L’Age d’or des Maharajahs
Dans notre imaginaire occidental, le mot même de Maharajah est synonyme de faste, de grandeur et de démesure, voire de caprices!
L’émergence de cette figure historique et les fortunes considérables qu’amassèrent les Maharajahs marquent un moment fascinant dans l’histoire et l’esthétique du bijou. Elles correspondent à des conditions sociales et culturelles bien précises sur lesquelles il convient de s’arrêter un moment, sans quoi les parures des maisons de joaillerie de la place Vendôme que nous examinerons au chapitre suivant resteront difficiles à situer.
De l’Empire Moghol à l’Empire Britannique
L’essor des Maharajahs correspond à l’essor de l’Empire britannique des Indes. Celui-ci s’est imposé progressivement à partir de 1760, d’abord à la faveur du développement des échanges commerciaux, puis en tirant avantage de la déliquescence de l’Empire moghol pour établir un pouvoir politique. L’East India Company, fondée en 1600, est le bras commercial, politique, militaire de la conquête britannique.
Le XVIIIème siècle est marqué par le délitement du pouvoir central moghol et des descendants du grand Shah Jahan (commanditaire du Taj Mahal) : les conflits régionaux se multiplient, la menace extérieure se précise (les Perses saccagent Delhi en 1739), se manifestant par plus de dix invasions étrangères en un siècle. Plus grave, les Marathes, tribu hindouiste opposée aux Moghols, étendent leur pouvoir avec l’aide de la France. Les Maharajahs remettent leur sort entre les mains des Anglais. S’engage alors une succession de guerres et de batailles conclues par la défaite finale des Marathes devant les Anglais, à Pune en 1819.
Dès l’origine, l’East India Company (Compagnie britanniques des Indes orientales) a fondé son pouvoir sur les princes locaux régnant sur de petits royaumes indépendants. En échange du maintien de leur statut et de leur rang, ces souverains – les Maharajahs – acceptaient de céder aux Britanniques la réalité du pouvoir politique et commercial. L’Empire britannique assume les dépenses militaires, et les princes n’ont plus qu’à se soucier de garantir les symboles de leur pouvoir. Grâce aux économies réalisées sur les dépenses militaires et à la munificence des Britanniques, les Maharajahs accumulent des fortunes considérables. Mieux : ils prennent goût pour le mode de vie à l’occidentale. C’est ainsi que l’on vit le Nawab d’Arcot, Muhammad Ali Wallajah (fin du XVIIème siècle), recevoir ses sujets dans un palais décoré comme une mansion londonienne. Un autre prince, Toloji Raje, décora ses salons de portraits de George III. Tout y était : lustres, trumeaux, horloges, gravures, lampes, couverts en argents, piano, meubles venus d’Angleterre, mais aussi les moeurs alimentaires – thé, biscuits, crudités. L’anglomanie semblait à son comble.
La révolte des Cipayes éclata en 1857 pour contester la puissance britannique. Elle passe pour le premier épisode de la guerre d’indépendance de l’Inde. Elle éclata au sein même de l’armée de la Compagnie des Indes, le terme de « cipaye » désignant les soldats hindous ou musulmans de cette armée. La répression fut féroce – on parle de dix millions de morts indiens – et s’acheva en 1859. L’écrasement de la révolte amena l’Angleterre à renforcer sa mainmise sur le pays. Le dernier empereur moghol fut exilé. La Compagnie des Indes fut dissoute et l’Inde rattachée directement à la Couronne britannique. Un Vice-Roi des Indes est désigné (en 1877, la Reine Victoria se proclamera même Impératrice des Indes). L’Inde est divisée en provinces. L’armée est réorganisée. Mais en même temps, les leçons de la révolte sont tirées : les spoliations diminuent, la liberté religieuse augmente.
Commence alors la période dite du Raj britannique, qui durera jusqu’à l’indépendance en 1947.
Dans cette nouvelle organisation, les « rajas » (rois) prennent une place essentielle de relais de la puissance britannique dans les provinces. Ils sont honorés tout particulièrement : on leur octroie des armoiries de l’Empire britannique, on les convie aux festivités royales, par exemple au couronnement de Victoria à Delhi, on les admet dans les ordres de chevalerie britannique, on les décore (l’Etoile des Indes est créée en 1861), une Chambre des Princes est créée en 1920, etc. Les « rajas » sont même souvent dénommés « Maharajas » (grands rois), ce qui ne va pas sans leur donner des idées de grandeur – il fallut édicter une loi pour leur interdire le port d’une couronne ! En 1947, lors de l’indépendance, on dénombrait 562 Etats princiers, dont une grande partie n’excédait pas 10km2…
L’anglomanie galopante devint alors un mode de vie général. Influencés par des précepteurs britanniques, les familles princières s’européanisèrent à grande vitesse, depuis les vêtements jusqu’aux sports pratiqués (cricket) en passant par l’architecture. On envoyait ses enfants à Oxford et Cambridge. Les Maharajahs devinrent ainsi des clients de marque pour les grandes maisons de luxe européennes.
Dans un premier temps, les fournisseurs vinrent massivement en Inde présenter leurs créations – Cartier, Boucheron, Baccarat, Louis Vuitton, et plus tard Rolls Royce, se plièrent à l’exercice. Par la suite se développa une habitude qui devait faire le profit des grandes maisons européennes : le voyage en Europe.
Le voyage, d’abord effectué sur invitation du gouvernement pour les jubilés royaux, devint un rituel organisé sous les auspices de l’agence T.Cooks & Sons. Certes, l’audience accordée par la reine Victoria restait le clou du voyage, mais la visite des capitales, des musées, voire de la campagne anglaise, occupèrent une place grandissante. La visite chez les grands tailleurs et les grands joailliers fit rapidement figure d’incontournable. Les fortunes dépensées par les Maharajahs dans les magasins et dans les plus grandes maisons leur valurent une réputation qui bientôt les précéda. Sans doute la maison Christofle frémit-elle encore de la commande d’un lit en argent massif incrusté passée en 1882 par le Nawab (souverain d’une province musulmane) de Bahawalpur.
Au tournant du siècle, les Britanniques commencèrent à voir d’un mauvais œil les dépenses mirobolantes des Maharajahs, les dettes qu’ils contractaient, le désintérêt qu’ils manifestaient pour leur administration – et ils imposèrent que le gouvernement donne sa permission à de telles excursions. Cette sévérité n’empêcha nullement le glissement graduel vers l’indépendance, proclamée en 1947, et qui devait marquer la fin des Maharajahs.
Ainsi, pendant les quelques décennies de la deuxième moitié du XIXème siècle et jusqu’en 1947, la figure mythique, fascinante, romanesque du Maharajah aura émergé dans un halo fantasmatique avant de s’évanouir dans les détours de l’Histoire.
Fastes occidentaux de Maharajahs, créations européennes pour l’Inde princière, Amin Jaffer, Citadelles et Mazenod, 2007.
Deux articles :
Les Maharajahs d’hier et d’aujourd’hui, par A.J Guérin, avril 2014.
Les Maharadjas: des fastes d’hier à la réalité d’aujourd’hui, Dandy magazine, avril 2014.
Vue de l’exposition « Les derniers Maharajas » présentée à la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent. © Luc Castel, 2010
Cartier, Boucheron et Melleriot dits Meller : trois interprétations de l’Inde princière
Les Maharajahs avaient hérité de pierreries et de joyaux remarquables. L’européanisation des mœurs leur inspira le souhait de faire remonter leurs bijoux et pierreries par des joailliers européens afin de les moderniser.
En effet, les maisons de joaillerie européennes offraient une alternative à la traditionnelle orfèvrerie kundan, avec notamment la technique du sertissage à griffes qui mettait en valeur les pierres et avec l’usage de nouveaux matériaux comme le platine, le plus précieux des métaux, réputé pour sa malléabilité et sa solidité qui permettaient de composer des montures toutes en finesse et légèreté. La couleur du platine (argent/blanc) s’associe parfaitement à l’éclat des diamants.
Chaumet, Mauboussin, Van Cleef & Arpels, Cartier, Boucheron, Mellerio dits Meller… Les joailliers de la place Vendôme connurent ainsi quelques épisodes éblouissants de leur histoire. A travers trois célèbres maisons et quelques pièces majeures, voici un aperçu de ce qui fut l’âge d’or de ces princes indiens.
Cartier : des bijoux traditionnels transformés en bijoux modernes
Le « collier de Patiala », un chef-d’oeuvre signé Cartier
Bhupindar Singh, maharajah de Patiala, est un des éminents représentants de la fascination des princes indiens pour le mode de vie occidental. Régnant sur l’État princier de Patiala (Pendjab) de 1900 à 1938, il fut un joueur émérite de cricket, qu’il apprit lors de ses études à Aitchison College (Lahore, Pakistan). Il fut aussi le premier Indien à posséder une voiture et un avion. Autre fait marquant : il fut l’un des rares maharajahs à passer commande à Paris, en un temps où les princes faisaient leurs achats de bijoux à Londres – Empire britannique oblige.
La maison Cartier avait tissé très tôt des liens avec l’Inde des maharajahs. Dès 1911, Jacques Cartier, responsable de la branche londonienne de la maison, se rendit en Inde pour acheter des pierres et rencontrer des clients parmi cette population si particulière et prestigieuse des princes indiens.
En 1925, Sir Bhupindra Singh dépose une commande historique : il confie à Cartier plusieurs milliers de pierres à sertir. Lorsque cette commande fut honorée, sa remise donna lieu à une grande présentation dans la boutique de la rue de la Paix. La splendeur des principales pièces réalisées contribuera à asseoir la réputation d’excellence de la maison Cartier,
Lors de l’exposition, Cartier, le style et l’histoire organisée par la RMN-Grand Palais (décembre 2013-février 2014), était présentée une version restaurée de ce que fut l’extraordinaire collier de cérémonie réalisé en 1928, dit le « collier de Patiala ».
Il était composé de cinq chaînes de taille croissante serties de 2930 diamants (soit 962,25 carats), du fameux diamant jaune appelé le « De Beers » et de plusieurs rubis birmans. Le De Beers avait été découvert en mars 1888 dans les mines de Kimberley en Afrique du Sud : brut, il pesait 428,5 carats! Taillé très probablement à Amsterdam comme la majorité des diamants provenant d’Afrique du Sud à cette époque, il est de taille coussin et pèse 234,65 carats. C’est le deuxième plus grand diamant jaune taillé et le septième plus grand diamant du monde!
Avant d’être acquis par le maharajah, il avait été présenté à l’Exposition universelle de 1889.
En 1948, suite à la chute du Raj et à l’indépendance de l’Inde, ce collier disparut et demeura introuvable. C’est en 1998 que la maison Cartier eut l’étonnante opportunité de le racheter : il était passé entre les mains d’un marchand anglais. Certes, il avait été en partie démantelé, il y manquait les sept plus importants diamants, dont le fameux De Beers…
Le 6 mai 1982, le De Beers réapparu mystérieusement dans une vente aux enchères chez Sotheby’s à Genève. Il était alors estimé 4,5 millions de dollars mais ne fut vendu « que » 3,16 millions. On ne l’a pas revu depuis.
En cliquant sur ce lien « les secrets de Cartier », vous pourrez retrouver les principales pièces de cette exposition. Y figure notamment le collier de cérémonie du maharajah de Patiala reconstitué dans les ateliers Cartier au prix de trois longues années de travail. Pour redonner tout son éclat au collier, on recourut aux pierres de synthèse. C’est certain pour les rubis. Et les sources divergent quant au diamant jaune : citrine ou oxyde de zirconium (ou CZ/cubic zirconia), un cristal synthétique qui imite extrêmement bien le diamant. (Le collier est présenté entre les minutes 11’25 et 13’43 du film). Aussi, sur ces archives Cartier, on peut suivre l’historique de cette reconstitution spectaculaire.
« Le collier de la Maharani de Patiala »
Si l’émeraude demeure la pierre préférée des maharajahs, le rubis est très présent dans les parures de ces derniers, y compris dans les bijoux pour femmes.Les rubis birmans font partie des gemmes les plus précieuses et les plus rares au monde. Rouge intense légèrement teinté de rose, les perles de rubis du collier de la Maharani illustrent ce qui est la couleur la plus recherchée : « sang de pigeon »
« Le collier du maharajah de Nawanagar »
Un autre remarquable collier de cérémonie fut réalisé au temps de Jacques Cartier, celui du Maharajah de Nawanagar (1872-1933), lui aussi grand joueur de cricket au tournant du siècle.
Lorsqu’il passa commande, le maharajah de Nawanagar venait de s’offrir le diamant « Reine de Hollande ». Ce diamant blanc avec une teinte de bleu, de taille coussin et pesant aujourd’hui 136,25 carats doit son nom à Wilhelmine, qui fut reine des Pays-Bas de 1890 à 1948. Il est très probable qu’il trouve son origine dans les gisements d’Afrique du Sud, ancienne colonie néerlandaise. Certains spécialistes estiment cependant qu’il s’agit d’un diamant de Golconde étant donné son extrême qualité – couleur D, pureté IF (c’est-à-dire sans défaut) – et sa légère teinte bleutée. En 1930, Albert Monnickendam, auteur de The Magic of Diamonds, examina le diamant à la demande du maharajah et trouva de fortes similitudes entre le diamant « Reine de Hollande » et « Le Régent » .
Le collier réalisé par Cartier en 1931, a été conçu comme un mélange de deux cultures, celle de son commanditaire et celle du joaillier. La culture indienne se caractérise par les cascades de pierres précieuses parmi lesquelles on trouve plusieurs diamants de couleurs (cinq roses, un bleu, un blanc, et un vert-olive de 12,86 carats) ; la culture européenne se manifeste, elle, par une certaine symétrie dans la composition.
Le collier de cérémonie serait resté entre les mains de la famille du Maharajah de Nawanagar jusque dans les années 1960, puis aurait été racheté par Cartier à Londres. Aujourd’hui le « Reine de Hollande » a été légèrement retaillé et pèse 135,92 carats. Il fait partie de la prestigieuse collection de diamant de Robert Mouawad*
*Si vous allez consulter le site de Robert Mouawad, regardez aussi les boucles d’oreilles « Indore Pearls ». Deux diamants de Golconde exceptionnels, taillés en poire, qui furent acquis début 1910 par le Maharajah Tukoji Rao Holkar III d’Indore et revendues par ce dernier en 1946 à Harry Winston qui les fit retailler en 44,62 et 44,18 carats.
Cartier, le style et l’histoire, 2013, les Editions Rmn-Grand Palais.
Les colliers en émeraudes et diamants de Boucheron
La Maison Boucheron existe depuis 1858 et a installé son siège 26, place Vendôme en 1893. Les maharajahs et maharani de Kapurthala, de Baroda, de Mysore, les princesses Indira de Cooch Bahar puis sa fille Gayatri Devi de Jaipur, entre autres, sont passés par la boutique de la Place Vendôme pour passer commande et choisir leurs bijoux. Louis Boucheron reprit en 1902 les rênes de la maison fondée par son son père Frédéric Boucheron (1830-1902). Durant l’hiver 1926-1927, il fit un voyage en Inde afin de présenter les créations de sa maison.
Là encore, le Maharajah de Patiala fut le représentant le plus marquant de cette clientèle indienne. Il passa à Boucheron la plus importante commande de bijoux jamais effectuée auprès de la maison – et peut-être auprès de tous les joailliers de la place Vendôme réunis.
L’Etat de Patiala possédait des terres agricoles extrêmement fertiles. C’était un Etat riche. Son Maharajah bénéficiait de la moitié des revenus et les affectait à ses dépenses personnelles. Il était ainsi bien plus fortuné que son suzerain, le roi d’Angleterre!
Le 1er août 1928, le Maharajah s’installe au Ritz à Paris. Il est accompagné de son innombrable suite: plusieurs épouses, des dizaines de domestiques, allant des femmes de chambre aux cuisiniers en passant par les aides de camp, sans oublier les chauffeurs de ses Rolls-Royce qu’il avait bien entendu convoyées depuis l’Inde.
Vincent Meylan raconte que, le 2 août 1928, on vit le maharajah « traverser la place Vendôme suivi de douze sikhs mesurant deux mètres qui transportent six caisses en fer contenant des milliers de pierres précieuses » et il ajoute que dans « des écharpes en soie de couleur, s’entassent 7571 diamants pesant 566 carats, divers lots de rubis et perles et, surtout, 1432 émeraudes d’un poids de 7800 carats ». (« Caprices de maharadjahs », Archives secrètes Boucheron).
A partir de cette manne aussi inattendue qu’inouïe, la maison Boucheron créa 149 bijoux, les pièces majeures étant destinées à l’usage du maharajah lui-même, les autres allant à ses épouses et à ses filles. Voici trois des six colliers en émeraudes et diamants parmi les plus importants bijoux réalisés.
Bhupinder Singh, Maharajah de Patiala, eut une descendance dont il existe toujours des représentants. Toutefois, depuis l’Indépendance, les bijoux créés par Boucheron semblent n’avoir plus jamais été exposés en public.
Nous retrouverons la maison Boucheron dans le prochain article qui sera consacré aux bijoux contemporains inspirés par l’Inde, la maison ayant réalisé l’été dernier une collection remarquable intitulée « Bleu de Jodphur ».
Archives secrètes Boucheron, Vincent Meylan,2009, Editions Télémaque.
Mellerio dits Meller: l’histoire d’un paon et d’un maharajah
La Maison Mellerio dits Meller créa plusieurs bijoux inspirés par le motif du paon. Dès 1867, elle présenta lors de l’Exposition universelle de Paris une plume de paon toute de diamants, saphirs et émeraudes. L’année suivante, l’Impératrice Eugénie en acheta un modèle similaire.
Cette thématique du paon se poursuivra de nombreuses années durant chez Mellerio et sera un des motifs récurrents de l’Art Nouveau.
Entre 1898 et 1908, une série de seize pièces travaillant le thème du paon fut réalisée chez Mellerio. L’une de ces seize pièces, un collier de chien « plume de paon » est aujourd’hui conservé au Smithsonian Museum à Washington.
Une autre pièce, une aigrette-broche est actuellement présentée au Grand Palais dans le cadre de l’exposition « Joyaux, des Grands Moghols aux Maharajahs ». Ce modèle d’aigrette-broche avait été réalisé en trois exemplaires qui différaient par le nombre de diamants, le traitement des émaux et la matière choisie pour l’œil du paon.
Ces bijoux ne pouvaient qu’attirer l’œil d’un Maharajah amoureux de joaillerie. En effet, en Inde, le paon occupe une place extrêmement importante dans le patrimoine religieux; sa présence dans l’art hindou ancien est très prégnante, ainsi que dans la mythologie et les traditions.
Le paon est annonciateur de pluie, de mousson, de fertilité et prospérité. Il est aussi symbole d’immortalité et fut également l’emblème de la royauté islamique comme l’atteste le Trône du paon des empereurs moghols puis de la monarchie iranienne. Enfin, cet oiseau « aux cent yeux » décore nombre de palais : sa roue est très souvent stylisée dans des arcades et il est l’oiseau par excellence des jardins royaux.
Le 19 décembre 1905, Jagatjit Singh, futur Maharadjah de Kapurthala (1872-1949), personnage haut en couleurs dont Vincent Meylan relate avec humour et tendresse la vie dans son livre sur Mellerio dits Meller, visite la France. Il a découvert l’Europe en 1895. Francophile, il a fait construire dans sa ville un palais de style français suite à ce premier voyage. Chez Mellerio dit Meller il acquiert plusieurs pièces dont une aigrette-broche au motif de paon.
La beauté et la symbolique du bijou durent toucher le Maharajah de Kapurthala, qui en fit l’acquisition immédiate. Cet achat apparaît dans le livre de registre client de la Maison Mellerio 1904-1907 folio 406. La date de l’achat est un indice précieux qui contribue à authentifier la pièce. Que faisait en Europe le futur Maharajah ? Fin 1905, il figurait tout simplement sur la liste des invités officiels au mariage du roi d’Espagne Alphonse XIII prévu le 31 mai 1906 au Palacio Real. Il devait faire partie de l’impressionnant cortège accompagnant la fiancée Victoire Eugenie de Battemberg (nièce du roi Edouard VII et petite-fille de la reine Victoria). Il est donc typique des mœurs et usages des princes indiens en ce début de XXème siècle.
L’aigrette-broche achetée est en or rose, jaune, platine, diamants et émaux. Elle est sertie de 1742 diamants taille rose. Emilie Bérard, directrice du patrimoine de Mellerio révèle que la queue du paon est articulée et peut s’adapter, selon son utilisation, à la coiffure, au couvre-chef ou bien au vêtement. Bijou de tête ou broche d’épaule, elle peut donc aussi devenir broche de corsage lorsque la queue est détachée. Ce bijou est remarquable par le mouvement qui l’anime. Il se distingue également par la qualité du travail de mise à jour, difficile sur une forme convexe et par la finesse du rendu. Les yeux des plumes, en émail, confèrent à l’ensemble un réalisme étonnant.
L’histoire de cette broche se poursuit de façon romanesque : lors de son voyage à l’occasion du mariage royal, le Maharajah tombe amoureux d’une jeune danseuse andalouse de 16 ans, Anita Delgado (1890-1962). Il l’emmène à Paris où il l’épouse civilement. Le Maharajah lui offre l’aigrette-broche en forme de paon : « Tu seras pour toujours mon petit oiseau des îles », lui aurait-il dit. Anita portera ce bijou comme ornement de tête et il lui servira également à fixer sa coiffure. Le peintre Edward Patry (1856-1940) a réalisé un portrait d’Anita Delgado en 1907 avec la broche dans ses cheveux.
Lors du mariage religieux sikh qui eut lieu ensuite à Kapurthala, Anita Delgado devint la cinquième épouse du Maharajah et prit le nom de Maharani Prem Kaur. Ensemble ils eurent un fils puis divorcèrent quelques années plus tard, non sans fracas. La presse qualifia ce drame domestique de « Phèdre en Inde »: Anita était tombée amoureuse d’un de ces jeunes beaux-fils… Elle revint s’installer à Paris puis se fixa en Espagne définitivement.
Longtemps disparu de la circulation, ce bijou fut vendu en 23 février 2005 lors d’une vente aux enchères organisée par la Maison Sotheby’s en faveur des victimes du Tsunami du 26 décembre 2004. Conservée dans les coffres d’une fondation américaine au cours des dernières décennies, cette pièce spectaculaire se trouve actuellement dans la collection privée du Sheikh Hamad bin Abdullah Al-Thani.
Tous mes remerciements à Emilie Bérard pour m’avoir reçue et fait découvrir les cahiers d’archives de la maison.
Mellerio dits Meller, Joaillier des reines, Vincent Meylan, 2013, Editions Télémaque
Une passion indienne, La véritable histoire de la princesse de Kapurthala, Javier Moro, 2006, Editions Robert Laffont
A voir :
Le jubilé du Maharadjah de Kapurthala
Archives de la planète – musée Albert Kahn, opérateurs Georges Thibaud et Roger Dumas, 1927, court-métrage 20’
En 1927, le maharajah Jagatjit Singh régne depuis 50 ans sur l’Etat du Kapurthala. Des fêtes somptueuses sont données en l’honneur de son jubilé auquel assistent les principaux Maharajahs du Punjab, du Cachemire et du Rajasthan, ainsi que des personnalités de la couronne anglaise tel que le vice-roi Lord Irwin.