Le 25 avril 2018 avait lieu à New-York chez Fortuna la vente d'une exceptionnelle collection de bijoux Belperron provenant de la succession de Bokara "Bo" Legendre.
SOTHEBY'S
Magnificent jewels & Noble jewels, 15 novembre 2018, Genève
Magnificent jewels & Noble jewels, 15 mai 2018, Genève
Magnificent jewels & Noble jewels, 15 novembre 2017, Genève
Magnificent jewels & Noble jewels, 16 mai 2017, Genève
Magnificent jewels & Noble jewels, 17 novembre 2016, Genève
Magnificent jewels & Noble jewels, 11 novembre 2015, Genève
Magnificent jewels & Noble jewels, 12 mai 2015, Genève
TAJAN
L'expert Jean-Norbert Salit présentait lors de la vente du 29 juin 2015 un rare ensemble de quatre pièces en or gris, diamants et rubis certifiés d’origine birmane, sans trace de traitement thermique. Travail français vers 1936 avec poinçon de maître de Groëne et Darde.
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La Golconde
Galerie d'Olivier Baroin
9, Place de la Madeleine. 75008 Paris.
Tél. 01 40 07 15 69
Suzanne Belperron, Sylvie Raulet et Olivier Baroin, La Bibliothèque des Arts , 2011.
Les bijoux de Suzanne Belperron, Patricia Corbett, Ward and Nico Landrigan, Karl Lagerfeld, Thames & Hudson, 2015.
Jewels from the personnal collection of Suzanne Belperron, Geneva 14 may 2012, catalogue Sotheby’s
Vente bijoux, créations Suzanne Belperron, catalogue Pierre Bergé et Associés, mai 2004
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Tous mes remerciements aux maisons Aguttes, Artcurial, Christie's, Drouot, Eve, Fortuna, PB&A, Sotheby's et Tajan.
Des remerciements tout particuliers à Olivier Baroin, qui allie comme peu d'autres la précision de l'expert et la passion du pédagogue.
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Trésors royaux de la collection Al Thani à Fontainebleau
Les Rois du Monde à la cour de France
Venir au Château de Fontainebleau, gravir l'escalier en Fer-à-Cheval, pénétrer dans la salle de Bal, se fondre dans le décor Renaissance, s'imprégner de l'élégante scénographie de François-Joseph Graf... découvrir une soixantaine d'oeuvres d'art qui chacune reflètent l'imagerie du roi ou de la fonction royale à travers les civilisations, et ce depuis la plus Haute-Antiquité : voilà ce que nous propose le château de Fontainebleau en cette fin d'été.
Quelle émotion!
L'exposition "Rois du monde " présente une collection privée, celle de SA le Cheikh Al Thani, rassemblée avec goût, originalité, sans frontière de temps ni d'espace, et avec des moyens inimaginables. Certaines oeuvres paraissent familières, peut-être aperçues dans des musées nationaux ou des collections publiques européennes. La plupart sont étonnantes, surprenantes, dépaysantes, un véritable trésor de l'humanité présenté sous forme de cabinet de curiosité et qui aurait certainement passionné les rois qui ont vécu à Fontainebleau.
Tous ces chefs-d'oeuvre ne sont pas des pièces joaillières, mais tous sont précieux. Ce feu d’artifice royal s’achève avec une "vitrine" des joyaux.
Jean-François Hebert, Président du château de Fontainebleau, nous a accordé un entretien pour évoquer cette exposition éphémère mais aussi ce qui fait l’âme de Fontainebleau.
Vincent Droguet, commissaire de l'exposition, a accepté de nous présenter la philosophie qui a guidé son travail pour "Rois du monde".
Entretien avec Jean-François Hebert, Président du château de Fontainebleau
L’exposition "Rois du monde" et l’âme de Fontainebleau
Président de l’établissement public du château de Fontainebleau depuis septembre 2009, fonctions dans lesquelles il a été renouvelé en 2014 et en 2017, Jean-François Hebert évoque l’exposition Rois du Monde et l’esprit du château, dont il a fait au fil de ses mandats successifs le quatrième château-musée le plus visité en France.
Comment caractériseriez-vous cette exposition ?
Jean-François Hebert : Ce que je trouve extraordinaire dans cette exposition, c’est d’abord la scénographie parce que pour présenter des œuvres de ce type, il faut un cadre : François-Joseph Graf a réussi à créer dans cette salle de Bal une atmosphère qui nous permet de concentrer notre attention sur les pièces mais aussi d’apprécier dans son ensemble la beauté du lieu.
François-Joseph Graf a occulté la lumière naturelle traversante en installant des rideaux rouges et blancs, pour que seuls les bras de lumière datant du règne de Louis-Philippe et nouvellement restaurés donnent sa luminosité à la salle.
Et bien sûr, la sélection d’objets est idéale, une soixante d’objets très précieux et divers : tête égyptienne, reliquaire de Saint-Louis, sabre au nom de Soliman le Magnifique, portrait miniature moghol, porcelaines de Sèvres et broche émeraude de Catherine II ... Cette variété est extrêmement intéressante et l’on ne s’y perd pas.
Le commissaire de l’exposition a judicieusement choisi le fil rouge qui relie les pièces entre elles mais aussi au château. Il a retenu la projection du pouvoir royal ou l’identification du pouvoir royal à travers le temps et à travers l’espace. Ce qui domine, c’est l’idée d’un trésor, d’un cabinet royal de curiosité : on voit bien la cohérence avec notre maison puisque nous avons abrité des trésors royaux notamment sous la Renaissance. Mais tous les rois ont eu avec eux des artistes et des collections composées bien souvent d’objets « exotiques », ou étonnants.
L’exposition est indépendante de nos collections, c’est important de le souligner : nous accueillons une collection privée étrangère. La sélection des objets s’est faite autour de discussions et d’échanges entre Vincent Droguet, dont je suis très content qu’il ait accepté d’être le commissaire de cette exposition, et Amin Jaffer le conservateur de la Collection Al Thani. Le catalogue, en revanche, fait des renvois vers le Louvre, le British Museum, le Victoria and Albert Museum, le musée de l’Ermitage, etc. et permet une comparaison des œuvres. Cela donne du poids au propos, certaines comparaisons sont vraiment très intéressantes.
Cette exposition est inscrite dans le circuit de visite, on ne paie pas de supplément pour la voir. Seul handicap : elle dure peu de temps, il ne faut pas tarder à venir la visiter !
Quelle est la politique que vous menez au château de Fontainebleau ?
Jean-François Hebert : Nous sommes actuellement en travaux. Nous modernisons et restaurons plusieurs salles du château, avec le souci de garder notre âme, et ainsi de ne pas dénaturer les lieux.
Au château de Fontainebleau, nous montrons des lieux où ont vécu trente-six souverains, de Louis VII à Napoléon III, en passant par François Ier. Ce que le public vient chercher ici, c’est prioritairement l’ambiance d’une résidence royale.
Notre rôle c’est d’être pédagogues, afin que les visiteurs sortent à la fois impressionnés par les lieux et qu’en même temps ils intègrent des repères sur la chronologie, les grands personnages, les époques, sur les arts décoratifs.
Les gens apprécient particulièrement les lieux monocolores comme le boudoir de Marie-Antoinette, même s’il y a un certain contraste entre le boudoir et la salle Napoléon à côté. Mais quand dans la même pièce comme la salle du trône qui était l’ancienne chambre du roi on trouve un plafond Renaissance et des lambris d’époques totalement différentes, il faut pouvoir se repérer. A Fontainebleau, le temps s’est sédimenté du Moyen-Âge jusqu’au Second Empire et cela crée un empilement qui donne le « style bellifontain ». Ici le temps a lissé les lieux, d’où cette atmosphère particulière que les gens ressentent comme très agréable.
Avez-vous des bijoux ou des gemmes au sein du Château ?
Non, nous ne possédons pas de bijoux mais de nombreuses gemmes sont dispersées au sein des œuvres en particulier dans le musée chinois de l’Impératrice où figurent de très beaux jades, des cristaux de roche; nous avons également des médaillons dans la Galerie François Ier qui sont en cabochon de pierre fine ou ornementale.
Très symboliquement nous présentons dans les collections du Musée Napoléon Ier l’épée de sacre de l’Empereur réalisée par les orfèvres Odiot, Boutet et Nitot et qui était ornée du diamant le Régent. Les pierres furent démontées par Nitot en 1812 et remplacées par des copies.
L’exposition présentée par son commissaire, Monsieur Vincent Droguet
Vincent Droguet est conservateur général du patrimoine, directeur du patrimoine et des collections du château de Fontainebleau. Il est le commissaire de l’exposition « Rois du monde ».
Rois du monde : pouvez-vous nous présenter cette exposition et nous dire quelques mots sur les choix qui ont prévalu ?
C’est une exposition pour nous assez atypique puisqu’elle est réalisée uniquement avec des œuvres d’une collection particulière, la Collection Al Thani, plus connue pour ses joyaux Moghols qui ont été présentés récemment au Grand Palais, à Venise, à Pékin. Mais à Pékin au printemps dernier on a aussi pu découvrir toute une autre facette de la collection avec des objets illustrant l’histoire des civilisations depuis l’Antiquité et la plus Haute-Antiquité, à la fois l’antiquité mésopotamienne – nous en avons quelques exemples ici - mais aussi des objets amérindiens, africains... Une collection qu’on imagine très vaste, et qui selon son conservateur Amin Jaffer contiendrait quelques six mille objets.
Nous présentons dans la salle de Bal soixante-trois objets de la collection. Numériquement ce n’est pas beaucoup mais ce sont des objets très importants. Plusieurs, mais pas tous, ont été présentés à Pékin. A la Cité Interdite, l‘idée était de montrer les chefs-d’œuvre de la collection Al Thani choisis par Amin Jaffer, soit quelques deux-cent-cinquante pièces. A Fontainebleau, l’articulation est très différente puisque les objets s’insèrent dans un propos choisi qui est la fonction royale à travers les âges et à travers les civilisations, et sa traduction dans le domaine des objets d’art.
Dans cette exposition, nous suivons les manifestations de la fonction royale depuis l’Antiquité jusqu’au XXème siècle – puisque nous avons un diadème en platine et diamants de la Maison romaine Petochi de la fin des années 30 – à travers différentes civilisations. Évidemment nous ne sommes pas exhaustifs : il n’y a pas véritablement de pièces chinoises sauf un plat Ming, il n’y a pas d’objets d’Afrique continentale, le monde amérindien est également absent ; on m’avait proposé des petites pièces aztèques et mayas mais je voyais mal comment les insérer dans le propos. Le Cheikh s’intéresse de surcroît au jade, aux pièces méso-américaines, c’est une ouverture très large.
J’ai souhaité que le parcours soit chronologique. Nous commençons aux origines de la fonction royale avec Sumer – la Mésopotamie- et avec l’Egypte, et nous finissons avec des objets du XIXème et du début XXème, en l’occurrence des joyaux. Sur cette chronologie, j’ai greffé une approche thématique.
Quel a été votre principal défi ?
J’ai toujours été habitué quand je faisais des expositions à aller chercher dans des institutions publiques ou des collections privées les objets qui allaient servir le propos que j’avais défini auparavant. Pour l’exposition « Rois du Monde », nous avons travaillé dans le sens inverse. C’est le corpus qui a dicté le propos.
La sélection a été faite en nous attachant à la signification des pièces, à leur importance, à la manière dont elles pouvaient venir s’insérer dans ce déroulé chronologique et thématique.
Parallèlement émergeait l’idée de la scénographie, qui a été confiée au talentueux François-Joseph Graf par la fondation Al Thani et la RMN, avec laquelle nous travaillons pour la mise en place de cette exposition.
Le prestige de ces objets nous a semblé digne de la salle de Bal. C’est pourquoi nous l’avons choisie pour les exposer ; c’est pour nous une première. François-Joseph Graf en visitant cette salle s’est exclamé : « il ne faut toucher à rien ». Aussi a-t-il imaginé pour la salle de Bal - le plus grand décor de la Renaissance en France avec la Galerie de François Ier - d’en prolonger les lambris, et de créer des vitrines qui sont comme des excroissances des lambris. La scénographie s’intègre parfaitement au décor et prolonge l’harmonie générale de la salle.
François-Joseph Graf a choisi d’utiliser l’éclairage historique de la salle pour éclairer l’exposition. Nous commencions alors à réaliser la restauration des luminaires qui avaient été mis en place sous le règne de Louis-Philippe, des lustres et bras de lumière néo-renaissance. La tenue de l’exposition a été un coup d’accélérateur qui nous a permis de réinstaller les bras de lumière qui avaient été enlevés entre les deux guerres, de les électrifier, de les équiper, ce qui fait qu’aujourd’hui nous avons pour la salle de bal l’éclairage voulu par Louis-Philippe (salle de Bal que Louis-Philippe avait fait restaurer pour le mariage de son fils le Duc d’Orléans !) C’est extraordinaire ! Les torchères, restaurées grâce à un mécénat particulier auparavant, ont également pu être électrifiées ce qui fait que nous avons triplé le nombre de sources lumineuses. C’est donc une ambiance très particulière que celle de Rois du Monde, et que nous conserverons par la suite.
L’exposition est donc exceptionnelle à bien des niveaux : collection particulière, utilisation pour la première fois de la salle de Bal, scénographie confiée à un grand décorateur, mais aussi insertion dans notre calendrier d’exposition - en conséquence l’exposition ne dure qu’un mois.
Pourquoi cette exposition à Fontainebleau ?
Le Cheikh Hamad bin Abdullah Al Thani est largement de culture française. Il a été élevé en partie en France. Son regard, son goût pour les arts se sont formés en France dans nos musées, au Louvre, à Versailles, dans les résidences royales et il a un attachement très particulier pour le château de Fontainebleau. La proposition de faire une exposition à Fontainebleau correspond au goût très vif qu’il a pour cette maison. Le fait d’accueillir sa collection particulière ici nous a semblé parfaitement légitime.
Le château de Fontainebleau est le lieu où les souverains ont le plus durablement habité. C’est une résidence fréquentée par les rois depuis l’époque médiévale jusqu’à la fin du Second Empire. Les premiers présidents de la IIIème République, Sadi Carnot et Félix Faure, sont venus ici en résidence d’été. Fontainebleau est véritablement une résidence du pouvoir. Pendant huit siècles, les souverains se sont succédé ici y laissant chacun leur marque.
D’autre part, il y a une idée qui m’est assez chère dans cette exposition, c’est l’idée que l’on remet au cœur du château, dans un espace très privilégié, ce qui est du domaine du trésor. Du trésor de pierres précieuses, du trésor de métaux précieux, mais aussi une espèce de trésor de la civilisation, une accumulation d’objets signifiants de toutes les civilisations.
C’est une tradition que l’on retrouve depuis longtemps dans les résidences royales, et pas seulement françaises. Cette tradition existait à Fontainebleau du temps de François Ier et de ses successeurs. La notion de trésor se cristallise sous François Ier ici à Fontainebleau.
Le trésor de François Ier, dont une partie était héritée de sa première femme Claude de France et de sa belle-mère Anne de Bretagne, était conservé dans une pièce au-dessus de la chambre du roi et comportait plus de 800 numéros d’inventaire. S’y trouvaient des reliquaires, des pierres précieuses montées ou pas, des coupes en pierre dure (jaspe, lapis-lazuli, cristal de roche), des objets insolites venant du monde entier. Un vrai cabinet de curiosité ! Ce trésor quitte Fontainebleau en 1561 à cause des troubles des guerres de religion pour être envoyé à la Bastille en lieu sûr, et va ensuite se diluer au gré des conflits. La salière de Benvenuto Cellini que l’on peut voir aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum à Vienne faisait partie de ce cabinet de curiosités.
L’idée de renouer avec cette tradition du trésor des rois étendue au monde entier, au cœur même de la résidence royale, dans des vitrines qui sont comme des armoires de la Renaissance qui peuvent s’ouvrir pour découvrir ce cabinet de curiosités me paraît profondément cohérente avec les lieux.
Y a t-il un lien entre les œuvres de cette exposition et la France ? Une mise en résonance avec des objets du château ?
Pas forcément, quoique... Nos expositions sont habituellement très focalisées sur l’histoire de Fontainebleau (Henri IV, Louis XV, la rencontre du Pape et de l’Empereur) ; là on ouvre au monde entier et à ses différentes civilisations. Cette exposition permet de mettre en regard des œuvres de la Renaissance italienne ou du XVIIIème siècle allemand avec une pièce mésopotamienne, et de les faire éventuellement dialoguer.
Les rois n’ont pas eu connaissance des différents objets présentés ici, mais depuis le règne François Ier, la recherche des antiquités est devenue une activité parfois frénétique. Guillaume du Choul, le grand érudit du Fontainebleau de François Ier, écrit « vostre magnifique maison de Fontaine le bleau, asile de toutes antiquitez » (in Antiquités romaines, 1547). Fontainebleau était le lieu de destination des objets antiques que l’on mettait au jour, notamment dans le sud de la France. Cette idée que les vestiges de la civilisation gréco-romaine soient thésaurisés à Fontainebleau, comme légitimation du pouvoir d’un roi qui s’inscrit dans la lignée des empereurs romains, existe dès la Renaissance. Dans « Rois du monde » ce concept est étendu à une Antiquité qui était presque inconnue à ce moment-là, mais le sens est le même.
Une seule pièce est issue de vos collections ?
Oui, nous présentons dans la salle de Bal uniquement des œuvres de la collection Al Thani mais nous avons placé sur l’estrade de la cheminée une pièce qui nous appartient : le trône-palanquin du roi de Siam. Encore une résonance de civilisations lointaines. L’Impératrice Eugénie avait installé au rez-de-chaussée du Gros Pavillon un musée dit « musée chinois » constitué des pièces issues de la prise du palais d'été de Pékin en 1860, mais aussi des présents diplomatiques de l'ambassade siamoise venue à Fontainebleau le 27 juin 1861. Les ambassadeurs de Siam ont déposé au pied du trône de Napoléon III dans la salle de Bal soixante-dix cadeaux dont ce trône-palanquin, quelques pierres et le fameux anneau navaratna. En témoigne le tableau de Jean Léon Gérôme que le musée national du château de Versailles et de Trianon nous a déposé très généreusement pour trois années. C’est un petit clin d’œil à l’ambassade de Siam et à l’ouverture vers d’autres civilisations. Cela nous permettait également de faire le lien entre deux sections de l’exposition et d’introduire à l’Empire Moghol.
Les joyaux des Rois du monde
Onze pièces sont véritablement des "joyaux" sur les soixante-trois que présente l'exposition. Cependant, force est de constater que la majorité des oeuvres offre un intérêt minéralogique, sinon gemmologique. En effet, les "Rois du monde", dans l'idée d'affirmer leur légitimité, de faire montre de leur pouvoir et de prouver leur puissance, ont toujours eu à coeur de posséder des oeuvres réalisées dans les plus nobles matériaux.
Tête d'homme en rare quartzite rose, tablette néosummérienne en stéatite noire, monnaies d'or - double denar de l'époque sassanide, pièces à l'effigie de l'empereur moghol Jahangir -, médaillons de la Renaissance allemande en or émaillé, ensemble d'objets de nacre, rarissime ensemble (Aiguière, bassin et paire de flambeaux début XVIIème) réalisé en "or de la Baltique", l'ambre, porcelaines de Sèvres aux camées de Catherine II, mais également des tabatières en or et diamants, un étui à cigarettes orné de la couronne impériale de Russie de Peter-Carl Fabergé, les lunettes du roi Farouk etc... rien de tout cela ne vous sera ici présenté!
Nous avons sélectionné sept bijoux qui reflètent le parti-pris chronologico-thématique de Vincent Droguet. A vous d'aller découvrir dans l'écrin de la salle de Bal, le pendentif achéménide à vertu prophylactique, le collier d'émeraudes et de diamants d'Hélène d'Aoste, la broche saphir réputée provenir de l'impératrice Joséphine, ou bien encore le très beau diadème "Fleur de lis" de la Maison Petochi.
L'art scythe
D'influence classique, ces bijoux en or montrent le raffinement des techniques et la qualité du travail des orfèvres d'Asie centrale entre les IXème et IIIéme siècle avant J.-C. Caractéristique du style animalier scythe, le motif serpentiforme des bracelets est récurrent dans l'histoire de la bijouterie. Ce motif court de l'Antiquité à nos jours, en passant par la Renaissance et le XIXème. Le porté de ces bracelets-manchettes par paire identique devient rare après le Second Empire.
L'Art de la Grèce orientale
Ce bracelet du Vème siècle av. J.-C est d'une grande beauté : le haut de ce jonc présente un délicat travail de l'or en filigrane surmonté de chaque côté par une tête de chèvre. En agate très finement sculptées, les deux têtes se regardent. On admire chez chacune les colorations variées de leur pelage. Des bracelets de même dessin s'observent sur des reliefs antiques (Ninive). Kenneth Lapatin, conservateur au J.Paul Getty Museum explique dans la notice de l'oeuvre que ce type de bijou - plus fréquemment orné de têtes de lions- était également un objet de contemplation pour son noble propriétaire.
L'Art romain impérial
Ce camée en sardonyx typiquement romain témoigne de la virtuosité atteinte par les glypticiens de l'époque julio-claudienne. La gravure sur cinq couches donne à voir les zonations de couleur du minéral et la variété de ses teintes (blanches, orangé, brunes). Cette effigie de la déesse guerrière Minerve, en raison de sa taille importante était probablement portée au centre d'une broche et non pas montée sur une bague.
L'art germanique au XVIIIème siècle
Cet étonnant monument miniature fut créé à l'occasion du couronnement de Charles VI (au centre de l'oeuvre) et témoigne du goût vif de cette époque pour les petits objets d'orfèvrerie. Délicatement émaillé, ce "triomphe minuscule" est serti de perles fines et de pierres fines (mais aussi de verre). Quant à l'iconographie de cette oeuvre miniature, elle rassemble tous les emblèmes impériaux.
Un des joyaux du trésor impérial russe au XVIII
Cette broche faisait partie de l'écrin de Catherine II de Russie. La Grande Catherine, à l'instar du Roi-Soleil, avait une passion pour les pierres précieuses. De surcroît, la richesse de ses parures joaillières participaient pleinement à la "théâtralité" du pouvoir impérial. Cette émeraude présentée en dernière section de l'exposition avec quatre autres joyaux, est d'origine colombienne et pèse soixante carats! Elle est entourée de diamants provenant vraisemblablement d'Inde, sinon du Brésil où des gisements diamantifères avaient été découverts trois décennies plus tôt.
Une version royale d'un bijou de sentiment anglais au XIXème
Ce ravissant "diamant-portrait" est une des dernières acquisitions du Cheikh, et je crois, un de ses coups de coeur...
Le roi Georges IV d'Angleterre est représenté, peint sur ivoire, sur ce médaillon qu'il avait offert à son amante Maria Fitzherbert. L' histoire de cet amour impossible atteint des sommets de romantisme lorsque l'on sait que le roi fut enterré avec le pendant de ce médaillon sur lequel figurait le portrait de Maria Fitzhebert, "la femme de mon coeur et de mon âme".
Spectaculaire joaillerie française sous le Second Empire
L'exposition s'achève par une célèbre pièce de joaillerie française, qui avait été présentée lors de l'exposition Spectaculaire Second Empire à l'automne 2016 au musée d'Orsay. Cette broche de devant de corsage "rose" appartenait à la Princesse Mathilde, cousine de Napoléon III et grande collectionneuse de bijoux. Ce bijou reflète à la fois le goût pour la nature de cette époque, et par ses dimensions, l'audace des parures qui ornaient les robes à crinolines lors des fêtes impériales.
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Les quelques chefs-d’œuvre présentés dans cet article soulignent la richesse, et le haut niveau de qualité atteint par la collection Al Thani. « Rois du monde » est une exposition remarquable, à découvrir au plus vite, puisque dès le 8 octobre les œuvres quitteront la « vraie demeure des rois, la maison des siècles » (Napoléon Ier)
Pour conclure, après l’exposition des joyaux en 2017, après celle des chefs-d’œuvre des Rois du monde, nous espérons un troisième volet plus pérenne. Dans les prochaines semaines, le CMN et la Fondation Al Thani devraient signer un partenariat afin que puissent être présentées au grand public d'autres œuvres de la collection. Rendez-vous en 2020, dans les salons historiques de l'Hôtel de la Marine ?
Mise à jour 25 octobre 2018 : Le Centre des monuments nationaux et la Fondation Collection Al Thani se réjouissent d’avoir signé un accord concernant l’Hôtel de la Marine.
Informations pratiques et lectures bellifontaines
"Rois du monde, art et pouvoir royal à travers les chefs-d’œuvre de la collection Al Thani"
8 septembre – 8 octobre 2018
Exposition organisée par la Al Thani Collection et le château de Fontainebleau, avec le soutien de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais.
L’exposition est ouverte tous les jours sauf le mardi, de 9h30 à 18h en septembre (dernier accès à 16h45), et de 9h30 à 17h (dernier accès 15h45) à compter du 1eroctobre.
Le catalogue de l’exposition Rois du monde est édité sous la direction de Vincent Droguet, commissaire de l’exposition. Une quinzaine d’éminents spécialistes y ont collaboré. Editions de la RMN-GP, 264 pages, 160 illustrations, 45 euros.
Pour aller plus loin :
Fontainebleau. Vincent Droguet, Béatrice Lecuyer-Bibal. Pro Libris, 2014
Henri IV à Fontainebleau : Un temps de splendeur. Paris, RMN, 2010
Le roi et l'artiste : François Ier et Rosso Fiorentino : Château de Fontainebleau. Thierry Crépin-Leblond, Vincent Droguet. Éditions de la RMN-Grand Palais, 2013
Un jour à Fontainebleau. Guillaume Picon, Eric Sander. Flammarion, 2015
Recherches sur l'antiquaire lyonnais Guillaume du Choul, Jean Guillemain. 2002, Ecole nationale des chartes.
Les Scythes, orfèvres nomades de la steppe, Le Courrier de l'UNESCO, décembre 1976.
Quant aux joyaux, ils poursuivent leur périple international et seront présentés dès le 3 novembre, et jusqu’au 24 février 2019, au Legion of Honor museum, Fine Arts Museums, San Francisco.
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Tous mes remerciements à Messieurs Hebert et Droguet. Ainsi qu'à : Amin Jaffer, Alexis de Kermel, et Matthew Paton.
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Visuel. de "une" : Plaque d'or représentant le combat d'un héros et d'un lion (Cat.6) Ziwiyé (Iran). VIIIe-VIIe siècle av. J.-C.
H. : 14 cm ; L. : 10,3 cm. BELC513
Localisation: Doha, Collection Al Thani. Photo © The Al Thani Collection. 2018. All rights reserved. Photographs taken by P. J. Gates Ltd
L'audacieux pari de Gem Genève : interview de Ronny et Nadège Totah
Ronny Totah et Thomas Faerber comptent parmi les sommités du microcosme international des négociants en pierres précieuses et bijoux anciens. Ils sont les co-fondateurs et les co-organisateurs du salon Gem Genève dont la première édition s’est déroulée du 10 au 13 Mai 2018 à Genève.
Secondés tous deux par leurs filles, Nadège Totah et Ida Faerber, ils ont créé un Salon international de gemmes et de bijoux - anciens et plus contemporains - d’un esprit nouveau. Leur intention était de concilier l'excellence avec l’attention et le respect d’autrui, les gemmes et les bijoux avec un devoir de transparence et d’éthique, mais aussi de valoriser les exposants les uns par rapport aux autres.
Annoncé à grand renfort de médias, soutenu par Christie’s et Sotheby’s qui présentaient de façon concomitante les « viewing » de leurs « Magnificent Jewels », Gem Genève a-t-il été à la hauteur des espérances de ses organisateurs, de ses exposants, des visiteurs?
A l’heure où la première édition de ce Salon s’achève, c'est le moment des premières conclusions.
Rencontre avec Ronny Totah et son bras droit, sa fille Nadège Totah
Quelles sont vos premières impressions à l'issue de Gem Genève ?
Ronny Totah : Je m’étais intimement dit à moi-même que je jugerais de la réussite du Salon le soir de sa fermeture, dimanche 13 mai, en sondant le degré de contentement des exposants. Dans les faits, les exposants sont venus me remercier une demi-heure après l’ouverture du Salon. Des marchands heureux, c’est une première ! Les visiteurs ont eux aussi l’air contents. Je pense qu’avec Thomas et Ida (Faerber), nous avons réussi à donner une âme à Gem Genève. Pour moi, c’est cela la réussite.
Nadège Totah : J’ajouterais que la qualité des exposants qui nous ont suivis dans ce projet est également le signe de ce succès.
Ce Salon s’inscrit-il d’emblée dans la lignée des grandes foires internationales ou bien est-il différent ?
Nadège Totah : Cela fait dix ans que je voyage dans tous les salons et foires internationales de gemmes et de joaillerie : Miami, Las Vegas, Hong Kong, Singapour et Bâle jusqu’à l’année passée. Je crois qu’avec Gem Genève nous avons réussi quelque chose d’inédit. Les gens s’y sentent bien, ils sont détendus. Les exposants ne sont pas confrontés aux mille et un problèmes matériels habituels. Nous-mêmes, en tant que marchands, nous avons bien souvent ressenti une profonde insatisfaction lors des salons auxquels nous participions. Un sentiment de solitude, d’incompréhension. L’impression d’être dans des Salons de professionnels mais qui n’étaient pas conçus pour nous, ni adaptés à nos besoins. C’est la raison pour laquelle, après quarante années de vie professionnelle dans l’univers de la joaillerie et des gemmes et forts de ce constat empirique, mon père et Thomas Faerber ont décidé de créer leur propre Salon.
Ronny Totah : Marchands depuis plusieurs décennies, Thomas et moi connaissions précisément les besoins des négociants, diamantaires, experts, bijoutiers qui participent tout au long de l’année à ces épuisantes manifestations internationales. Alors, nous nous sommes improvisés organisateurs !
Et je crois que nous avons trouvé ce juste équilibre que nous recherchions comme marchands. Cette harmonie repose sur de nombreux détails aussi bien techniques (lumières, caméra de sécurité, prises multiples, aéroport, gare et hôtellerie à proximité) que sur des attentions (bouteilles d’eau déposées tous les matins sur les stands, petits déjeuners offerts aux exposants…). Les exposants ont été placés de façon à ce que le visiteur se promène le plus possible dans le salon. Gem Genève est organisé en quinconce, en labyrinthe et l’année prochaine il est prévu que tous les exposants changent de place. Ce n’est pas le premier arrivé qui a le meilleur emplacement, l’idée n’est pas celle-là.
Nadège Totah : Notre gestion des stands s'est davantage inspirée du plan de table d'un mariage que d'un business individualiste !
Ainsi, les différents métiers du secteur joaillier n’étaient pas regroupés, ni les experts les plus célèbres mis ensemble. Nous avons tenté de répartir le plus possible les différents et nombreux acteurs de ce Salon : négociants en pierres précieuses, diamants ou perles, experts en joaillerie ancienne, bijoutiers, fabricants.
A rebours des autres manifestations, nous avons offert le cœur du Salon à la nouvelle génération. HEAD, la Haute Ecole d’art et de design de Genève, une dizaine de designers internationaux et quatre nouveaux talents occupaient l’espace central de Gem Genève.
Ronny Totah : Sans oublier les cinq Laboratoires de gemmologie (GIA, Gübelin, SSEF, AGL, GGTL), les conférences, et l’incontournable librairie d’art de Bernard Letu. Ce genevois de renom avait pour l’occasion rassemblé une sélection extrêmement pointue de livres de joaillerie et de gemmologie.
Un mot sur la stratégie de Gem Genève de se tenir à cheval sur les Magnificent Jewels ?
Ronny et Nadège Totah : Dès les premiers préparatifs du Salon à l’automne dernier, nous nous sommes concertés avec Christie’s et Sotheby’s. Je dirais que c’est un rapport « gagnant-gagnant ». De nombreux marchands qui ne se déplaçaient plus tellement à Genève reviennent; et les clients des ventes eux viennent visiter le salon.
En effet, l’on retrouvait bien souvent de grands joailliers internationaux (dont la star des joailliers venue du pays de Golconde), aussi bien chez les marchands de pierres de Gem Genève, que dans les salons du Four Season’s ou du Mandarin Oriental où exposaient Christie’s et Sotheby’s… Gem Genève connaîtra donc un second volet ?
Nadège Totah : Les dates sont déjà fixées, du 9 au 12 Mai 2019. Pour cette première édition, nous espérions 80 exposants et nous sommes 147!
Nous ne sommes allés chercher personne. C’est uniquement grâce au respect inspiré par mon père et Thomas Faerber, à la confiance et aux amitiés de longue date qu’ils ont nouées dans le milieu que les exposants ont suivi. On connaissait 90 % d’entre eux…
Pour l’année prochaine nous avons déjà une liste d’attente. On ne veut cependant pas trop agrandir Gem Genève, même si matériellement on le pourrait car il reste de l’espace libre. Nous tenons à conserver cette idée de salon à échelle humaine, cet équilibre qui contribue à la réussite de cet événement.
... rendez-vous donc l'année prochaine : et gageons que le Salon lancé par les Totah et les Faerber fera école, tant il correspond aux aspirations du monde de la joaillerie qui a massivement souscrit à cette formule audacieuse
HOROVITZ & TOTAH SA
Place de la Fusterie 9-11
1204 Genève
THOMAS FAERBER SA
29, rue du Rhône
1204 Genève
GEM GENEVE
Route François-Peyrot 30,
1218 Le Grand-Saconnex
Ronny Totah : quelques trésors historiques de ma collection
Ronny Totah, co-fondateur de GemGenève, nous a confié ses coups de coeur joailliers et artistiques.
Des gemmes
J’ai deux passions dévorantes connues de tous : les saphirs du Cachemire (non traités) à la couleur incomparable (bleu-bleuet). Et les perles fines.
Dans les deux cas, ces passions s'enracinent dans le passé… Découverts en 1881, les gisements de Zaskar (à deux cents kilomètres au sud-est de Srinagar) produisant les fameux saphirs du Cachemire sont fermés depuis la fin des années soixante-dix.
Quant aux perles fines, elles sont devenues rarissimes. Le coût et les difficultés inhérentes à la pêche aux perles fines, ainsi que la pollution des mers rendent ces gemmes organiques très difficiles à trouver de nos jours. Les perles que je présente, en rang ou individuelles, sont pour la plupart des perles anciennes. Voire historiques.
Un bijou de provenance impériale
Cette broche caractéristique de la moitié du XIXème siècle est composée de trois perles fines semi-baroques en forme de goutte d’un poids respectif de 39, 40 et 60 grains, de plusieurs rubis dont un birman de 1,8 ct, et de diamants (Rapport d’identification SSEF). C’est un bijou de provenance historique qui aurait appartenu à l’Impératrice Eugénie (1826-1920).
Lors de la chute du Second Empire, suite à la défaite de Sedan en septembre 1870, l'impératrice a pu s'échapper des Tuileries et s’est réfugiée en Angleterre où de proches amis lui ont fait parvenir clandestinement ses bijoux personnels. Afin d’améliorer les conditions matérielles de l’exil familial, Eugénie décide de mettre en vente certains bijoux de sa cassette personnelle dès janvier 1872. Elle remet alors les bijoux dont elle est prête à se séparer à M. Harry Emanuel (1831-1898), un joaillier renommé de Londres.
Il avait été honoré du titre d’« orfèvre de la Reine et du Prince de Galles » et était l’auteur d’un ouvrage de référence intitulé Diamonds and Precious Stones, 1865.
Un article du New York Times en date du 21 janvier 1872 fournit quelques informations (page 6) sur cette première vente : “The jewels of the Empress Eugenie are for sale. Mr. Harry Emanuel has many of them at his establishment in New Bond-street, and is now offering them to his customers”. Vous pouvez consultez intégralement cet article instructif en cliquant ici.
La broche exposée ici dans l‘intimité d’une vitrine interne (stand Horovitz & Totah) proviendrait de cette première vente des bijoux personnels d’Eugénie par Harry Emanuel. L’écrin est d’ailleurs signé du joaillier londonien. Cette broche est caractéristique du goût personnel d’Eugénie pour les bijoux délicats, romantiques, avec ses perles et diamants qui ruissellent en gouttes. Les bijoux privés de l’Impératrice diffèrent de ceux qu’elle portait lors de représentations officielles. L’Impératrice devait alors apparaître parée des attributs du pouvoir impérial : les Diamants de la couronne de France, dont la facture était bien plus imposante que celle de ses bijoux personnels.
Six mois après la vente d’Harry Emanuel, l’Impératrice déchue se défait d’autres bijoux de sa cassette personnelle. La nouvelle vente est orchestrée par Christie, Manson & Wood le 24 juin 1872 à Londres. Elle est présentée en ces termes : “A portion of the magnificent jewels, the property of a distinguished personage” et comprend cent-vingt-trois lots.
La vente la plus spectaculaire des joyaux d’Eugénie reste bien entendu celle de mai 1887, lorsque la IIIème République mit en vente publique les Diamant de la Couronne de France. Les plus belles parures d’Eugénie, chefs-d’œuvres de la joaillerie française du XIXème, furent alors dépecées pour la plupart et irrémédiablement dispersées.
La broche d’Eugénie fut ensuite portée par Madame Ernest Raphael. Cette dernière est représentée en 1905 sur un magnifique portrait de John Singer Sargent (1856-1925).
Maître de l’art du portrait à cette époque, John Singer Sargent donne une valeur de document à ce tableau par la précision du décor et des accessoires qu’il dépeint. Notamment la broche. Madame Ernest Raphael, Flora Cecilia Sassoon de son nom de jeune fille, aurait reçu ce bijou de son père, David Reuben Sassoon, qui était un ami du roi Edouard VII. La broche est restée dans la famille jusqu’en 1983.
Ce tableau fut présenté chez Sotheby's le 22 mai 2002 lors de la vente "American paintings". Vous pouvez zoomer sur le bijou -entre autres- en cliquant sur ce lien. Ce portrait figure également dans le catalogue raisonné Sargent Abroad, Figures and Landscapes écrit par Warren Adelson, Donna Janis, Elaine Kilmurray, Richard Ormond, Elizabeth Oustinoff.
Un tableau
J’ai récemment acquis ce portrait de Miss Peggy Hopkins Joyce peint par Raymond Perry Rodgers Neilson (1881-1964). Ce tableau appartenait à mon ami Fred Leighton, le célèbre joaillier new-yorkais décédé en juillet dernier. Il figurait dans la vente de Sotheby's intitulée "The Jeweler’s Eye: The Personal Collection of Fred Leighton".
Peggy Hopkins Joyce (1893-1957) était une starlette des Années folles. Elle dansait au Ziegfeld Follies, et sa vie personnelle défraya la chronique plus d’une fois. Elle connut six mariages et autant de divorces. Peggy collectionnait les amants, les fourrures et les diamants. Avant Marilyn Monroe, elle aurait pu chanter « Diamonds are a girl's best friends » !
Sur le portrait, de R. Perry Rodgers Neilson elle porte un diamant de 127,01 carats appelé le « Portuguese diamond ». Le nom de ce diamant provient du fait qu’il aurait été extrait au Brésil. Par la suite, il aurait appartenu à la Couronne du Portugal. En réalité, ce diamant provient fort probablement de la mine Premier à Kimberley en Afrique du Sud et aurait été trouvé au début du XXème siècle.
C’est d’ailleurs auprès de la société Joyce Black, Starr & Frost que Peggy Hopkins acquis en février 1928 le « Portuguese diamond ». Elle porte cet incroyable diamant monté sur un tour de cou en platine et serti de diamants. On remarque également ses bracelets et la monture de son solitaire tout aussi caractéristiques des bijoux Art Déco de cette époque.
En 1951, Harry Winston racheta le « Portuguese diamond » de Peggy Hopkins Joyce. Et, en 1963, l’échangea au Smithsonian contre… 3 800 carats de petits diamants ! Ce diamant se trouve toujours exposé dans la galerie Gem du Musée national d'histoire naturelle de Washington.
Crédit photo du visuel de "une" : David Fraga
Patrick Dubuc : l'art lapidaire retrouvé
La beauté exceptionnelle des bijoux et des pierres légués par l’Histoire repose largement sur un art de la taille dont bien des secrets se sont aujourd’hui perdus. C’est ce qui rend l’art de Patrick Dubuc aussi rare : par passion, se formant lui-même, utilisant ses connaissances mathématiques et un œil affûté, il a su retrouver les arcanes de l’art lapidaire employé pour tailler quelques pièces emblématiques. Il a ainsi pu démontrer sa virtuosité avec les répliques des « Vingt plus beaux diamants du Roi-Soleil » présentées récemment à l’Ecole des Arts Joailliers et bientôt au Museum National d’Histoire Naturelle. Rencontre avec ce lapidaire au parcours inattendu.
Comment êtes-vous devenu maître-lapidaire ?
J’ai commencé en 2010 seulement, c’est donc très récent pour moi. J’ai commencé grâce à un voyage en famille aux Etats-Unis, dans le Montana. Nous avions cherché des petits saphirs sur un site géologique autorisé. Parmi les saphirs que nous avions trouvés, un était plus gros que les autres. J’ai pensé que cela serait plaisant de le tailler et c’est ainsi que l’aventure a commencé ! J’ai acheté une machine avant même d’avoir commencé à prendre des cours. J’ai cherché quelqu’un susceptible de m’enseigner à Québec et, comme je n’ai trouvé personne, j’ai appris à l’aide de tutoriels sur internet et par moi-même.
Un investissement de départ important pour une passion naissante !
J’ai été chanceux, j’ai trouvé une machine pas trop dispendieuse, mais il fallait que je la répare. Cela m’a obligé à comprendre comment elle fonctionnait, et à faire tous les ajustements possibles pour l’améliorer, la calibrer. Ces réparations m’ont permis de me familiariser pleinement avec les techniques de taille des pierres.
Quel métier faisiez-vous à ce moment ?
Le même qu’aujourd’hui : depuis une vingtaine d’année je suis enseignant en physique au niveau collégial – ce qui est équivalent à la terminale ou au début d’université en France (mes élèves ont 17-18 ans). Aujourd’hui la taille des gemmes prend de plus en plus de place dans ma vie ; je passe plusieurs heures par semaine à l’atelier, je m’installe avec ma petite musique !
Les mathématiques sont consubstantielles à mon métier de lapidaire. On peut faire de la taille de façon classique, sans avoir besoin alors des calculs mathématiques : on suit une recette, des séquences et on peut faire de très belles pierres.
Mais pour faire des répliques de gemmes historiques, c’est-à-dire de tailles qui ne sont pas symétriques alors là j’ai besoin nécessairement de l’univers des calculs mathématiques. Je n’ai pas le choix !
Des prix sont venus très rapidement récompenser votre travail...
Je me suis inscrit au concours annuel international de « The United States Faceters Guild (USFG) » dès 2013 afin que mon travail soit évalué par des professionnels. La précision est le mot-clef de ce concours. La réussite à ce concours repose sur la précision au niveau de la taille, du polissage et des dimensions de la gemme. Un modèle unique est imposé à tous les participants d’une même classe. On taille la pierre dans notre atelier, à notre rythme, puis on l’envoie par la poste. Le concours est basé sur la confiance, comme le veut la tradition diamantaire. Et dans l’ensemble, ce sont principalement des amateurs éclairés, des passionnés qui y participent.
J’ai été classé second au pré-master de l’USFG en 2013. En 2014 je ne voulais pas de la deuxième place, alors j’ai travaillé fort et suis arrivé 1er au Master, et en 2015 nous étions 1er ex-aequo au Grand Master.
Gagnant de la 2e place PRE-MASTER USFG 2013
--> Ash-er Rond symétrie de 8 en step cut
Gagnant de la 1e place MASTER USFG 2014
--> Heart of nine
Gagnant de la 1e place GRAND MASTER USFG 2015
--> Tumbuka Fulu, sky blue topaz
J’avais fait une petite erreur et ça a baissé ma note à 99, 6352 %. Il y a des années où des tailleurs arrivent à 100% ; participer à ce concours relève d’une quête de la perfection en somme.
Racontez-nous votre rencontre avec le Professeur François Farges.
Je me suis intéressé rapidement au Diamant Bleu de la Couronne de France, chef d’œuvre lapidaire par excellence.
En cherchant des informations et des modèles, je suis tombé sur les travaux de François Farges.
J’ai osé lui écrire. J’avais alors déjà fait des recherches de symétrie et de modèles qui l’ont intéressé et il m’a répondu. Depuis, nous sommes restés en contact.
François Farges m’a envoyé le scan informatique du moulage en plomb du Diamant Bleu, celui-là même qu’il avait retrouvé dans les réserves du MNHN en 2007. Après avoir travaillé sur la modélisation du Diamant Bleu, je me suis intéressé au Tavernier bleu (c'est-à-dire le Diamant Bleu de 115,4 carats tel que Jean-Baptiste Tavernier l’avait rapporté à Louis XIV en 1668. Ce diamant avait alors une taille lasque d’époque Moghole. Par la suite, en 1672 et 1673 il fut retaillé sous la supervision du joaillier ordinaire du roi Jean Pittan en une pierre de 69 carats qu’on appelle aujourd’hui le Diamant Bleu du Roi-Soleil). Pendant plus d’un an je me suis attelé à faire un modèle en trois dimensions de cette pierre.
Le modèle existant alors du Tavernier bleu n’était pas satisfaisant, ni en poids ni en dimension. En informatique, on peut insérer une pierre dans une autre, j’ai donc mis le Diamant Bleu dans le Tavernier bleu et cela ne fonctionnait pas. Jusqu’à ce que je trouve un modèle fidèle au dessin d’Abraham Bosse et qui puisse être logique en termes de masse, de poids et de dimension.
Après le Tavernier bleu, François Farges a voulu que nous passions aux dix-sept autres plus beaux diamants de Louis XIV rapportés d’Inde par Jean-Baptiste Tavernier : l'idée était là, le projet était lancé !
De façon informatique, j’ai commencé à faire chacun des modèles de la planche. Certains étaient relativement faciles et rapides à réaliser. Ils étaient aussi un peu moins intéressants, ainsi des pierres taillées du bas de la planche. D’autres étaient bien plus complexes, la troisième pierre (en haut à droite de la planche) était un véritable défi
J’échangeais par courriel avec le Professeur qui me faisait des retours quant à la plausibilité de la taille de ces diamants anciens moghols. Il faut noter que je n’ai pas accès à des diamants anciens ici !
Puis la grande nouvelle a été au printemps 2015 d’avoir trouvé un mécène : l’Ecole des Arts Joailliers qui permettait la création matérielle de ces reconstitutions.
Entre juin 2015 et Décembre 2016, nous avons fait deux séries de ces Vingt plus beaux diamants de Louis XIV : une pour le MNHN, l’autre pour l’Ecole des Arts Joailliers. J’ai ainsi reconstitué les dix-sept diamants taillés et le professeur Farges a reconstitué les trois diamants du bas de la planche, c’est-à-dire les diamants bruts.
Quel a été le principal défi dans la reconstitution de ces diamants historiques ?
Il y avait un important défi technique puisqu’il fallait faire des pierres asymétriques. J’ai développé une méthode mathématique pour arriver à faire les non-arrondis, ces ajustements manuels que je dois faire pour arriver à suivre les lignes courbes des gemmes. Je me suis fabriqué des petites réglettes en plastique qui me permettent de pouvoir mesurer les longueurs des arêtes. J’ai ainsi une précision et une construction logique de la pierre.
Ma machine avec pièce à main ressemble à celles utilisées pour tailler le diamant.
La grande difficulté dans mon travail de reconstitution de gemmes historiques, c’est d’arriver à reproduire quelque chose qui existe déjà. Si j’avais à construire une pierre nouvelle, j’aurais besoin de calculer, mais je ferai beaucoup d’ajustements à l’œil. J’aurais un modèle préétabli informatiquement ou en dessin, puis je dessinerais des lignes sur la pierre.
Pour ce qui est du Diamant Bleu, si j’avais été lapidaire à l’époque, je me serais sûrement fait des plans du Tavernier bleu (le cristal naturel du diamant sous sa taille moghole, principalement poli). J’aurais fait des essais avant de tailler ce diamant. J’aurais fait un moulage de la pierre, puis lors des premiers essais, j’aurais pris des notes sur les angles. J’aurais fait une première taille sur du plomb ou sur quartz. C’est une supposition d’artiste, de lapidaire qu’aucune donnée scientifique ne prouve aujourd’hui.
Mais cela me paraît logique, même à travers les siècles, de faire un moulage, de tailler ce moulage, avant de travailler le vrai diamant.
L’avantage après avoir relevé un tel défi, c’est que maintenant je peux dessiner ce que je veux ! Il n’y a plus de limitation dans les contours, dans les formes, dans les jeux de facettes d’une gemme à tailler.
Quels sont les qualités requises pour être lapidaire ?
Il faut une bonne dose de passion ! Quand je fais une pierre cela demande énormément de rigueur et de patience pour suivre étape par étape chacune des facettes.
Par où commencez-vous la taille ?
Pour les reproductions des diamants du Roi-Soleil, c’était différent pour chaque pierre. J’ai dû trouver une nouvelle stratégie à chacune d’elles.
Dans l’ensemble, je commence par le feuilletis et je monte vers la table ou la couronne.
La Smithsonian Institution était-elle aussi de cette aventure scientifique?
La trilogie (NB : Trois noms pour un même diamant : le Tavernier bleu tel qu’il fut rapporté par J-B Tavernier, le Diamant Bleu de Louis XIV et le Hope d’un poids de 45,52 carats tel qu’on peut le voir aujourd’hui à la Smithsonian après sa troisième retaille) était un projet de la Smithsonian Institution et nous avons entendu parler du processus de coloration développé par John Hatleberg, un lapidaire de New York. L’objectif de M. Hatleberg et de M. Jeffrey Post était de faire une trilogie ayant la couleur la plus fidèle possible aux pierres de l’époque. Pour ce faire, John Hatleberg a comparé les répliques taillées et colorées avec le diamant Hope à Washington, avec la permission de Jeffrey Post.
Plusieurs essais et erreurs furent nécessaires avant d’obtenir la bonne recette de coloration. Ayant un souci de rigueur et de perfection, nous avons collaboré pour produire de superbes Tavernier Bleu joliment colorés.
Ne pouviez-vous pas tailler directement une pierre colorée ?
Dans le travail de reconstitution des diamants du Roi-Soleil, j’ai remodelé chaque pierre sur un bloc incolore d’oxyde de zirconium (ou zircone cubique CZ). On ne trouve pas de bonne tonalité de « bleu » en oxyde de zirconium, c’est John Hatleberg qui s’est chargé de réaliser une coloration de surface sur la pierre taillée. C’est le meilleur procédé trouvé à ce jour. Il requiert une très grande minutie : une demi seconde de trop et la couche atomique s’épaissit changeant la coloration de la pierre !
D’autres projets dont vous pourriez nous dire un mot ?
Je me lance sur le plus grand diamant vert naturel jamais trouvé à ce jour : le Vert de Dresde, d'un poids de 40,70 carats, pour un client au Qatar. Il s’agit d’un très grand collectionneur de pierres historiques, qui m’a commandé cette année de nombreuses pierres. La problématique provient cette fois-ci de la couleur. Je vais devoir faire concession d’un vert-jaune plus que vert-diamant !
Je travaille aussi pour ce même client sur la réplique du Stuart, un magnifique saphir cabochon facetté de 104 carats qui appartient au Diamants de la Couronne d’Angleterre et se trouve sur le bandeau arrière de la couronne impériale d’apparat de la Reine Elizabeth II.
Il y a encore beaucoup à faire, les tailles anciennes sont magnifiques, elles m’inspirent beaucoup.
Les lapidaires de l’époque avaient un souci d’esthétisme, un souci de beauté. En effectuant la taille de ces pierres anciennes, je tente de m’imprégner de cet esprit où les rondeurs et les courbes donnent un charme inégalé aux pierres. J’espère tailler dans l’avenir de jolis saphirs, rubis, grenats, etc. en lien avec ce que je viens d’expliquer.
Que vous souhaiter en ce début d’année ?
J’ai définitivement trouvé ma voie. Avec les gemmes, j’ai un contrôle total sur ce que je fais, une très grande liberté, et c’est une joie intense.
Tant qu’à faire quelque chose, pourquoi ne pas le faire le mieux possible au lieu de le faire rapidement ?
Ma philosophie est de prendre le temps afin de pouvoir être fier lorsque j’ai le résultat final entre les mains.
***
Patrick Dubuc
info@dubuccreationsgemmes.com
J.-B. Tavernier, Les Six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier qu’il a fait en Turquie, en Perse et aux Indes, Paris, 1676, 2 vol.
F. Farges, P. Dubuc & M. Vallanet-Delhom, « Restitution des « vingt plus beaux diamants » de Tavernier vendus à Louis XIV in Revue de l’Association Française de Gemmologie, n° 200 et n°201
MNHN
5è rue Cuvier. 75005 Paris.
Smithsonian National Museum of Natural History
10th St. & Constitution Ave. NW
20560 Washington
Visuel de "une" : L'Oeil de l'Idole. Photo Patrick Dubuc
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Coulisses de l'exposition Van Cleef & Arpels à Singapour avec François Farges
« The Art and Science of Gems »
Conversation entre la Haute Joaillerie et la Minéralogie.
Par Sarah Boidart.
Le 23 avril 2016, une exposition inédite a ouvert ses portes à l’ArtScience Museum de Singapour. Elle est née d’un partenariat entre la maison de joaillerie française Van Cleef & Arpels et le Muséum National d’Histoire Naturelle. Les neuf salles du musée présentent plus de 400 bijoux de la Maison avec plus de 200 minéraux provenant des réserves du Muséum situées à Paris.
La scénographie, signée par l’agence Jouin Manku, est double : les joyaux sont déclinés suivant six thèmes : Couture, Abstractions, Influences, Objets Précieux, Nature, Icônes : fées et ballerines. Quant à la minéralogie, elle est déclinée autour de huit thèmes majeurs de la gemmologie : la formation de la Terre et sept mécanismes majeurs de formation des minéraux : la pression, la température, le transport, l’eau, l’oxygène, la vie et l’enfouissement.
Les nombreux outils pédagogiques (films, activités interactives, application audio) mis à disposition des visiteurs permettent une immersion au cœur des joyaux et de la gemmologie. L’éducation se fait également grâce à la salle présentant la collection de gemmes de René-Just Haüy (1743-1822) qui est le fondateur de la gemmologie moderne au Muséum dès 1817 au sein du plus ancien laboratoire de gemmologie au monde. Chaque visiteur peut y admirer topaze, émeraudes et aigue-marine entre autres merveilles.
Professeur au Museum et auteur du synopsis de la partie minéralogie de cette exposition, François Farges a la gentillesse de partager avec nous les coulisses de cette exposition extraordinaire.
Sarah Boidart. : Comment est venue l'idée d'une telle collaboration entre VC&A et le MNHN ?
François Farges : C'est plus particulièrement l'Ecole Van Cleef & Arpels qui m'a contacté en 2014 dans le but de donner une conférence à deux appelée "Conversation". Le thème choisi fut alors l'une de mes grandes découvertes, l'histoire retrouvée du grand diamant bleu de Louis XIV et sa renaissance virtuelle grâce à diverses méthodes de la physique (optique, scanner) ainsi qu'une étude des archives inédites du XVII ème siècle. Cette combinaison d'histoire de l'art et de science constitue une thématique qui correspond aux buts didactiques de l'Ecole tout en valorisant les collections du Museum National d'Histoire Naturelle. D'ailleurs, je suis ravi que mon Président, Bruno David, ait de suite validé une convention cadre entre le Muséum et l’Ecole.
S.B. : Pourquoi avoir choisi Singapour ?
François Farges : A Singapour, il existe une structure muséale étonnante : l'ArtScience Museum. Aussi intriguant que cela puisse paraître, ce musée fondé il y a une dizaine d'années est le premier au monde à offrir un programme combinant art et science. Alors qu'en Europe, ces deux domaines sont le plus souvent maintenus séparés voire immiscibles ... La gloire médiatique va le plus souvent aux musées d'art qui restent les structures muséales les plus valorisées en France : qui sait que le Muséum National d'Histoire Naturelle est le musée le plus visité de France avec 8 à 9 millions de visiteurs par an, à quasi égalité avec le Louvre ?
S.B. : Quel a été votre rôle dans l'élaboration et la préparation de l'exposition ?
François Farges : Je me suis occupé de la partie minéralogie, c'est à dire un tiers des pièces présentées dans l'exposition. Le complément étant constitué par la collection patrimoniale de Van Cleef & Arpels, agrémentée de quelques pièces prêtées par des collectionneurs privés.
Sur sa demande, j’ai présenté en juin 2016, à Marie Vallanet-Delhom, présidente de l'Ecole Van Cleef & Arpels, un synopsis qui retrace l'évolution de la Terre depuis sa formation il y a 4,6 milliards d'années et comment les gemmes s'y sont formées. J'ai ensuite choisi les minéraux en réponse aux joyaux qui avaient été sélectionnés pour la partie minéralogie. Après une dizaine d'années au Muséum et ayant été conservateur des collections de 2007 à 2011, je connais les pièces fabuleuses qui sont conservées dans les réserves. Certains choix de minéraux ont été évidents. Par exemple, lorsque j’ai vu ce collier d'émeraudes dit "Muguet mystérieux" ou bien le collier d'or et diamant dit "Eucalyptus" : curieusement, nous avions une sorte de "pièce sœur" dans nos collections. Cet appariement - le temps de cette rétrospective - est basé sur ma sensibilité esthétique et mes goûts artistiques. Je crois que l'exposition respire, qu'elle a un souffle et qu'elle n'est pas une créature froide née d'un synopsis mécanique et d'une scénographie faussement scientifique. Il ne faut pas mettre la logique partout : il doit y avoir des zones de ressenti propre…
S.B. : Quelles sont à vos yeux les pièces les plus remarquables de l'exposition ?
François Farges : Déjà, il y a les magnifiques pièces patrimoniales de la collection de Van Cleef & Arpels, pièces au passé historique, qui témoignent d'un savoir-faire exceptionnel et ayant appartenu à des personnalités qui ont marqué ce monde. Patiemment rachetées depuis des années, dont certaines exposées pour la première fois au sein de cette rétrospective comme le clip art déco de la cantatrice polonaise Ganna Walska orné d’une briolette fancy vivid yellow de 96 carats
ou l'inouï collier de diamants de la reine Nazli d'Egypte.
Ensuite, il y a des pièces du Muséum : minéraux sur gangue, cristaux isolés, gemmes taillées, polies et sculptées pour illustrer le cycle géodynamique de la Terre qui a produit ces pierres d'exception mais aussi un hommage aux lapidaires anciens, le plus souvent oubliés. J'ai un faible pour l'émeraude de France, trouvées dans les environs de Nantes dans les années 1930 et que j'ai redécouverte il y a une année dans nos tiroirs. Il y a aussi un coussin en cristal de roche des collections royales (XVIIIème siècle), montrant une virtuosité du facettage dit "à la française" typique de la période baroque qui était passé inaperçu car il faut connaitre le travail des pierres pour l’apprécier. Et que dire de ces fragments mésopotamiens de lapis-lazuli afghans qu’un lapidaire local avait caché et qu’il ne retrouva plus ?
S.B. : Quel est votre coup de cœur et pourquoi ?
François Farges : J’ai assez milité, je crois, pour avoir en vitrine ce beau clip de péridots en forme d’arbre avec une balançoire en diamants. Je la trouve d’une poésie infinie. Pour la complémenter, je l’ai associée avec quatre péridots taillés de la collection de René-Just Haüy, fondateur de la gemmologie moderne avec son traité de 1817, dont une pierre de 25 carats, taille ancienne, des plus vibrantes. Et je fus heureux d’y rajouter une superbe forstérite gemme incolore et facettée de presque 10 carats que j’avais alors acheté à Tucson en 2009. Comme la vitrine parle de péridots, cette forstérite incolore est donc un péridot fancy !
Par ailleurs, j’ai pu retrouver dans nos collections quelques pièces assez exceptionnelles qu’on avait un peu oubliées depuis : un diamant noir de 330 carats du Brésil, extrait dans les années 1820. Sachant que les archives du Muséum disent bien que ce dernier avait « cassé sa tirelire » pour l’acquérir !
Que dire aussi de la perle fine que tout le monde avait oubliée et dont j’ai retrouvé l’histoire. C’était la grande perle de Guillaume V d’Orange-Nassau, ce prince que les troupes révolutionnaires françaises avaient détrôné en 1794. Reconnaissant, le peuple hollandais offrit la perle à la France qui l’enferma derechef dans un tiroir du Muséum ! Elle n’attendait qu’une sorte de baiser magique pour renaître… Quelques archives retrouvées et le sortilège était levé ! Je crois que l’on pourrait écrire un livre sur tout cela… Ce sont de grands moments dans la vie d’un chercheur qui ne se contente pas de recopier ce qui a été déjà écrit, plus ou moins rigoureusement. Je tiens à remercier mes professeurs en histoire de l’art qui ont su me transmettre, il y a peu, le virus de la bonne recherche dans cette matière peu ouverte aux minéralogistes.
S.B. : Qu'est-ce qui a été le plus difficile pour réaliser cette exposition ? (partenariat, choix des pierres, scénographie, transport ….)
François Farges : De loin, le climat à Singapour pendant le montage ! Heureusement le musée est climatisé. Dans l'ensemble, il fut extraordinaire de travailler avec les équipes des architectes de l'exposition.
Le choix des échantillons fut - parfois - cornélien. La logistique de la Maison fut extraordinaire, surtout pour nous, fonctionnaires, peu habitués à travailler dans des conditions aussi exceptionnelles. Nous avions les angoisses habituelles : cristaux endommagés par le transport, le soclage ou autres manipulations imprévues. Mais heureusement, tout se passa bien de ces points de vue. Mention spéciale pour les soclages conçus par la société Aïnu qui nous a formidablement bien aidés.
S.B. : Quel est le public principal de cette exposition ? Avez-vous des chiffres sur la fréquentation ?
François Farges : A ce jour, après seulement 4 mois d'exploitation, il y a déjà 50 000 visiteurs. Ce qui est, pour Singapour, un extraordinaire retentissement car les singapouriens ne sont pas habitués à aller au musée. Ce challenge était de taille. Il semble réussi d'autant que la fréquentation augmente de jour en jour. C'est une deuxième caractéristique du public singapourien que d'aller au musée en fonction du « bouche à oreille », à l'opposé de ce qui se passe en Europe ou la ferveur des visiteurs des premiers jours s'érode doucement ensuite. Ce public est donc essentiellement jeune et familial : jeunes « cadres dynamiques en costume de banquier Oxford ». Lui tout autant "stressé" qu'elle, de style « working girl Harvard », se donnant quelques heures de décontraction dans leur vie pour enseigner d'autres valeurs à leurs enfants-rois très exigeants depuis leur sortie du berceau et qu’il faut ébahir à tout prix.
S.B. : Quel est votre plus beau souvenir lors de cette exposition ?
François Farges : Quand j'ai vu les enfants jouer aux diverses animations prévues sur place, en relation avec les gemmes et les minéraux. Aussi simples soient elles (des pliages, des jeux de volume, etc), je ne résiste jamais à voir - peut être - de futures vocations naître. Mais aussi de voir pour la première fois et en vrai ces superbes vitrines, mi-orgues basaltiques semi-transparents, mi-cristaux géants de béryl qu’ont conçu Patrick Jouin et Sanjit Manku.
S.B. : Est-ce que l'exposition voyagera et viendra-t-elle à Paris?
François Farges : Grande question ! Bruno David l'a dit, la chose est à l'étude. Ce serait mon plus grand souhait et j'espère même que la version parisienne aura une touche "géologique" encore plus affirmée qu’à Singapour. Et d'ici là, Van Cleef & Arpels aura assurément acquis de nouvelles pièces historiques majeures qui permettront de trouver de nouvelles idées de thématiques « joaillerie » à explorer qui « conversent » avec la minéralogie. Soyons clair : il y a déjà eu des dizaines d’exposition de joaillerie dans lesquelles les minéraux sont cantonnés au rôle d’accessoires, forcés de transcender les joyaux. Je ne veux pas de cela mais bien d’une conversation enrichissante, montrant la grande richesse de la créativité des ateliers de la Terre qui, en contrepoint de ceux de la Place Vendôme, inspire ses créateurs.
S.B. : Pensez-vous que d’autres expositions mêleront science et joaillerie ?
François Farges : Je pense qu'en effet, le MNHN est une structure qui permet de valoriser un patrimoine - qu'il soit de haute joaillerie mais pas seulement - d'une manière plus riche qu'une simple exposition patrimoniale mono-thématique comme nous en voyons tellement en ce moment. Je crois que ces temps sont révolus. Le public veut du contenu, une information bien au delà des stars qui ont porté ces joyaux; quelque chose de nouveau, de frais, de moins suranné, de plus créatif. Et quoi de plus vrai, de plus authentique, de plus complémentaire que les sciences naturelles qui ne doivent pas servir de faire-valoir mais, tout au contraire, constituer un pendant qui nous propulse dans ce passé chaotique et mystérieux de la Terre de ses premiers instants ? Et ce, pour mieux nous propulser dans l'avenir avec une énergie qui est fondamentalement tellurique : cette puissance dégagée instille une force inouïe à la plus belle des mises en scène, au plus travaillé des joyaux ! Je remercie encore l'Ecole et son mécène, Van Cleef & Arpels d'avoir été pionniers dans cette vision ou les "bruts" - entendez mes chers minéraux - ne sont pas de simples cailloux bons à tailler pour servir l'unique discours du joyau. Ainsi, j’ose croire que nous pouvons offrir des visions rafraîchies et inédites de ce patrimoine global. Le gisement est énorme…
Tous mes remerciements les plus chaleureux à François Farges pour sa collaboration ainsi qu’à la Maison Van Cleef & Arpels.
Sarah Boidart, gemmologue, major du HRD.
Pour découvrir en vidéo l’exposition, rendez-vous sur le compte instagram de l’Ecole Van Cleef & Arpels.
Exposition The Art & Science of Gems à visiter jusqu'au 14 août 2016 à l’ArtScience Museum de Singapour.
A lire :
Le diamant bleu de François Farges et Thierry Piantanida, Editions Michel Lafon
A visiter :
Le Museum National d'Histoire Naturelle
36 rue Geoffroy Saint-Hilaire
75005 Paris
Ouvert de 10 h à 18 h jusqu'au 30 septembre 2016.
Du 1er octobre 2016 au 31 mars 2017, ouvert de 10 h à 17 h.
Van Cleef & Arpels, The Art and Science of Gems © Van Cleef &Arpels, Photography by Edward Hendricks.