Patrick Dubuc : l’art lapidaire retrouvé

La beauté exceptionnelle des bijoux et des pierres légués par l’Histoire repose largement sur un art de la taille dont bien des secrets se sont aujourd’hui perdus. C’est ce qui rend l’art de Patrick Dubuc aussi rare : par passion, se formant lui-même, utilisant ses connaissances mathématiques et un œil affûté, il a su retrouver les arcanes de l’art lapidaire employé pour tailler quelques pièces emblématiques. Il a ainsi pu démontrer sa virtuosité avec les répliques des « Vingt plus beaux diamants du Roi-Soleil » présentées récemment à l’Ecole des Arts Joailliers et bientôt au Museum National d’Histoire Naturelle. Rencontre avec ce lapidaire au parcours inattendu.

 

Comment êtes-vous devenu maître-lapidaire ?

 

J’ai commencé en 2010 seulement, c’est donc très récent pour moi. J’ai commencé grâce à un voyage en famille aux Etats-Unis, dans le Montana. Nous avions cherché des petits saphirs sur un site géologique autorisé. Parmi les saphirs que nous avions trouvés, un était plus gros que les autres. J’ai pensé que cela serait plaisant de le tailler et c’est ainsi que l’aventure a commencé ! J’ai acheté une machine avant même d’avoir commencé à prendre des cours. J’ai cherché quelqu’un susceptible de m’enseigner à Québec et, comme je n’ai trouvé personne, j’ai appris à l’aide de tutoriels sur internet et par moi-même.

 

Un investissement de départ important pour une passion naissante !

 

J’ai été chanceux, j’ai trouvé une machine pas trop dispendieuse, mais il fallait que je la répare. Cela m’a obligé à comprendre comment elle fonctionnait, et à faire tous les ajustements possibles pour l’améliorer, la calibrer. Ces réparations m’ont permis de me familiariser pleinement avec les techniques de taille des pierres.

 

Quel métier faisiez-vous à ce moment ?

 

Le même qu’aujourd’hui :  depuis une vingtaine d’année je suis enseignant en physique au niveau collégial – ce qui est équivalent à la terminale ou au début d’université en France (mes élèves ont 17-18 ans). Aujourd’hui la taille des gemmes prend de plus en plus de place dans ma vie ; je passe plusieurs heures par semaine à l’atelier, je m’installe avec ma petite musique !

Les mathématiques sont consubstantielles à mon métier de lapidaire. On peut faire de la taille de façon classique, sans avoir besoin alors des calculs mathématiques : on suit une recette, des séquences et on peut faire de très belles pierres.

Mais pour faire des répliques de gemmes historiques, c’est-à-dire de tailles qui ne sont pas symétriques alors là j’ai besoin nécessairement de l’univers des calculs mathématiques. Je n’ai pas le choix !

 

Réplique n° 5 de la planche. crédit photo Patrick Dubuc

 

Des prix sont venus très rapidement récompenser votre travail…

 

Je me suis inscrit au concours annuel international de « The United States Faceters Guild (USFG) » dès 2013 afin que mon travail soit évalué par des professionnels. La précision est le mot-clef de ce concours. La réussite à ce concours repose sur la précision au niveau de la taille, du polissage et des dimensions de la gemme. Un modèle unique est imposé à tous les participants d’une même classe. On taille la pierre dans notre atelier, à notre rythme, puis on l’envoie par la poste. Le concours est basé sur la confiance, comme le veut la tradition diamantaire. Et dans l’ensemble, ce sont principalement des amateurs éclairés, des passionnés qui y participent.

J’ai été classé second au pré-master de l’USFG en 2013. En 2014 je ne voulais pas de la deuxième place, alors j’ai travaillé fort et suis arrivé 1er  au Master, et en 2015 nous étions 1er ex-aequo au Grand Master.

Gagnant de la 2e place PRE-MASTER USFG 2013
–> Ash-er Rond symétrie de 8 en step cut

Gagnant de la 1e place MASTER USFG 2014
–> Heart of nine

Gagnant de la 1e place GRAND MASTER USFG 2015
–> Tumbuka Fulu, sky blue topaz

J’avais fait une petite erreur et ça a baissé ma note à 99, 6352 %. Il y a des années où des tailleurs arrivent à 100% ; participer à ce concours relève d’une quête de la perfection en somme.

 

Racontez-nous votre rencontre avec le Professeur François Farges.

 

Je me suis intéressé rapidement au Diamant Bleu de la Couronne de France, chef d’œuvre lapidaire par excellence.

En cherchant des informations et des modèles, je suis tombé sur les travaux de François Farges.

J’ai osé lui écrire. J’avais alors déjà fait des recherches de symétrie et de modèles qui l’ont intéressé et il m’a répondu. Depuis, nous sommes restés en contact.

François Farges m’a envoyé le scan informatique du moulage en plomb du Diamant Bleu, celui-là même qu’il avait retrouvé dans les réserves du MNHN en 2007. Après avoir travaillé sur la modélisation du Diamant Bleu, je me suis intéressé au Tavernier bleu (c’est-à-dire le Diamant Bleu de 115,4 carats tel que Jean-Baptiste Tavernier l’avait rapporté à Louis XIV en 1668. Ce diamant avait alors une taille lasque d’époque Moghole. Par la suite, en 1672 et 1673 il fut retaillé sous la supervision du joaillier ordinaire du roi Jean Pittan en une pierre de 69 carats qu’on appelle aujourd’hui le Diamant Bleu du Roi-Soleil). Pendant plus d’un an je me suis attelé à faire un modèle en trois dimensions de cette pierre.

 

Tavernier, 1676. Crédit mineralsciences.si.edu

 

Le modèle existant alors du Tavernier bleu n’était pas satisfaisant, ni en poids ni en dimension. En informatique, on peut insérer une pierre dans une autre, j’ai donc mis le Diamant Bleu dans le Tavernier bleu et cela ne fonctionnait pas. Jusqu’à ce que je trouve un modèle fidèle au dessin d’Abraham Bosse et qui puisse être logique en termes de masse, de poids et de dimension.

Après le Tavernier bleu, François Farges a voulu que nous passions aux dix-sept autres plus beaux diamants de Louis XIV rapportés d’Inde par Jean-Baptiste Tavernier : l’idée était là, le projet était lancé !

Planche d’Abraham Bosse (vers 1604-1676), vers 1670. Représentation de vingt des plus beaux diamants choisis entre tous ceux que Jean-Baptiste Tavernier a vendu au roi à son dernier retour des indes, qui a été le 6 décembre 1668. Estampe reprise dans Les Six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Paris, 1676. Crédit :mineralsciences.si.edu

De façon informatique, j’ai commencé à faire chacun des modèles de la planche. Certains étaient relativement faciles et rapides à réaliser. Ils étaient aussi un peu moins intéressants, ainsi des pierres taillées du bas de la planche. D’autres étaient bien plus complexes, la troisième pierre (en haut à droite de la planche) était un véritable défi

 

Plan de Patrick Dubuc pour la taille de la pierre n°3 : sont inscrits sur chacune des facettes index et angles

 

J’échangeais par courriel avec le Professeur qui me faisait des retours quant à la plausibilité de la taille de ces diamants anciens moghols. Il faut noter que je n’ai pas accès à des diamants anciens ici !

Puis la grande nouvelle a été au printemps 2015 d’avoir trouvé un mécène : l’Ecole des Arts Joailliers qui permettait la création matérielle de ces reconstitutions.

Entre juin 2015 et Décembre 2016, nous avons fait deux séries de ces Vingt plus beaux diamants de Louis XIV : une pour le MNHN, l’autre pour l’Ecole des Arts Joailliers. J’ai ainsi reconstitué les dix-sept diamants taillés et le professeur Farges a reconstitué les trois diamants du bas de la planche, c’est-à-dire les diamants bruts.

 

Disparus au XIXe siècle, à l’exception du diamant bleu, ces vingt gemmes exceptionnelles ont été reconstituées grâce au travail de collaboration entre Patrick Dubuc, maître lapidaire, François Farges, professeur de minéralogie au Muséum national d’histoire naturelle et L’École des Arts Joailliers, avec le soutien de VC&A

 

Les vingt répliques restituées entre 2015 et 2017 et présentées dans l’esprit de l’estampe du XVIIème siècle. Photo François Farges © VC&A


Quel a été le principal défi dans la reconstitution de ces diamants historiques 
?

 

Réplique n°8. Photo Patrick Dubuc

Il y avait un important défi technique puisqu’il fallait faire des pierres asymétriques. J’ai développé une méthode mathématique pour arriver à faire les non-arrondis, ces ajustements manuels que je dois faire pour arriver à suivre les lignes courbes des gemmes. Je me suis fabriqué des petites réglettes en plastique qui me permettent de pouvoir mesurer les longueurs des arêtes. J’ai ainsi une précision et une construction logique de la pierre.

Ma machine avec pièce à main ressemble à celles utilisées pour tailler le diamant.

La grande difficulté dans mon travail de reconstitution de gemmes historiques, c’est d’arriver à reproduire quelque chose qui existe déjà. Si j’avais à construire une pierre nouvelle, j’aurais besoin de calculer, mais je ferai beaucoup d’ajustements à l’œil. J’aurais un modèle préétabli informatiquement ou en dessin, puis je dessinerais des lignes sur la pierre.

Pour ce qui est du Diamant Bleu, si j’avais été lapidaire à l’époque, je me serais sûrement fait des plans du Tavernier bleu (le cristal naturel du diamant sous sa taille moghole, principalement poli). J’aurais fait des essais avant de tailler ce diamant. J’aurais fait un moulage de la pierre, puis lors des premiers essais, j’aurais pris des notes sur les angles. J’aurais fait une première taille sur du plomb ou sur quartz. C’est une supposition d’artiste, de lapidaire qu’aucune donnée scientifique ne prouve aujourd’hui.

Mais cela me paraît logique, même à travers les siècles, de faire un moulage, de tailler ce moulage, avant de travailler le vrai diamant.

L’avantage après avoir relevé un tel défi, c’est que maintenant je peux dessiner ce que je veux ! Il n’y a plus de limitation dans les contours, dans les formes, dans les jeux de facettes d’une gemme à tailler.

 

Quels sont les qualités requises pour être lapidaire ?

 

photo Patrick Dubuc

Il faut une bonne dose de passion ! Quand je fais une pierre cela demande énormément de rigueur et de patience pour suivre étape par étape chacune des facettes.

 

Par où commencez-vous la taille ?

 

Pour les reproductions des diamants du Roi-Soleil, c’était différent pour chaque pierre. J’ai dû trouver une nouvelle stratégie à chacune d’elles.

Dans l’ensemble, je commence par le feuilletis et je monte vers la table ou la couronne.

 

La Smithsonian Institution était-elle aussi de cette aventure scientifique?

 

La trilogie (NB : Trois noms pour un même diamant : le Tavernier bleu tel qu’il fut rapporté par J-B Tavernier, le Diamant Bleu de Louis XIV et le Hope d’un poids de 45,52 carats tel qu’on peut le voir aujourd’hui à la Smithsonian après sa troisième retaille) était un projet de la Smithsonian Institution et nous avons entendu parler du processus de coloration développé par John Hatleberg, un lapidaire de New York. L’objectif de M. Hatleberg et de M. Jeffrey Post était de faire une trilogie ayant la couleur la plus fidèle possible aux pierres de l’époque. Pour ce faire, John Hatleberg a comparé les répliques taillées et colorées avec le diamant Hope à Washington, avec la permission de Jeffrey Post.

 

A gauche Patrick Dubuc, au centre Jeffrey Post et à droite le Professeur Farges

 

Plusieurs essais et erreurs furent nécessaires avant d’obtenir la bonne recette de coloration. Ayant un souci de rigueur et de perfection, nous avons collaboré pour produire de superbes Tavernier Bleu joliment colorés.

 

Ne pouviez-vous pas tailler directement une pierre colorée ?

 

Dans le travail de reconstitution des diamants du Roi-Soleil, j’ai remodelé chaque pierre sur un bloc incolore d’oxyde de zirconium (ou zircone cubique CZ). On ne trouve pas de bonne tonalité de « bleu » en oxyde de zirconium, c’est John Hatleberg qui s’est chargé de réaliser une coloration de surface sur la pierre taillée. C’est le meilleur procédé trouvé à ce jour. Il requiert une très grande minutie : une demi seconde de trop et la couche atomique s’épaissit changeant la coloration de la pierre !

 

D’autres projets dont vous pourriez nous dire un mot  ?

 

Je me lance sur le plus grand diamant vert naturel jamais trouvé à ce jour : le Vert de Dresde, d’un poids de 40,70 carats, pour un client au Qatar. Il s’agit d’un très grand collectionneur de pierres historiques, qui m’a commandé cette année de nombreuses pierres. La problématique provient cette fois-ci de la couleur. Je vais devoir faire concession d’un vert-jaune plus que vert-diamant !

 

Le diamant Vert de Dresde dans sa monture. Photo : Collections nationales de Dresde .

 

Je travaille aussi pour ce même client sur la réplique du Stuart, un magnifique saphir cabochon facetté de 104 carats qui appartient au Diamants de la Couronne d’Angleterre et se trouve sur le bandeau arrière de la couronne impériale d’apparat de la Reine Elizabeth II.

Il y a encore beaucoup à faire, les tailles anciennes sont magnifiques, elles m’inspirent beaucoup.

 

Réplique du Diamant Akbar Shah par Patrick Dubuc
Détail

 

Les lapidaires de l’époque avaient un souci d’esthétisme, un souci de beauté. En effectuant la taille de ces pierres anciennes, je tente de m’imprégner de cet esprit où les rondeurs et les courbes donnent un charme inégalé aux pierres. J’espère tailler dans l’avenir de jolis saphirs, rubis, grenats, etc. en lien avec ce que je viens d’expliquer.

 

Que vous souhaiter en ce début d’année ?

 

J’ai définitivement trouvé ma voie. Avec les gemmes, j’ai un contrôle total sur ce que je fais, une très grande liberté, et c’est une joie intense.

Tant qu’à faire quelque chose, pourquoi ne pas le faire le mieux possible au lieu de le faire rapidement ?

Ma philosophie est de prendre le temps afin de pouvoir être fier lorsque j’ai le résultat final entre les mains.

 

***

 

Patrick Dubuc
in**@du******************.com

J.-B. Tavernier, Les Six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier qu’il a fait en Turquie, en Perse et aux Indes, Paris, 1676, 2 vol.

F. Farges, P. Dubuc & M. Vallanet-Delhom, « Restitution des « vingt plus beaux diamants » de Tavernier vendus à Louis XIV in Revue de l’Association Française de Gemmologie, n° 200 et n°201

MNHN
5è rue Cuvier. 75005 Paris.

Smithsonian National Museum of Natural History
10th St. & Constitution Ave. NW
20560 Washington

 

Visuel de « une » : L’Oeil de l’Idole. Photo Patrick Dubuc

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