Jacques Lenfant : inventeur du bijou optico-cinétique
Par Marie-Laure Cassius-Duranton.
Historienne d’Art, gemmologue, professeur au Laboratoire Français de Gemmologie ainsi qu’à l’Ecole des Arts Joailliers.
Photographies : Yves Gellie.
Alors que le Centre Pompidou consacre à Victor Vasarely (1906-1997) sa première exposition parisienne majeure, les pièces de la collection « Optical » réalisée par le bijoutier-chaîniste Jacques Lenfant (1904-1996) dans les années 1970 sont toujours plus cotées sur le marché des enchères.
Pendant « Jeux de jetons », Collection Optical,
poinçon de maître Georges Lenfant. Collection privée.
« Vasarely et l’invention de l’art optico-cinétique »
« L’avenir nous réserve le bonheur en la nouvelle beauté plastique mouvante et émouvante ». C’est en ces termes que Victor Vasarely conclut ses Notes pour un manifeste publié à l’occasion de l’exposition de la galerie Denise René intitulée « Le Mouvement » (Paris, 1955). En tant qu’auteur du manifeste, il est considéré comme le « père » de l’art cinétique, du grec kinesis, qui signifie « mouvement, moteur ». Héritier des avant-gardes, l’art cinétique est adoubé par Marcel Duchamp et Alexander Calder qui participent à l’exposition aux côtés de Vasarely, Jesus Rafael Soto, Yaacov Agam, Robert Jacobsen, Pol Bury et Jean Tinguely.
Issu de l’abstraction géométrique, l’art cinétique cherche à mettre en valeur l’esthétique du mouvement. Les principes de l’art cinétique associent les fondamentaux de l’art abstrait comme la « composition pure » et la « forme-couleur » aux principes de la perspective qui induisent le mouvement et la durée. Pour Vasarely, l’essentiel est « l’unité plastique » à la fois physique et métaphysique. Il introduit aussi la notion de « produit d’art » qui apparaît comme la condition de l’expansion de l’art à tous les domaines de la vie, de « l’agréable objet utilitaire » à « l’art pour l’art », du « bon goût » au « transcendant ». L’ensemble des activités plastiques s’inscrit dans une vaste perspective (arts décoratifs, mode, publicité, propagande par l’image,…).
Dans les années 1950, Vasarely réduit son langage visuel au noir et blanc et travaille sur les potentialités de déformation de la grille de la perspective afin de provoquer des effets de dilatation et de rétractation de l’espace. A l’origine de la série des « Vega » se trouve le carré, mais c’est un carré en mouvement, conjugué avec l’ellipse. Les formes géométriques constituent l’essence de son vocabulaire plastique mais elles doivent être dynamiques. Par ces choix, Vasarely propose non seulement une interprétation moderne du trompe-l’œil et de l’anamorphose, mais surtout il cherche à traduire l’énergie des ondes et des particules qui anime l’univers, ce qui existe physiquement mais qu’on ne voit pas. Il est en train d’inventer l’ « Op art ».
Le terme d’ « Op art », abréviation de « optical art », est utilisé pour la première fois dans un article anonyme du magazine Time en 1964. Il définit les œuvres d’art qui utilisent les illusions d’optique dans la relation au spectateur. En 1965, ce mouvement atteint la reconnaissance internationale grâce à une exposition du MoMA de New York : « The Responsive Eye » (l’œil réceptif) à laquelle participe Vasarely. Le commissaire de l’exposition, William G. Seitz, explique : « Ces œuvres existent moins comme objets à examiner que comme des générateurs de réponses perceptuelles dans l’œil et l’esprit du spectateur ».
Dans les années 1960, Vasarely revient à la couleur et met au point un vocabulaire visuel basique qu’il veut universel et qu’il appelle « unité plastique ». Ce terme désigne l’inscription d’une forme géométrique dans une autre de couleur contrastée. La combinatoire des formes et des couleurs est infinie. Son ambition est de l’étendre à tous les « produits d’art », c’est-à-dire à tous les domaines des arts et de la culture visuelle. Le succès populaire est immense.
Dans le domaine du bijou, comment l’art optico-cinétique a-t-il été interprété ?
Jesus Raphael Soto et Pol Bury ont trouvé dans le bijou un medium adéquat alors que Vasarely s’est principalement exprimé à une échelle monumentale, ses trompe-l’œil faisant corps avec l’architecture.
Les seuls bijoux de Vasarely ont été édités avec Circle Fine Art tardivement au milieu des années 1980. Il s’agit du bracelet et des boucles d’oreilles « JOLIE » en argent, nacre et émail noir, édités à 250 exemplaires, dont un ensemble appartient à la collection Diane Venet.
La relation de Vasarely au bijou a donc été plutôt anecdotique. Par contre, les principes de son vocabulaire visuel ont profondément inspiré l’un des bijoutiers les plus importants du XXe siècle : Jacques Lenfant.
« Jacques Lenfant et le bijou optico-cinétique »
Jacques Lenfant (1904-1996)
Jacques est le fils du joaillier Georges Lenfant qui insculpe son poinçon de maître au service de la garantie en 1909 (l’atelier conservera toujours ce nom et ce poinçon). Il commence à travailler dans l’atelier familial en 1915 à l’âge de 11 ans. Jacques réussit à mener de front son travail à l’atelier et ses études secondaires jusqu’au baccalauréat obtenu en 1920. Il poursuit ensuite ses études à la prestigieuse Ecole Supérieure des Arts Décoratifs jusqu’en 1924. Il se spécialise dans le dessin joaillier auprès d’Alphonse Grebel, artiste aux talents multiples, sculpteur, peintre, décorateur, affichiste et joaillier (il gagne une médaille d’or à l’Exposition des Arts Décoratifs et Industriels Modernes en 1925), puis acquiert de l’expérience en Allemagne, Angleterre et Autriche. Jacques Lenfant se distingue par une connaissance complète du métier de bijoutier-joaillier tant d’un point de vue technique qu’artistique et intellectuel.
Dès la fin des années 1920, l’atelier se spécialise dans le travail de la maille et de la chaîne. Et c’est comme chaîniste que Jacques Lenfant se présente essentiellement. Il écrira d’ailleurs Le Livre de la Chaîne à la demande de la Chambre Syndicale de la Bijouterie, Joaillerie, Orfèvrerie, publié après sa mort en 1996. Au cours du XXe siècle, l’atelier est devenu propriétaire de Gustave Sandoz et Verger Frères et a travaillé pour de grandes maisons françaises comme Fred, Hermès, Cartier, Mellerio, Mauboussin, Boivin, Van Cleef & Arpels, mais aussi internationales comme Gübelin, Rolex, Tiffany & Co, Bulgari. Très investi dans la profession et dans sa transmission, Jacques Lenfant a occupé différentes fonctions à la Chambre Syndicale et a créé en 1980 un prix destiné à récompenser la meilleure pièce du concours qui réunit les élèves du métier. Le prix Jacques Lenfant continue d’être décerné chaque année.
Profondément ancré dans la tradition, Jacques Lenfant était passionné par la recherche de la nouveauté formelle et de l’innovation technique. Il déposera d’ailleurs à l’INPI plusieurs brevets d’invention ainsi que des dessins et modèles essentiellement relatifs à l’élaboration de chaînes et de tissus ainsi qu’aux systèmes de fermeture.
La Collection Optical
A l’apogée de son art, à la fin des années 1960, il invente la collection OPTICAL et devient l’interprète le plus remarquable des principes de l’art optico-cinétique à l’échelle du bijou.
Il s’approprie le vocabulaire formel de Vasarely et transforme son système des couleurs en contraste de textures. Pour répondre à une problématique inhérente à l’esthétique contemporaine, il adapte la technique bijoutière.
Dans la continuité des tissus d’or milanais et polonais réalisés par l’atelier dans les années 1926-1930, Jacques Lenfant met au point la technique du « pur fil pressé relief surfacé diamant ». Il dépose un brevet d’invention en 1970 (INPI FR 2098499 A5) qui sera délivré en 1972. Les dix pages du brevet décrivent une technique assez complexe. Des plaques de tissu souple sont découpées, goupillées verticalement et articulées en vue de produire une surface souple à l’aspect rigide. Le dessin est créé par un estampage à la presse dans une matrice au modèle. L’effet trompe-l’œil est dû à la répétition du motif et résulte du contraste entre les parties pressées, mates et en creux, et les parties en relief, brillantes grâce au poli miroir.
Dans ces pièces essentiellement abstraites, l’impression dynamique est liée aux vibrations alternées de la lumière sur les surfaces. L’effet est inédit et les pièces de cette collection aux noms évocateurs (« Fin de vagues », « Longueurs d’onde », « Sinusoïdes », « Cercles décalés »,…) sont une interprétation réussie des principes optico-cinétiques de l’esthétique contemporaine.
Certaines grandes maisons de joaillerie et d’horlogerie sauront apprécier ces créations. Les bracelets Mikado et Op’Art Vagues de Van Cleef & Arpels sont en fait les modèles « Tournesol » et « Eventail » de la collection Optical. Bulgari a signé le bracelet « Cercles décalés » et Rolex les montres « Tournesol » et « Fin de vagues ».
Après la mort de Jacques, l’atelier Georges Lenfant a été vendu à Benjamin Leneman en 1998. Selon lui, la collection OPTICAL a été un véritable échec commercial. En effet, Jacques Lenfant a consacré beaucoup de temps et d’argent à l’élaboration de solutions techniques novatrices et sophistiquées pour réaliser des pièces probablement trop avant-gardistes pour le marché de l’époque. Parmi les clients de l’atelier, il n’y avait pas que les grandes maisons mais aussi de nombreux bijoutiers de quartier dont la clientèle avait des goûts plus conservateurs. La collection est probablement arrivée trop tôt sur le marché et n’a pas rencontré le succès qu’elle aurait mérité comme les gourmettes de la série « paillette » par exemple (un des « best-sellers » de l’atelier dans les années 1960-1970). La notion de « produit d’art » chère à Vasarely n’a peut-être pas essaimé dans le bijou avec autant de succès que dans d’autres domaines des arts visuels.
Dans les salles de vente
Par contre, ces dernières années, le prestige des pièces de l’atelier Georges Lenfant s’est particulièrement accru chez les collectionneurs et les amateurs comme en témoigne l’évolution de sa cote aux enchères. Le poinçon de maître désormais bien connu a le prestige d’une signature de grande maison. Par exemple, le prix des fameux bracelets « Chaîne d’ancre tressée » d’Hermès flambent dès qu’ils portent le poinçon de Georges Lenfant. Les résultats les plus remarquables ont été réalisés par des pièces de la collection OPTICAL (parfois présentées de manière anonyme par les maisons de vente et généralement accompagnées d’estimations extrêmement basses, mais en général repérées par les acheteurs). Ainsi un bracelet « Sinusoïdes » estimé entre 2000 et 3000 $ a été adjugé 16.250 $ dans la vente Christie’s Jewels online en avril 2016. Le mois suivant, un bracelet « Eventail » estimé entre 2500 et 4500 € atteignait 35.000 € chez Pandolfini à Florence et une montre « Tournesol » signée Rolex culminait à 52.500 CHF chez Phillips à Genève. Dernièrement, un ensemble pendant et clips d’oreilles « Fin de vagues » estimé entre 5000 et 7000 $ a réalisé 27.500 $ et une montre au modèle signée par Rolex 35.000 $ lors de la vente Phillips à New York en décembre 2018.
Aujourd’hui, la plupart des antiquaires et collectionneurs de bijoux anciens cherchent à acquérir des bijoux Georges Lenfant. En particulier, Martin Travis et Sophie Jackson de Symbolic & Chase qui ont réuni un ensemble remarquable de pièces de la collection OPTICAL et ont ainsi participé à la reconnaissance de l’œuvre novatrice de Jacques Lenfant et de sa dimension artistique.
« Bibliographie et remerciements »
Victor Vasarely, Le Mouvement, Notes pour un manifeste, Galerie Denise René, Paris, 1955
William Seitz, The responsive eye, MOMA, New York, 1965
Michel Gauthier et Arnauld Pierre (sous la direction de), Vasarely, le partage des formes, éditions du Centre Pompidou, Paris, 2019
Jacques Lenfant, Le livre de la chaîne, éditions Scriptar SA, Lausanne, 1996
Jacques Lenfant, Bijouterie-Joaillerie, encyclopédie contemporaine des métiers d’art, Dessain et Tolra, Paris, 1979
Bijoux d’artistes, de Calder à Koons. La collection idéale de Diane Venet.
MAD, Flammarion. mars 2018
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Jusqu’au 6 mai 2019 ne manquez pas l’exposition Vasarely « Le partage des formes » au Centre Pompidou.
6 février 2019 – 6 mai 2019
de 11h à 21h
Galerie 2 – Centre Pompidou, Paris
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Où acquérir un bijou de Georges Lenfant ?
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Tous mes remerciements à :
Martin Travis et Sophie Jackson de Symbolic & Chase
Benjamin Leneman, propriétaire de l’atelier Georges Lenfant
Yves Gellie pour sa série photographique du pendant « Jeux de jetons » de la Collection Optical.
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