Le grenat démantoïde, un rayon vert venu de l’Oural
Par Marie-Laure Cassius-Duranton.
La vente d’une exceptionnelle collection de grenats démantoïdes de Russie chez Osenat à Fontainebleau le 9 juin prochain est l’occasion de faire découvrir cette gemme prestigieuse peu connue du monde de la joaillerie. La collection consiste en un ensemble de dix-huit gemmes d’un poids total de 22,21 ct, réunies dans un écrin de la fin XIXème ou début XXème siècle.
Sur le marché des gemmes, le démantoïde est le grenat le plus rare et le plus recherché.
Contrairement aux idées reçues, les grenats ne sont pas toujours rouges. Ils existent en fait dans toutes les couleurs et forment un groupe minéral composé de six espèces différentes dans leurs compositions chimiques mais partageant la même structure (isomorphisme)
On rencontre deux types différents de grenats verts : la tsavorite, variété verte de l’espèce grossulaire découverte au début des années 1970 dans le parc Tsavo au Kenya, et le démantoïde qui est la variété verte de l’espèce andradite. Ce dernier est un silicate de calcium et de fer qui cristallise dans le système cubique.
Brut, il se présente le plus souvent sous forme de rhombododécaèdre. Il est intrinsèquement coloré par le fer. Il peut être vert-jaune à vert-bleu. La couleur la plus recherchée, le vert pur très saturé lumineux à profond, est rarissime et est due à des impuretés de chrome.
Cette gemme a été découverte pour la première fois en Russie vers 1853 dans les montagnes de l’Oural, dans la région d’Ekaterinbourg, près du village de Nizhny Tagil, notamment dans le gisement alluvionnaire de Bobrovka. Lors de sa découverte, cette gemme fut d’abord confondue avec l’émeraude et la « chrysolite », terme ancien et désuet désignant indifféremment le péridot et le chrysobéryl, avant d’être déterminée scientifiquement en 1864 par le minéralogiste finlandais Nils Gustaf Nordenskiold (ou Nordensheld) qui l’identifie comme grenat andradite vert chromifère. Il lui donne le nom de « démantoïde », terme dérivant de « demant » qui signifie « diamant » dans les langues germaniques anciennes, en référence à son éclat adamantin (comparable à celui du diamant) et surtout à sa dispersion (supérieure à celle du diamant). Cette découverte est publiée officiellement en 1878.
Dans la continuité de Nordenskiold, certains gemmologues comme Heja Garcia du laboratoire GemParis, qui a effectué l’analyse de la collection, considèrent que seuls les andradites verts chromifères ont droit à l’appellation de « démantoïde ». C’est aussi la définition que Poirot et Bariand donnent dans le Larousse des Pierres précieuses (1985), ainsi que François Farges dans Minéraux et pierres précieuses (2013). Cette distinction entre démantoïde (coloré par le fer et le chrome) et andradite vert (coloré uniquement par le fer) n’est pas partagée par tous et le plus souvent tous les andradites verts sont appelés « démantoïdes ». C’est notamment la position d’Emmanuel Fritsch dans le Gemmes de l’Association Française de Gemmologie (2013) et de Jean-Claude Boulliard dans Pierres précieuses, guide pratique d’identification (2015).
Quelques mots sur la géologie du démantoïde
En Russie, les démantoïdes se forment principalement dans des veines de serpentine asbestifère riche en chrome et se caractérisent par des inclusions de fibres de chrysotile (une variété d’asbeste) fibroradiées dites en « queues de cheval » car elles se présentent en touffes.
Bien que ce minéral ne soit pas très dur (6,5 à 7 sur l’échelle de Mohs) et relativement fragile, on le trouve aussi bien en gîte primaire que secondaire. Historiquement, la production a toujours été erratique et effectuée essentiellement par des mineurs illégaux. Aujourd’hui, d’après Alexey Burlakov de Tsarina Jewels, ce sont surtout les mines de Korkodin et Poldnevaya qui produisent des démantoïdes en quantité notable pour le marché. Pour la mine de Poldnevaya, connue depuis 1879, la production actuelle de démantoïdes qualité gemme est estimée entre 300 et 1000 ct par mois. Pour enlever la nuance secondaire de brun, certaines gemmes doivent être chauffées.
En dehors de la Russie, on trouve des démantoïdes en Italie du nord dans la région du Val Malenco et surtout, depuis une vingtaine d’années, d’autres gisements ont été découverts notamment en Iran, en Namibie (Green Dragon Mine) et dernièrement à Madagascar (Antetezambato), ce qui a permis d’alimenter le marché. Mais ils ont rarement une aussi belle couleur que les démantoïdes russes.
Du point de vue des critères d’évaluation, la couleur verte, pure, lumineuse à intense est la plus recherchée.
La pureté est importante, mais la présence des « queues de cheval », quand elles n’affectent pas la transparence de la gemme, est très appréciée car associée à l’origine géographique la plus prestigieuse, c’est-à-dire la Russie (en fait, on peut aussi en observer dans les démantoïdes du Canada ou du Pakistan par exemple…).
Les démantoïdes qualité gemme d’une masse supérieure à un carat sont extrêmement rares : le prix au carat augmente donc de manière spectaculaire avec la masse à critères comparables. Ainsi, le démantoïde de 11,24 ct conservé depuis 2011 à la Smithsonian Institution de Washington, remarquable par sa couleur, est exceptionnel et l’un des plus gros connus.
Aux enchères, les démantoïdes sont rares. Une paire de démantoïdes russes montés en pendants d’oreilles pesant respectivement 5,93 ct et 5,61 ct a été adjugée 780.000 $ chez Christie’s à Hong Kong en mai 2018. Il s’agit d’un record mondial.
En joaillerie, la période allant de 1875 à 1917 a été la plus faste pour le démantoïde.
Les gemmes de masse supérieure à 1ct étant rarissimes, le démantoïde a surtout été employé comme mêlée pour les entourages et pavages ou en pierres calibrées.
On le rencontre dans la joaillerie russe, notamment chez Fabergé, mais c’est surtout en Europe occidentale et aux Etats-Unis qu’il a connu le succès. Sa couleur verte intense et sa remarquable vivacité ont particulièrement inspiré les joailliers. En Angleterre, les bijoux naturalistes figurant des insectes ou des reptiles sont souvent pavés de démantoïdes.
George Frederick Kunz (1856-1932), célèbre minéralogiste américain et gemmologue de la maison Tiffany & Co à partir de 1879, se prend de passion pour cette gemme et en achète autant qu’il peut pour alimenter les créations de la maison.
Cette gemme est ainsi omniprésente dans les créations de George Paulding Farnham (1859-1927) :
… puis dans celles de Louis Comfort Tiffany (1848-1933). Inspiré par l’accord de couleurs particulièrement vibrant entre le démantoïde et l’opale noire d’Australie (découverte vers 1900 dans les gisements de Lightning Ridge), Louis Comfort Tiffany a créé à partir de 1902 des bijoux de facture naturaliste illustrant merveilleusement le mouvement Arts & Crafts.
Le grenat démantoïde a également été interprété de manière atypique par le joaillier américain Marcus & Co : simplement poli sous forme de perles ou de cabochons, ce qui est inhabituel car en général on cherche plutôt à mettre en valeur sa brillance et ses feux par une taille à facettes.
En France, ce sont surtout les joailliers de l’Art Nouveau qui l’ont utilisé.
Après la Révolution Russe de 1917, la production cessa et la gemme disparut presque complètement du marché pour réapparaître sporadiquement.
Aujourd’hui, le démantoïde est une gemme discrète mais prestigieuse. Généralement utilisée comme gemme « secondaire », elle est le signe d’un certain raffinement et d’un goût pour la distinction. En joaillerie, on ne l’utilise que sur les pièces uniques. La Maison Boivin est l’une des rares maisons à l’avoir toujours utilisée.
Récemment, des signatures exclusives comme Hemmerle ou JAR l’ont particulièrement mise à l’honneur.
Par Marie-Laure Cassius-Duranton.
Historienne d’Art, gemmologue, professeur au Laboratoire Français de Gemmologie ainsi qu’à l’Ecole des Arts Joailliers.
Bibliographie :
Wim Vertriest, « Update on Russian Demantoid Production », in Gems & Gemology, Spring 2018, Vol. 54, No. 1.
InColor, Summer 2017.
Pierre-Yves Chatagnier, « Le traitement thermique de l’andradite », DUG 2012, Université de Nantes (site de Gemnantes.fr)
Wm. Revell Phillips & Anatoly S. Talantsev, « Russian Demantoid, Czar of the Garnet Family », in Gems & Gemology, Summer 1996, Vol. 32, No. 2.
Pezzotta, Federico. (2010). Andradite from antetezambato, North Madagascar. Mineralogical Record. 41. 209-229.
visuel de « une » : Louis Comfort Tiffany vers 1905, Sotheby’s New-York, Important jewels, 24 septembre 2013. Lot 352. Bague en or, émail vert et orné en son centre d’un grenat démantoïde d’environ 3,50 carats.