Les joyaux de l’Inde sous l’Empire Moghol
La dynastie des Moghols a gouverné la majeure partie du sous-continent indien à partir du XVIème siècle jusqu’au milieu du XIXème siècle, avec un essoufflement marqué dès le début du XVIIIème siècle. Sous les règnes des trois souverains, Bâbur (1526-1530) fondateur de l’empire Moghol, Humâyûn (1530-1556) et Akbar (1556-1605), les Etats islamiques indiens s’unissent progressivement et parviennent à étendre leur domination à la presque totalité du sous-continent au XVIIème siècle. Cela grâce à un trésor public et une administration bien gérés, à un rituel de cour visant à en imposer aux factions et à une politique d’ouverture vis-à-vis des élites non musulmanes. Le persan, en raison de la culture iranienne à laquelle appartenait les dirigeants, devient la langue officielle de la cour et de l’administration.
Le faste est le maître-mot des XVIème et XVIIème siècles. Il se caractérise par un registre décoratif exubérant. Les plantes et les fleurs prédominent dans les motifs ornementaux de l’Inde Moghole et imprègnent tous les arts de la cour : arts du textile, arts du livre, architecture et arts décoratifs, et bien sûr la joaillerie.
Bague d’homme en or, sertie de diamants de Golconde et en son centre d’un rubis.Cette bague a probablement été réalisée pour un sultan ou un prince du Deccan. XVIIème-XVIIIème siècle, Deccan, Inde. Courtesy of Ms Samina Khanyari.
Les gemmes du Trésor royal des souverains Moghols
Le Trésor royal des Empereurs Moghols des XVIème et XVIIème siècles comprenait des pierres précieuses de tailles spectaculaires. Les pierres venaient du sous-continent indien, d’autres d’aussi loin que d’Amérique du Sud. La plupart étaient échangées sur les marchés de Goa, le comptoir Portugais sur la côte Ouest de l’Inde.
Dans le monde islamique, l’important pour une pierre est davantage sa couleur et sa grosseur que sa pureté. Les gemmes du Trésor Moghol étaient classées selon trois groupes distincts :
Les spinelles étaient les plus prisés, en particulier ceux de teinte rose foncé et transparents en provenance du Badakhshan (région maintenant divisée entre le Tadjikistan et l’Afghanistan).
Cette place éminente accordée aux spinelles contraste avec les anciennes traditions de gemmologie du sous-continent indien ainsi qu’avec la nôtre. Les spinelles font partie des gemmes dynastiques mogholes que les souverains se transmettaient de génération en génération. Leur couleur même était associée au pouvoir (le rouge étant la couleur impériale). Les plus beaux spinelles étaient gravés du nom et du titre des souverains Moghols selon la coutume Timuride. Les gemmes en forme de galet étaient percées pour être enfilées en colliers. Elles étaient aussi montées pour être portées sur des turbans ou des bracelets d’épaules voir en amulettes sur le bras.
Venaient ensuite les diamants, les émeraudes, les rubis et les saphirs, suivis par les perles formant une classe à part entière.
L’Inde était le producteur principal de diamants dans le monde jusqu’au XVIIIème siècle. La pureté et la taille des légendaires diamants issus des des mines de Golconde étaient très renommées.
Dans les anciennes traditions indiennes de gemmologie, une hiérarchie des pierres les plus précieuses avait été établie. Ces neuf gemmes étaient associées aux astres et aux planètes ainsi le rubis au soleil, le diamant à Vénus, le saphir à saturne… Le diamant était classé premier dans cette hiérarchie.Venaient ensuite la perle, le rubis, le saphir et l’émeraude. Ces cinq gemmes formant le groupe des « Maharatnani ». Un second groupe rassemblait les quatre autres gemmes majeures de la culture hindoue : les « Uparatnani « , à savoir le zircon, la topaze, « l’œil de chat »(chrysobéryl) et le corail.
Bien qu’ils les eussent moins considérés que les spinelles, les empereurs Moghols collectionnaient avec passion les diamants. Leurs lapidaires les polissaient de manière à leur conserver le plus de poids possible, ce qui signifie que les tailles – même si elles pouvaient être sophistiquées – étaient très différentes de celles pratiquées en Occident. Les pierres plus importantes étaient taillées à fond plat, sans culasse, avec une table pour facette principale et quelques autres petites facettes autour. Ce qu’en Inde on appelle « polki diamonds » et en Europe la taille rose ou « rose cut ». Lorsque ces diamants taillés irrégulièrement, selon la tradition Moghole, parvenaient en Europe, ils étaient généralement aussitôt retaillés (cf article sur les Diamants de la Couronne de Louis XIV et de Louis XV) pour leur donner plus de brillance et de symétrie.
La découverte des mines d’émeraudes de Colombie date des conquistadors espagnols du XVIème siècle (auparavant les émeraudes provenaient d’Egypte puis d’Autriche).
Lors de sa conquête du Mexique, Hernan Cortés reçut du roi des Aztèques Moctezuma de magnifiques émeraudes qu’il rapporta en Espagne. Ce fut Gonzalo Jimenez de Quesada qui, en 1537, fit la conquête de la Colombie et découvrit les mines de Chivor (émeraudes aux inclusions de pyrite caractéristiques). Les mines de Muzo furent découvertes une trentaine d’années plus tard.
La grande richesse des mines colombiennes a entraîné une surabondance d’émeraudes en Europe, déclenchant un commerce florissant de ces pierres au Moyen-Orient et en Inde. Les souverains Moghols appréciaient énormément ces gemmes et ont encouragé les ateliers de taille et de joaillerie. En Inde, les émeraudes étaient le plus souvent gravées et non pas facettées en raison de la forme hexagonale originale du béryl et des inclusions fréquentes dites « jardins » de l’émeraude. Aussi, le motif floral gravé représente le style instauré à la cour de l’empereur Shah Jahan au milieu du XVIIème siècle.
Les saphirs étaient très appréciés à la cour Moghole ainsi que dans les sultanats islamiques du Deccan, alors que les Indiens pensaient que cette couleur pouvait porter malchance et arboraient peu de saphirs. Ou bien, ils les portaient associés à d’autres gemmes pouvant atténuer les propriétés néfastes du saphir. Les rubis, de la même famille que les saphirs (corindons) seront évoqués longuement dans les pages suivantes sur les Maharajahs c’est pourquoi j’en parle peu ici – d’autant que la pierre précieuse rouge préférée des Moghols était le spinelle!
Les perles sont très présentes dans la joaillerie Moghole. Associées avec les spinelles et les émeraudes, et portées en colliers, elles symbolisaient la royauté.
En Inde, elles sont vénérées depuis des millénaires comme des êtres saints en relation avec les dieux du panthéon hindou. Hans Nadelhoffer rappelle que les perles sont mentionnées dans les poèmes épiques Ramayana et Mahabharata . « Il n’existe pas un seul Indien qui ne considère pas comme son devoir sacré le fait de ne pas percer au moins une perle le jour de son mariage ». La science des pierres précieuses, Caire et Dufie, 1933.
Le jade (précieux : jadéite, plus commun : néphrite) fait partie des pierres utilisées dans l’art Moghol. Rare à cette époque, il était surtout approprié pour fabriquer des poignées d’armes d’apparat, manches de dague ou bien encore des bols et des coupes traversés de fils d’or composant des motifs floraux stylisés et sertis de pierres précieuses. On le trouve peu dans la joaillerie si ce n’est pour les bagues de pouce réservées aux souverains. On prêtait au jade de nombreuses vertus : la principale était qu’il favorisait les victoires militaires. On considérait également qu’il protégeait des poisons. Mais il reste surtout la pierre sacrée des Chinois.
L’apogée de l’Empire Moghol au XVIIème siècle ou le Trésor du monde
L’apogée de l’Empire Moghol au XVIIème siècle a lieu sous les règnes de Jahangir (1605-1627), de Shah Jahan (1627-1658) et d’Aurangzeb (1658-1707).
L’abondance spectaculaire de richesses a frappé les voyageurs et les ambassadeurs qui, à partir du XVIIème siècle surtout, pénétrèrent en Inde. Marthe Bernus-Taylor dans son article sur l’Orient islamique rappelle ce mot de Sir Thomas Roe, l’envoyé du futur Charles Ier d’Angleterre à la cour de Jahangir déclarant qu’en fait de joyaux, ce souverain détenait à ses yeux « le Trésor du monde ».
Shah Jahan est généralement présenté comme le « grand Moghol » par excellence, celui qui encouragea tous les arts. C’est lui qui fit édifier le Taj Mahal à Agra entre 1631 et 1648, en l’honneur de sa défunte épouse préférée, Mumtaz Mahal. Ce mausolée se caractérise par la richesse des décors floraux de marbre blanc incrusté de vingt-huit types de pierres ornementales polychromes : du jaspe, du jade, de l’onyx, du corail, de la cornaline et de l’agate, et du lapis-lazuli, de la calcédoine… composent les motifs de marqueterie du marbre.
Le Taj Mahal est une perfection de l’architecture indo-islamique dont François Bernier, médecin français qui exerça sous le règne du dernier des grands Moghols Aurangzeb, laissera une description émerveillée dans le récit de ses voyages : Un libertin dans l’Inde Moghole, les voyages de François Bernier (1656-1669). Cet ouvrage est un témoignage précieux sur l’Inde Moghole et sur la tragique succession qui ensanglanta l’empire musulman de l’Inde.
C’est aussi à cette époque, entre 1628 et 1635, que fut réalisé le mythique Trône du Paon avec les pierres précieuses du Trésor. Ce trône se trouvait dans la salle d’audience publique de la nouvelle capitale impériale Delhi (1638) et servit un siècle durant aux souverains Moghols avant d’être rapporté en 1738 en Iran, en tant que trésor de guerre, par Nader Shah. C’est là qu’il fut détruit lors de l’assassinat de ce dernier en 1747.
Jean-Baptiste Tavernier aventurier voyageur et grand négociant en diamants et objets précieux (c’est lui qui a rapporté le Diamant Bleu de la Couronne de Louis XIV) raconte ses mémoires de voyage d’Orient jusqu’en Inde dans Les six voyages, 1676.
Il a laissé une description extrêmement détaillée du Trône du Paon qui correspond aux représentations illustrées sur les miniatures du temps :
« Le Grand Moghol a sept trônes magnifiques, les uns tout couverts de diamans, les autres de rubis, d’émeraudes et de perles. Le grand trône que l’on dresse dans la salle de la première Cour est à peu près de la forme de la grandeur de nos lits de camps, c’est-à-dire d’environ six pieds de long et quatre de large. Sur les quatre pieds (…) sont posées les quatre barres qui soutiennent le fond du trône (…). Tout est revêtu d’or émaillé et enrichi de quantité de diamans, de rubis et d’émeraudes. Au milieu de chaque barre on voit un gros rubis balet cabouchon avec quatre émeraudes autour qui forment une croix quarrée.
Puis souvent de costé et d’autre le long des barres se voient d’autres semblables croix, disposées de manière que dans l’une le rubis est au milieu et autour quatre émeraudes, et dans l’autre émeraude est au milieu et quatre rubis balets autour. Les émeraudes sont taillées en table et les places qui sont entre les rubis et les émeraudes sont couvertes de diamans dont les plus grands ne passent pas dix ou douze carats, toutes pierres de montre et qui sont fort plates. Il y a aussi en quelques endroits des perles enchâssées dans l’or et à l’un des costez de la longueur du trône il y a quatre marches pour y monter. (…)
Toutes ces pièces de même que les coussins et les marches, tant de ce trône que des autres six sont toutes couvertes de pierreries qui assortissent celles dont chacun de ses trônes est enrichi.
Je fis compte de gros rubis balets qui sont autour du grand trône et il y en a environ cent huit tous cabouchons dont le moindre pèse cent carats : mais il y en a qui apparemment pèsent deux cents et au-delà. Pour ce qui est des émeraudes elles sont d’assez bonne couleur, mais il y en a de bien glaceuses, la plus grande pouvant être d’environ soixante carats et la moindre de trente. J’en contay jusqu’à près de cent soixante et ainsi il y en a plus que de rubis.
Le fond du ciel est tout couvert de diamans et de perles, avec une frange de perles tout autour et au-dessus du ciel qui est fait en voûte à quatre pans, on voit un Paon qui a la queue relevée faite de saphirs bleus et autres pierres de couleur -le corps émaillé avec quelques pierreries et ayant un gros rubis au devant de l’estomac, d’où pend une perle en poire de cinquante carats ou environ dont l’eau est jaunâtre. Des deux costez du Paon il y a un gros bouquet de la hauteur de cet oyseau, fait de plusieurs sortes de fleurs d’or émaillé avec quelques pierreries. Du costé du trône qui regarde la Cour il y a un joyaux à jour, où il pend un diamant de quatre-vingt à quatre-vingt-dix carats avec des rubis et émeraudes autour et quand le Roy est assis il a ce joyaux droit à sa vue. Mais ce qu’il y a , à mon avis de plus riche dans ce magnifique trône, est que les douze colonnes qui soutiennent le ciel sont entourées de beaux rangs de perles qui sont rondes et de belle eau et peuvent peser la pièce depuis six jusques à dix carats. »
Bibliographie :
Cornaline et pierres précieuses. La Méditerranée, de l’Antiquité à l’Islam, la Documentation fançaise, 1999. Musée du Louvre, Paris, 1999.
Bejewelled Treasures, the Al-Thani collection, V&A Publishing, 2015
Cover image : Portrait of the Mughal Emperor Shah Jahan on the Peacock Throne. Attributed to Govardhan India. Mughal period, painting dated c. 1044 AH (c. 1635 CE); borders c. 1054 AH (c. 1645 CE). Ink, opaque watercolour and gold on paper with small pearls. MS.45.2007. MIA Qatar