Voyage dans les inclusions des gemmes avec Laurent Massi ou l’art de la photomicrographie
L’étrange période du confinement a révélé tout le dynamisme du monde de la gemmologie. Durant près de trois mois, nous avons pu suivre des conférences passionnantes sur les gemmes – de l’origine de leur formation jusqu’à leur influence dans l’histoire des arts joailliers -, des cours sur les techniques de l’art lapidaire, des cours d’histoire de l’art. Confinés, nous avons pu parcourir les principaux pays producteurs de gemmes, dont la Birmanie, guidés par des gemmologues de terrain aventureux et passionnés qui ont très certainement déclenché de nouvelles vocations !
Docteur en physique des matériaux de l’Université de Nantes, diplômé du GIA de Carlsbad aux États-Unis et co-fondateur avec Ludovic Durand Oro de l’AGAT (Académie de Gemmologie Appliquée & Technique) Laurent Massi a quant à lui connecté pour la première fois un microscope trinoculaire directement à internet pour donner des cours de gemmologie sur les inclusions dans les gemmes (rubis naturels, traités, synthétiques, puis saphirs naturels, traités, synthétiques) en direct. Il a tenu en haleine un public de près de deux mille personnes durant ce printemps, dont les plus jeunes avaient tout juste… 7 ans!
Laurent Massi considère que l’un des aspects les plus fascinants de la gemmologie est l’étude des inclusions qu’il pratique à l’aide de la photomicrographie, technique qui permet de photographier l’intérieur des gemmes à l’aide d’un appareil photo couplé à un microscope. Observer au plus près les inclusions est une spécialité à la fois artistique et scientifique de l’AGAT et s’avère également très utile pour l’enseignement de la gemmologie.
Les inclusions sont ces éléments internes, solides, liquides, ou gazeux, ces irrégularités, qui ont été piégés dans le cristal hôte durant sa croissance. Souvent considérées d’un point de vue esthétique et commercial comme des défauts, elles sont de précieux indices pour comprendre la nature de la pierre, son histoire originelle, le lieu de formation et le processus de croissance. Les inclusions sont le vrai « story-teller » de la gemme, explique Laurent Massi. Elles représentent en quelque sorte l’intimité de la gemme. Toutes ne se dévoilent pas de la même façon. Certaines inclusions sont parfois facilement observables à l’œil nu ou à la loupe de grossissement x 10. Mais attention : « just because you don’t see it, doesn’t mean it isn’t there », n’a eu de cesse de rappeler sa carrière durant John I. Koivula, ancien gemmologue en chef du département de recherche du GIA Gem Trade Laboratory à Carlsbad, en Californie, pour lequel Laurent Massi professe la plus grande admiration. John I. Koivula, et Dr Edward J. Gübelin déjà avant lui, rappelle Laurent Massi, furent les grands pionniers de la photomicrographie gemmologique et parmi les premiers à « vraiment apprécier la beauté inégalée des gemmes dans le microcosme de la nature ». (J.I. Koivula)
Lorsque les inclusions ne se dévoilent pas facilement, il faut donc les observer avec de puissants microscopes, parfois au-delà d’un grossissement x 100. Mais, le microscope est-il seulement l’apanage des gemmologues de laboratoire ou d’école de gemmologie ? Certainement pas répond Laurent Massi. « Ce qui sauve lorsqu’on est sur le terrain, c’est souvent l’inclusion ! Parce que si l’on ne peut toujours sortir un réfractomètre, on peut toujours sortir sa loupe. Lorsque je vais acheter des gemmes sur le terrain, en Asie et à Bangkok principalement, dit Laurent Massi, j’ai toujours avec moi une puissante lampe torche, une loupe x 10, et une loupe dite « darkfield » (loupe grossissante 10x couplée à un éclairage sur fond noir utilisé pour bien mettre en évidence les inclusions des pierres de couleur et diamants). Éventuellement, j’utilise de temps en temps un dichroscope car cela permet de distinguer rapidement certains spinelles des rubis. L’utilisation du microscope est à mon avis la base de la gemmologie. J’ose affirmer qu’il n’est pas concevable d’enseigner la gemmologie sans une pratique assidue d’observation des gemmes sous un microscope ! Mon expérience, après vingt ans d’enseignement m’a montré que tous les élèves qui ont beaucoup pratiqué avec un microscope durant leur études étaient ensuite beaucoup plus agiles à la loupe. A l’AGAT, nos élèves, surnommés « les Agatiens et les Agatiennes » ne travaillent que sur microscope trinoculaire. Ils peuvent ainsi photographier et garder en mémoire les inclusions observées. »
Pour les lecteurs de Property of a Lady, Dr.Laurent Massi présente en exclusivité quelques inclusions aucunement photoshopées qui prouvent, si besoin était, que la photomicrographie est à la fois une science et un art que l’on peut admirer sans même connaître les gemmes.
Traitements ou synthèses : lorsque les inclusions se dévoilent aisément… ou pas
Les corindons, rubis et saphirs, sont des oxydes d’aluminium ou alumine. Le traitement des corindons, dans le but d’accentuer leur couleur et/ou d’améliorer leur pureté, se pratique depuis des siècles. Cependant, les techniques diffèrent considérablement et l’on ne peut comparer un chauffage traditionnel (toléré par la nomenclature française) avec les traitements chimiques contemporains. Depuis le début du XXIème siècle, l’amélioration de la couleur des rubis et saphirs se fait principalement par remplissage des fissures et des fractures de la gemme avec des verres dopés au cobalt et/ou au plomb, comme sur cet échantillon. Observé à la loupe de grossissement x10, ou comme sur cette photomicrographie réalisée avec un grossissement x15, ce saphir dévoile facilement ses inclusions, immédiatement reconnaissables.
« Les patchs de couleur bleue et les bulles écrasées sont caractéristiques de ces traitements de remplissage avec du verre au plomb/cobalt. Une bonne lumière et une loupe suffisent à identifier instantanément la nature de la pierre. Après quelques heures de cours à l’AGAT, un néophyte, ajoute Laurent Massi, pourrait rapidement et sans difficulté identifier un saphir traité au verre au plomb/cobalt. En revanche, sur le rubis synthétique que nous allons voir, il faut plonger au coeur de la gemmologie pour apprendre à le distinguer d’un rubis naturel… »
Le rubis, variété rouge du corindon coloré par des impuretés de chrome, se « fabrique » en laboratoire depuis la fin du XIXème siècle. C’est ce qu’on appelle un rubis synthétique. L’identification des rubis synthétiques est bien plus complexe que celle, par exemple, d’un rubis traité au plomb. Analysé au microscope sous une lumière intense, ce rubis ne se dévoile que très difficilement.
La différence de couleur dans la matière est due à la réflexion de la lumière. La ligne horizontale correspond à une ligne de facette. Fort de ces préceptes, regardons la gemme à très fort grossissement, x70. Dans certaines directions seulement, on perçoit un aspect « ondulé » dans la pierre. Ce phénomène d’ondulation se poursuit de la partie basse vers la partie haute de la gemme, indépendamment du changement de facette, ce qui prouve que c’est un élément intrinsèque au rubis et non pas un élément de surface.
« En gemmologie, rappelle Laurent Massi, on différencie « élément de surface » et « élément interne » justement en regardant à travers deux facettes. Si l’élément perçu se poursuit à travers deux facettes alors il est interne à la gemme, comme le “graining” présent dans certains diamants bruns (sujet de doctorat de Laurent Massi) ; si l’élément observé ne se poursuit pas et change de direction alors il s’agit d’un élément de surface comme par exemple les fines stries laissées parfois par les traces d’un polissage trop peu exigeant ».
Sur cet échantillon, il s’agit d’une inclusion intrinsèque à la gemme, élément d’identification d’un rubis synthétique de fabrication hydrothermale.
Le travail de manipulation et d’analyse de fond, fait remarquer Laurent Massi, est nettement plus important sur un rubis synthétique hydrothermal que sur un saphir traité au plomb et au cobalt !
Quartz et saphirs : les parangons de l’inclusion
Le quartz est un silicate composé de dioxyde de silicium (la silice). Les « quartz à pétrole » ont pour spécificité de présenter « de l’inclusion dans l’inclusion ». « Magnifique ! s’exclame Laurent Massi. A mes yeux, ces quartz font partie des matériaux inclus parmi les plus beaux du monde minéral et l’on peut passer des heures à les manipuler sous un microscope. Nous en possédons une très belle collection à l’AGAT ». En effet, l’école est riche d’une importante gemmothèque (nom donné la « bibliothèque » de gemmes de l’AGAT) constituée de plus de 15 000 échantillons pédagogiques. La plupart de ces gemmes, incluses bien entendu, ont été acquises lors des déplacements saisonniers de Laurent Massi en Asie, à Bangkok. Bangkok, ville qu’il connaît particulièrement bien pour y avoir vécu pendant une dizaine d’années, prenant successivement la tête du laboratoire de gemmologie de l‘Asian Institute of Gemological Sciences (AIGS), de l’enseignement de l’AIGS, puis du GIA Thaïland Campus.
Ces quartz montrent que le mouvement dans l’inclusion est possible : la bulle a son indépendance dans l’inclusion, elle se déplace dans un hydrocarbure liquide et non pas dans la matrice. L’aspect jaune-verdâtre n’est aucunement artificiel, c’est le pétrole qui, lorsqu’il est placé sous UV (ultra-violets), présente une forte réaction et devient d’un bleu fluorescent extraordinaire, ce qui génère des motifs très graphiques. Les inclusions des quartz à pétrole sont multiphasées (composées ici de trois ou quatre phases) parce qu’elles sont formées d’un liquide huileux jaune-brun, le pétrole (hydrocarbure), d’un second liquide, la saumure, incolore et non miscible avec le premier, d’une bulle de gaz (méthane) et de quelques particules solides noires (asphaltites). Un vrai bonheur pour les amateurs d’inclusions !
Une des photos les plus graphiques qui soit en gemmologie, un incontournable de la photomicrographie : le saphir
Le saphir, variété bleue du corindon, est coloré par le fer et le titane. Les inclusions parmi les plus caractéristiques du saphir sont ces fines aiguilles de rutile, appelées « soies », qui se croisent sur un plan en deux dimensions à 60° et 120°. « J’ai choisi cette photomicrographie, explique Laurent Massi, car elle symbolise le parfait exemple de l’exploitation graphique d’une inclusion. Il y a autant de science que d’art dans cette photo ».
La prouesse est ici d’avoir réussi à saisir la finesse, l’entrecroisement et les couleurs iridescentes des aiguilles qui parcourent la matière. La parfaite géométrie de ces inclusions, qui révèle au passage que ce saphir n’est probablement pas chauffé, et l’étalement de l’ensemble des couleurs du spectre visible (rouge, orange, jaune, vert, bleu et violet ) donne l’impression d’être face à un tissage royal de la manufacture des Gobelins !
Le spinelle : la gemme de prédilection de Laurent Massi
Les spinelles sont des oxydes de magnésium et d’aluminium. Les multiples couleurs des spinelles, principalement, rouge, rose, pourpre ou bleu sont dues à différents éléments : le chrome, le fer ou le cobalt. Les spinelles proviennent principalement du Myanmar, du Tadjikistan, du Vietnam, de la Tanzanie, du Sri Lanka et de Madagascar.
« Jamais publiée et non encore identifiée, l’inclusion centrale de ce spinelle birman est vraisemblablement un cristal négatif (une lacune qui suit le système cristallin cubique du spinelle) de forme octaédrique qui peut ou ne pas être rempli, nous ne l’avons pas encore testé en micro-spectroscopie Raman, explique le gemmologue. Autour de cette inclusion gravite un nuage floconneux de micro-inclusions fibreuses blanches. « Je ne sais absolument pas ce que c’est, avoue humblement Laurent Massi. Si je ne me trompe, il n’y a encore jamais eu de publication sur cette inclusion ».
Considérées d’un point de vue esthétique et artistique, ces inclusions donnent l’impression d’être dans l’espace intersidéral, semblables à une explosion, reflet du big bang originel. D’ailleurs, si l’on devait donner un titre à cette photomicrographie, « Star wars » apparaitrait comme une évidence !
« Aujourd’hui, dit Laurent Massi, j’ai quelques autres spinelles dans ma collection dont les inclusions n’ont pas encore été identifiées, dont deux petits échantillons qui présentent des inclusions fluides, avec une bulle qui se meut dans un liquide. Ce phénomène connu dans certains quartz et zircons est rarement observé dans les spinelles, les inclusions fluides étant peu fréquentes dans cette matière ».
« Ce qui me touche profondément avec cette gemme, dit-il, c’est sa couleur. Il existe des spinelles qui n’ont absolument pas de ton. En effet, en gemmologie, on décrit la couleur d’une gemme selon trois paramètres : la couleur en elle-même, qu’on appelle la teinte ; la saturation, qui est la pureté de la couleur et le ton, c’est-à-dire l’effet sombre ou clair. Ainsi le spinelle est une des rares gemmes à pouvoir présenter une couleur sans aucun ton et à n’être que pure saturation. J’aime particulièrement ces couleurs extrêmes, intenses aussi bien dans les roses et les rouges de Birmanie que dans les bleus du Vietnam, ou parfois du Sri Lanka ».
« Je suis également fasciné par la diversité des formes cristallines du spinelle : même millimétriques, certains ont des formes hallucinantes ! Mais aussi par la variété des inclusions que j’y découvre depuis maintenant dix ans que je les collectionne. »
« Regardez ce spinelle avec une inclusion en forme d’étoile de David. A ma connaissance, c’est le seul exemplaire connu possédant une inclusion présentant une telle géométrie en hexagramme. C’est une inclusion spectaculaire et rarissime que l’on peut également retrouver de façon exceptionnelle dans certains diamants. »
En 2010 un diamant brut de 4,60 carats avec une étoile de David a été découvert. L’étoile n’était pas facilement visible à l’œil nu mais observée sous le microscope, la forme en hexagramme devenait apparente. Taillé en un rond brillant de 1,67 ct, ce diamant fut prêté par son propriétaire en 2016, pour être exposé en l’honneur du 68e anniversaire de la fondation de l’État d’Israël au Harry Oppenheimer Diamond Museum à Ramat Gan en Israël.
« J’invoquerai aussi l’Histoire pour justifier de ma passion pour le spinelle, poursuit Laurent Massi. Par exemple, la « Côte de Bretagne » gemme de 107,88 ct et anciennement Collection des Diamants de la Couronne de France ; le « Timur Ruby » (352,5 ct) porté par la reine Victoria, le « Black Prince Ruby » (170 ct) de l’Imperial State Crown d’Angleterre, ou bien encore celui de Catherine II de Russie (398,7 ct) qui figure sur la Couronne Impériale … Toutes ces gemmes considérées comme les plus grands rubis du monde se sont avérées être en fin de compte… des spinelles ! »
Encore une rareté avec ce spinelle birman !
Il y a deux ans, Laurent Massi avait décrit sur son blog « Through the Eyes of a Gemologist » des échantillons de spinelles dits en « drapeau japonais » car leur apparence rappelle le drapeau du Japon, un drapeau blanc avec un grand disque rouge en son centre. En effet, généralement les spinelles « drapeaux japonais » présentent un coeur sphérique rouge intense composé d’une multitude de cristaux qui contraste au sein d’une matrice incolore à pseudo-incolore.
Sur cette photomicrographie, nous observons l’exception qui confirme la règle : une sorte de « pseudo drapeau japonais » explique le gemmologue, qui montre bien un coeur sphérique très rouge composé d’une multitude de cristaux, mais ici la matrice elle-même est rouge !
L’inclusion principale qui présente un liquide jaune (probablement riche en soufre) est visible à l’oeil nu mais elle est bien plus impressionnante sous un grossissement x 80. Ce spinelle vient vraisemblablement d’une localité bien connue en Birmanie, Man Sin, située dans la vallée de Mogok et dont la particularité est de produire les spinelles les plus fluorescents de la région. Man Sin est d’ailleurs souvent en compétition avec les « Jedi spinels » de Namya, mais il s’agit là d’une querelle de clocher entre spécialistes ! La beauté graphique de ce spinelle vient de cette constellation d’inclusions à plusieurs phases solides, liquides et gazeuses, si nombreuses qu’il est difficile de les dénombrer. « Encore une fois, dit Laurent Massi, je décèle à travers ce cliché un monde infiniment petit emprunt de poésie. Ne dirait-on pas une galaxie animée de météorites orientées et organisées ? »
Prêt à jouer ?
Le premier visuel de cet article qui semblait extrait d’un épisode de Star Wars ouvrait sur un mystère, celui de la nature de ses inclusions, ce dernier le clôt sur un autre… Qu’y voit-on ? Une bulle de gaz emprisonnée dans une inclusion hexagonale. « Hexagonale » est le qualificatif-clef de ce nouveau mystère : comment ce cristal négatif hexagonal est-il apparu dans une gemme qui cristallise dans le système cubique ? Et quel nom donner à cette inclusion ? Si vous avez une réponse, n’hésitez pas à nous éclairer ! Vous trouverez toutes les coordonnées nécessaires ci-dessous.
Pour conclure, Laurent Massi nous cite simplement cette phrase du « Pape de l’inclusion », John I. Koivula : « Without photomicrography, gemology as we know it would be virtually non existent« .
Pour aller plus loin dans la découverte des inclusions :
Je vous recommande vivement Through the Eyes of a Gemologist, le blog de Laurent sur les gemmes atypiques et rares,
Ainsi que celui de Marine Bouvier, responsable du département gemmologie de l’AGAT, baptisé au Au coeur des gemmes.
Photomicrography for gemologists, John I.Koivula, GEMS & GEMOLOGY, Vol. 39, No. 1, pp. 4–23. © 2003 Gemological Institute of America
The Internal World of Gemstones, Eduard Gübelin, 1973
Photoatlas of Inclusions in Gemstones Volume 1, Dr. Eduard J. Gübelin and John I. Koivula, 1986
Photoatlas of Inclusions in Gemstones Volume 2, Dr. Eduard J. Gübelin and John I. Koivula, 2005
Photoatlas of Inclusions in Gemstones Volume 3, Dr. Eduard J. Gübelin and John I. Koivula
Visuel de « une » : « Star wars spinel », spinelle violet foncé de Birmanie, 2,11 carats. Photo © Laurent Massi