L’Inde rêvée (I) : influences mogholes et pierres gravées dans la joaillerie européenne moderne
Émeraudes gravées de versets coraniques ou de motifs végétaux, spinelles inscrits au nom de souverains, perles fines en cascade : les gemmes de l’Inde impériale ont nourri l’imaginaire des joailliers occidentaux depuis le XXème siècle. De la splendeur des cours mogholes (1526-1858) aux créations des Années folles, en passant par les réinventions contemporaines, cette fascination a façonné un langage esthétique singulier, entre mémoire impériale et avant-garde stylistique.
Ce mois-ci, pendant quelques jours, Genève (GemGenève, Sotheby’s, Christie’s, Phillips) fut l’écrin de ce que la joaillerie compte de plus extraordinaire, présentant notamment des pièces indiennes, mogholes ou influencées par l’art joaillier indien de première importance.
I. L’HERITAGE LAPIDAIRE MOGHOL
Sous les Grands Moghols (XVIe–XVIIIe siècles), les gemmes, en sus de leur valeur esthétique et ornementale, incarnaient le pouvoir, la piété et la mémoire dynastique. Sélectionnés pour leur couleur, leur pureté et leur poids, spinelles du Badakhshan et émeraudes de Colombie étaient généralement simplement polis, ou taillés selon des formes codifiées, et parfois gravés dans les kārkhānas (ateliers) royaux du nom, des titres ou de l’ascendance des empereurs, parfois accompagnés de formules astrologiques. Ces inscriptions, marqueurs de souveraineté, conféraient à la gemme un statut sacré et politique. Transmises de génération en génération, elles étaient portées en colliers ostentatoires ou sur le haut du bras, en bazuband, tels des talismans protecteurs. La présence de plusieurs inscriptions sur une même pierre révèle parfois des successions d’appropriation impériale, faisant de ces gemmes des archives dynastiques à part entière.
A- Illustrant cette tradition, trois magnifiques bijoux moghols datés de la moitié du XVIIIe siècle seront mis en vente chez Christie’s à New York le 17 juin 2025.
Un collier moghol à trois rangs de spinelles roses et de perles fines. Emblématique de la joaillerie moghole par sa taille imposante, son poids impressionnant (près d’un demi-kilo), sa gamme de couleurs s’étendant du rose au rose rougeâtre, les formes en perle baroque des spinelles simplement polis, et le style que l’on retrouve sur des miniatures mogholes à partir du XVIIIe siècle – auparavant les empereurs avaient tendance à porter ces mêmes gemmes en longs sautoirs ou bien en rang individuel, court ou long.
Sur huit spinelles parmi les quarante-cinq qui forment ce collier, s’égrènent discrètement les noms de souverains musulmans notoires de l’Inde : Muhammad ibn Tughluq, Babur Shah Badshah, Jahangir Shah fils d’Akbar – inscrit à quatre reprises ! –, Mahmud Shah.
Selon l’Institut suisse de gemmologie (SSEF), les inclusions observées à l’examen microscopique et les propriétés analysées correspondent à celles des spinelles provenant de la vallée reculée de Kuh-i-La (montagnes du Pamir, Tadjikistan), qui depuis des temps immémoriaux est la source des plus beaux spinelles.

Un collier moghol en émeraudes gravées. Le collier, daté vers 1750, réunit cinq émeraudes colombiennes au vert profond caractéristique, gravées recto verso, d’un poids total d’environ 1 150 carats. Trois des émeraudes sont de forme hexagonale, reflétant ainsi la forme brute originale des cristaux d’émeraude à partir desquels ces gemmes ont été taillées. Les deux poires de 108,50 et 106,50 carats sont gravées à l’identique de rangs de feuilles stylisées, les deux émeraudes hexagonales de 294 et 199,50 carats sont décorées différemment de motifs floraux et végétaux, quant à l’émeraude centrale lourde de 470 carats, elle est ornée d’une grande fleur épanouie – une pivoine ?. Sur son revers, simplement poli, est finement gravé le nom d’Ahmad Shah Durrani. Le nom de ce conquérant, fondateur de l’empire Durrani (Afghanistan, 1747), figure également sur l’extraordinaire spinelle timouride avec inscription royale de la collection Al-Sabah (LNS 1660 J) ainsi que sur deux gemmes historiques de la Couronne britannique : le rubis Timur (en réalité un spinelle) et le célèbre diamant Koh-i-Noor.

Les inclusions observées au microscope et les propriétés analysées par le SSEF correspondent à celles des émeraudes colombiennes provenant des célèbres zones minières de Muzo, Coscuez et Chivor, situées poétiquement, d’après le laboratoire, « dans les contreforts verdoyants de la cordillère Orientale dans les Andes colombiennes ». Le style de taille et la gravure, ainsi que la substance de remplissage vieillie (huile) dans les fissures de toutes les émeraudes, confirment, si besoin était, que ces pierres sont d’origine historique.

Collier moghol serti de multiples pierres précieuses et d’émeraudes. Ce troisième collier associe quatre perles fines, une perle de rubis birman, une perle de spinelle du Tadjikistan, ainsi que quatre émeraudes colombiennes totalisant environ 297 carats. Pour les Moghols, la couleur verte de l’émeraude évoquait les jardins du paradis, conformément à l’iconographie islamique. Si cette gemme était déjà connue en Inde avant l’arrivée des conquistadors, notamment grâce à quelques gisements au Pakistan actuel, c’est l’exploitation intensive des mines colombiennes par les Espagnols, à partir du milieu du XVIᵉ siècle, qui permit son importation massive vers l’Asie. Ce collier se distingue non seulement par la qualité gemmologique de ses pierres, mais aussi par leur caractère historique. Contrairement aux deux pièces précédentes, ces émeraudes ne présentent toutefois aucune gravure.

B- Du Trône du Paon à l’exil : la trajectoire fragmentée du trésor impérial moghol (1739–1842)
Ces trois colliers historiques proviennent d’une mystérieuse collection royale. Témoins silencieux de la grandeur mégalomane des souverains du sultanat de Delhi, de l’Empire moghol, puis de la dynastie Durrani, ils reflètent l’héritage esthétique et politique des grands empires islamiques. Il est peu probable que le gouvernement indien actuel, malgré sa rhétorique patrimoniale, engage des démarches concrètes pour restituer ces trésors.
Quels indices les gravures des noms de souverains nous livrent-elles encore aujourd’hui ?
Le sac de Delhi par Nader Shah en 1739 constitue un moment de rupture politique, symbolique et matériel dans l’histoire de l’Inde impériale. Le souverain afsharide emporte avec lui un butin considérable, issu des trésors accumulés par les empereurs moghols : le Trône du Paon, les diamants Koh-i-Noor et Daria-i-Noor, des spinelles gravés, des perles fines, des monnaies et des gemmes sculptées, véritables incarnations matérielles de la souveraineté impériale. Ce transfert brutal de richesses et de symboles scelle la fin d’une hégémonie esthétique, et inaugure une circulation impériale du trésor, désormais détaché de ses ancrages originels.
À la mort de Nader Shah en 1747, son empire se disloque. Son ancien commandant de cavalerie, Ahmad Shah Abdali, élu à Kandahar par les chefs pachtounes, fonde l’Empire Durrani et prend le titre de « Durr-i-Durrān ». Héritier militaire, il est aussi, selon plusieurs hypothèses historiques, le dépositaire partiel du trésor afsharide, par voie de récompense ou de confiscation. Entre 1748 et 1767, Ahmad Shah Durrani mène huit campagnes en Inde du Nord : il s’empare de Lahore, entre à Delhi à deux reprises (1757 et 1761), et inflige une défaite décisive aux Marathes lors de la troisième bataille de Panipat. Ces incursions successives consolident son autorité et enrichissent progressivement un trésor dynastique afghan, composite, mêlant prises mogholes, gemmes acquises sur le marché, réinscriptions lapidaires et butins militaires.

Au début du XIXe siècle, cet héritage passe à Shah Shuja Durrani (r. 1803–1809, puis 1839–1842), souverain déchu puis brièvement restauré sous tutelle britannique durant la première guerre anglo-afghane. En exil à Ludhiana, dans le Pendjab britannique, il aurait aliéné une partie du trésor durrani en échange de soutiens politiques, notamment auprès de Ranjit Singh et de l’administration britannique. Son retour sur le trône, en 1839, fut éphémère : il est assassiné à Kaboul en 1842, lors de l’insurrection qui accompagna le retrait de l’armée britannique. Dans ce contexte, les objets précieux encore en sa possession furent saisis, dispersés ou offerts à titre diplomatique. Plusieurs généraux britanniques – Lord Auckland, Sir William Macnaghten, Sir John Keane – sont mentionnés dans les sources historiques comme ayant possiblement acquis ou transféré certaines pièces, à titre de présent, d’achat ou de trophée. (Dalrymple, Bloomsbury, 2013)
Ainsi se dessine une trajectoire de dépossession progressive, articulée en cinq temps : Muhammad Shah (Moghol), Nader Shah (Persan), Ahmad Shah Durrani (Afghan), Shah Shuja (Afghan), puis l’Empire britannique. Cette chaîne de transmission marque non seulement un basculement de pouvoir, mais aussi une transformation statutaire du trésor, passé de symbole de souveraineté dynastique à objet de convoitise diplomatique, militaire et muséale.
Quelques gemmes gravées, telles l’émeraude de 470 carats portant le nom d’Ahmad Shah, témoignent de cette circulation impériale.
A suivre : L’Inde rêvée (II) : influences mogholes et pierres gravées dans l’Art deco
A lire :
William Dalrymple, Return of a King : The battle for Afghanistan, Bloomsbury, 2013
Ludwig W. Adamec, Historical Dictionary of Afghanistan, Scarecrow Press, 2012.
Capucine Juncker, Diamants de Golconde, Skira, 2024