L’Age d’or des Maharajahs

Dans notre imaginaire occidental, le mot même de Maharajah est synonyme de faste, de grandeur et de démesure, voire de caprices!

Maharajah de Bikaner 1939
Maharajah de Bikaner, 1939 @Asia Royalty : India

L’émergence de cette figure historique et les fortunes considérables qu’amassèrent les Maharajahs marquent un moment fascinant dans l’histoire et l’esthétique du bijou. Elles correspondent à des conditions sociales et culturelles bien précises sur lesquelles il convient de s’arrêter un moment, sans quoi les parures des maisons de joaillerie de la place Vendôme que nous examinerons au chapitre suivant resteront difficiles à situer.

Ceinture Mahardjah Patiala
Projet de ceinture pour le Maharajah de Patiala, archives Boucheron

« De l’Empire Moghol à l’Empire Britannique »

L’essor des Maharajahs correspond à l’essor de l’Empire britannique des Indes. Celui-ci s’est imposé progressivement à partir de 1760, d’abord à la faveur du développement des échanges commerciaux, puis en tirant avantage de la déliquescence de l’Empire moghol pour établir un pouvoir politique. L’East India Company, fondée en 1600, est le bras commercial, politique, militaire de la conquête britannique.

Le XVIIIème siècle est marqué par le délitement du pouvoir central moghol et des descendants du grand Shah Jahan (commanditaire du Taj Mahal) : les conflits régionaux se multiplient, la menace extérieure se précise (les Perses saccagent Delhi en 1739), se manifestant par plus de dix invasions étrangères en un siècle. Plus grave, les Marathes, tribu hindouiste opposée aux Moghols, étendent leur pouvoir avec l’aide de la France. Les Maharajahs remettent leur sort entre les mains des Anglais. S’engage alors une succession de guerres et de batailles conclues par la défaite finale des Marathes devant les Anglais, à Pune en 1819.

Dès l’origine, l’East India Company (Compagnie britanniques des Indes orientales) a fondé son pouvoir sur les princes locaux régnant sur de petits royaumes indépendants. En échange du maintien de leur statut et de leur rang, ces souverains – les Maharajahs – acceptaient de céder aux Britanniques la réalité du pouvoir politique et commercial. L’Empire britannique assume les dépenses militaires, et les princes n’ont plus qu’à se soucier de garantir les symboles de leur pouvoir. Grâce aux économies réalisées sur les dépenses militaires et à la munificence des Britanniques, les Maharajahs accumulent des fortunes considérables. Mieux : ils prennent goût pour le mode de vie à l’occidentale. C’est ainsi que l’on vit le Nawab d’Arcot, Muhammad Ali Wallajah (fin du XVIIème siècle), recevoir ses sujets dans un palais décoré comme une mansion londonienne. Un autre prince, Toloji Raje, décora ses salons de portraits de George III. Tout y était : lustres, trumeaux, horloges, gravures, lampes, couverts en argents, piano, meubles venus d’Angleterre, mais aussi les moeurs alimentaires – thé, biscuits, crudités. L’anglomanie semblait à son comble.

La révolte des Cipayes éclata en 1857 pour contester la puissance britannique. Elle passe pour le premier épisode de la guerre d’indépendance de l’Inde. Elle éclata au sein même de l’armée de la Compagnie des Indes, le terme de « cipaye » désignant les soldats hindous ou musulmans de cette armée. La répression fut féroce – on parle de dix millions de morts indiens – et s’acheva en 1859. L’écrasement de la révolte amena l’Angleterre à renforcer sa mainmise sur le pays. Le dernier empereur moghol fut exilé. La Compagnie des Indes fut dissoute et l’Inde rattachée directement à la Couronne britannique. Un Vice-Roi des Indes est désigné (en 1877, la Reine Victoria se proclamera même Impératrice des Indes). L’Inde est divisée en provinces. L’armée est réorganisée. Mais en même temps, les leçons de la révolte sont tirées : les spoliations diminuent, la liberté religieuse augmente. Commence alors la période dite du Raj britannique, qui durera jusqu’à l’indépendance en 1947.

Alexis de Lagrange djeipour palais du radjah orsay
Alexis de Lagrange, « Djeipour, palais du Radjah ». Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski, musée d’Orsay.

Dans cette nouvelle organisation, les « rajas » (rois) prennent une place essentielle de relais de la puissance britannique dans les provinces. Ils sont honorés tout particulièrement : on leur octroie des armoiries de l’Empire britannique, on les convie aux festivités royales, par exemple au couronnement de Victoria à Delhi, on les admet dans les ordres de chevalerie britannique, on les décore (l’Etoile des Indes est créée en 1861), une Chambre des Princes est créée en 1920, etc. Les « rajas » sont même souvent dénommés « Maharajas » (grands rois), ce qui ne va pas sans leur donner des idées de grandeur – il fallut édicter une loi pour leur interdire le port d’une couronne ! En 1947, lors de l’indépendance, on dénombrait 562 Etats princiers, dont une grande partie n’excédait pas 10km2…

L’anglomanie galopante devint alors un mode de vie général. Influencés par des précepteurs britanniques, les familles princières s’européanisèrent à grande vitesse, depuis les vêtements jusqu’aux sports pratiqués (cricket) en passant par l’architecture. On envoyait ses enfants à Oxford et Cambridge. Les Maharajahs devinrent ainsi des clients de marque pour les grandes maisons de luxe européennes.

Dans un premier temps, les fournisseurs vinrent massivement en Inde présenter leurs créations – Cartier, Boucheron, Baccarat, Louis Vuitton, et plus tard Rolls Royce, se plièrent à l’exercice. Par la suite se développa une habitude qui devait faire le profit des grandes maisons européennes : le voyage en Europe.

Le voyage, d’abord effectué sur invitation du gouvernement pour les jubilés royaux, devint un rituel organisé sous les auspices de l’agence T.Cooks & Sons. Certes, l’audience accordée par la reine Victoria restait le clou du voyage, mais la visite des capitales, des musées, voire de la campagne anglaise, occupèrent une place grandissante. La visite chez les grands tailleurs et les grands joailliers fit rapidement figure d’incontournable. Les fortunes dépensées par les Maharajahs dans les magasins et dans les plus grandes maisons leur valurent une réputation qui bientôt les précéda. Sans doute la  maison Christofle frémit-elle encore de la commande d’un lit en argent massif incrusté passée en 1882 par le Nawab (souverain d’une province musulmane) de Bahawalpur.

Au tournant du siècle, les Britanniques commencèrent à voir d’un mauvais œil les dépenses mirobolantes des Maharajahs, les dettes qu’ils contractaient, le désintérêt qu’ils manifestaient pour leur administration – et ils imposèrent que le gouvernement donne sa permission à de telles excursions. Cette sévérité n’empêcha nullement le glissement graduel vers l’indépendance, proclamée en 1947, et qui devait marquer la fin des Maharajahs.

Ainsi, pendant les quelques décennies de la deuxième moitié du XIXème siècle et jusqu’en 1947, la figure mythique, fascinante, romanesque du Maharajah aura émergé dans un halo fantasmatique avant de s’évanouir dans les détours de l’Histoire.

Exposition " Les derniers Maharajas " . Fondation Pierre BergŽ Yves Saint Laurent.Paris.Fev 2010. © Luc Castel
Exposition  » Les derniers Maharajas « . Fondation Pierre Bergé -Yves Saint Laurent, Paris. Février 2010 © Luc Castel

Fastes occidentaux de Maharajahs, créations européennes pour l’Inde princière, Amin Jaffer, Citadelles et Mazenod, 2007.

Deux articles :
Les Maharajahs d’hier et d’aujourd’hui, par A.J Guérin, avril 2014.
Les Maharadjas: des fastes d’hier à la réalité d’aujourd’hui, Dandy magazine, avril 2014.

 

Vue de l’exposition « Les derniers Maharajas » présentée à la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent. © Luc Castel, 2010