London calling : la nouvelle vie de Fawaz Gruosi
Londres, avril 2021– Après une troisième et longue phase de confinement initiée en décembre dernier, les boutiques, et les terrasses d’Angleterre viennent enfin de rouvrir leurs portes. Inaugurée en décembre dernier, mais refermée aussitôt en raison du nouveau « lockdown », la première boutique « Fawaz Gruosi » célèbre ce mois-ci son ouverture officielle.
Une ouverture qui surprend et intrigue
Pour ce nouveau lancement, le joaillier a choisi de s’installer non pas sous une nouvelle marque mais sous son nom propre : Fawaz Gruosi. Est-ce de l’audace ? un défi ? une revanche ? Ou simplement la continuité d’une expression et d’un talent artistique ?
En chemin, je m’interroge. Comment un homme qu’on imagine atteint voire meurtri (1), peut-il avoir la volonté, l’énergie et le courage de recréer une Maison de joaillerie, surtout dans le contexte actuel ? Qui est cet homme que l’on compare à un phénix, à qui l’on attribue neuf vies tel un chat et qui, comme Icare, se serait envolé trop haut pendant la dernière décennie ?
Né à Damas le 8 août 1952 d’un père libanais et d’une mère italienne, Fawaz Gruosi a commencé à travailler au sortir de l’adolescence et, après avoir fait ses classes dans plusieurs Maisons prestigieuses (Torrini à Florence, Harry Winston et Bulgari), a fondé De Grisogono à Genève en 1993.
De Grisogono s’est rapidement hissée au rang des « Grandes Maisons » de joaillerie internationale. Pendant un quart de siècle, la Maison s’est illustrée par des créations joaillières caractérisées par d’importants volumes, des couleurs à l’extrême vivacité, des formes en mouvement, souples, ondoyantes, des bijoux finement exécutés et des matériaux innovants. Fawaz Gruosi est celui qui à l’aube du XXème siècle a lancé la mode des diamants noirs (dont l’opacité est liée aux des inclusions qu’ils contiennent) puis celle des diamants blancs (dans lesquels la présence d’inclusions sub-microscopiques engendre un aspect translucide blanc « laiteux »). Il a fait l’actualité à plusieurs reprises, en 2007 avec la bague « Spirit of de Grisogono diamond » ornée du plus gros diamant noir taillé au monde, en 2016 avec l’acquisition pour 63 millions de dollars d’un extraordinaire diamant brut de 813 ct « The Constellation diamond » ; la Maison a connu son heure de gloire en novembre 2017 avec la vente record du collier « The art of de Grisogono – creation I » orné en son centre d’un diamant taille émeraude de 163,41 carats (taillé dans un brut de 404,20 carats) d’une qualité rare.
L’image de Fawaz Gruosi telle qu’elle apparaît dans les médias et sur les réseaux sociaux jusqu’à l’été 2018, donne à voir un homme familier de la jet-set et du star-system, hôte de somptueuses réceptions – à Cannes en mai, à Porto Cervo en août – et un infatigable voyageur qui parcourait le monde pour visiter ses dix-huit boutiques et rencontrer sa clientèle.
Munie de ces clichés, intriguée par cette nouvelle aventure joaillière, prête aussi à renouer avec des créations inédites et des gemmes de qualité dont le confinement m’avait trop longtemps privée, j’arrivai à mon rendez-vous.
Mardi 13 Avril 2021 – 20-22 Berkeley square, Mayfair.
Installée à côté de Fawaz Gruosi, sur un canapé rouge sang dessiné par Mattia Bonetti et à distance du mètre réglementaire, je découvre un homme élégant, courtois, réservé au premier abord mais dont le regard s’illumine dès qu’il a en mains les bijoux qu’il a créés. Il me raconte les nombreux dessins réalisés depuis deux ans et demi, en particulier ceux de ces quatre derniers mois de confinement, qui recouvrent les murs de l’atelier en Suisse. Avec enthousiasme il décrit les gemmes qu’il a acquises, soulignant principalement l’intensité de leur couleur lorsque je m’étonne de leur pureté.
Je réalise rapidement qu’à travers les hauts et les bas, ce qui est resté intact, c’est sa passion pour la joaillerie. Là est le cœur du sujet et, probablement, le ressort de ce nouveau lancement. « J’ai la chance de pouvoir recommencer dit-il posément, j’ai créé cette marque parce que je sentais que je pouvais faire encore mieux qu’auparavant ».
Fawaz Gruosi », le pari Londonien
Fawaz Gruosi est l’exemple-type d’un « citoyen du monde » : né à Damas, il a vécu à Beyrouth sa prime enfance, puis à Florence, à Jeddah, à Genève et depuis bientôt trois ans à Londres. « Finalement, Londres est la ville qui me convient le mieux » affirme-t-il. La raison principale de ce choix est que sa famille, ses deux filles, Allegra et Violetta, et ses cinq petits-enfants vivent ici.
Londres est un choix qui se justifie également parce qu’elle est une capitale internationale dotée d’une population à fort pouvoir d’achat et d’une clientèle susceptible d’acquérir des pièces rares à prix élevé. Malgré la crise liée à la Covid, malgré le Brexit et bien que Londres se soit vidée d’une partie de sa population depuis un an, Fawaz Gruosi confie qu’il se sent très optimiste « parce que la boutique située à Berkeley Square est exceptionnelle – d’où son désir d’y apposer son nom – et parce que les pièces que nous présentons le sont aussi ». Le joaillier se donne quelques mois pour juger des réactions de la clientèle et y adapter son offre, et environ trois ans pour arbitrer du succès de la marque.
Les bijoux présentés dans les vitrines sont, comme il est d’usage, répartis entre haute joaillerie et joaillerie fine. Quatre cents pièces ont été créées pour ce lancement, plus de deux cents figurent en boutique, quelques-unes sont présentées à l’international (Amérique, Russie, EAU) par trois collaborateurs de la Maison, les dernières pièces prévues arriveront en boutique courant juin. 80% de ces créations sont des pièces uniques.
En joaillerie fine, le joaillier souligne l’existence de quelques déclinaisons mais l’ensemble des collections Enlaced ou Colorissima reste produit en quantité limitée. La Maison fabrique également des montres dont les premiers modèles pour femmes viennent d’ailleurs tout juste d’arriver de Suisse.
Tous les bijoux Fawaz Gruosi sont réalisés à Genève, d’où l’apposition de ce nom après celui du joaillier, par une vingtaine d’artisans joailliers qui œuvrent sous la direction de Patrick Affolter, chef d’atelier déjà du temps de de Grisogono. L’équipe de Fawaz Gruosi compte au total une trentaine de personnes et il est significatif que le noyau dur de cette équipe travaille aux côtés du joaillier depuis souvent bien plus d’une décennie. « Sans eux, je ne serais pas là aujourd’hui ».
Indépendant face aux Titans de la joaillerie ?
Le marché international de la haute joaillerie est majoritairement entre les mains de grands groupes tels LVMH, Richemont, Kering, Swatch group et ce mouvement va s’accentuant, comme en témoigne le rachat en janvier dernier de Tiffany. Rares aujourd’hui sont les maisons de joaillerie à ambition internationale qui restent indépendantes.
« Le drame aujourd’hui, explique Fawaz Gruosi, c’est que la marque prime (sous-entendu au détriment des idées créatives et de la qualité). Je m’intéresse à une autre fraction de cette clientèle fortunée, celle qui comprend et connaît la joaillerie, notamment des collectionneurs ». La boutique de Londres, décorée par l’architecte d’intérieur Francis Sultana, est conçue comme l’intérieur d’un écrin « avec des murs recouverts de daim crème et un mobilier en or martelé, vert émeraude et rouge rubis, éclats de couleurs semblables à des bijoux » dans l’idée d’accueillir cette clientèle experte.
Fawaz Gruosi a choisi de se positionner une nouvelle fois sur l’étroit segment de la haute joaillerie internationale. « J’ai fait ce que je savais faire : de la création et du négoce de joaillerie » néanmoins il précise « vouloir accomplir les choses différemment » aujourd’hui. L’idée est de rester concentré : « Je ne veux plus avoir dix-huit boutiques ; trois serait idéal, une seconde en Russie et la troisième à Paris ».
Comment le joaillier peut-il se relancer à un tel niveau de luxe ? La réponse est directe : « Je n’ai pas pris un centime de mon ancienne société ; j’ai tout laissé, j’ai tout perdu mais heureusement, j’ai la chance de pouvoir recommencer, soutenu par un ami et investisseur pakistanais et peut-être par un tiers cet été ».
Fawaz Gruosi avoue devoir reconquérir sa clientèle. Une poignée lui est restée fidèle mais beaucoup d’entre eux vivent à l’étranger où ils sont retenus en ce moment. D’ici quelques-mois, le joaillier espère qu’ils reviendront à Londres. En attendant, il se prête au jeu des visio-conférences pour présenter ses joyaux.
Fawaz Gruosi – Distinguer l’exceptionnel
En contemplant l’ensemble de la collection présentée sous le nom Fawaz Gruosi, on ne constate pas de différence fondamentale avec l’esprit des anciennes collections signées De Grisogono. « Je ne peux pas renier vingt-six années de création » dit-il, c’est le « même moi qui crée mais avec la volonté aiguë de ne pas me répéter ». Fawaz Gruosi considère cette collection comme « l’une des meilleures » qu’il ait créée.
On retrouve donc les mêmes explosions de couleurs qu’auparavant, des formes volumineuses, généreuses, courbes, organiques et sensuelles et toujours cette quête de perfection dans la réalisation technique. Il me semble percevoir aussi une plus grande simplicité dans nombre de pièces, en particulier celles créées avec les plus belles gemmes. Ainsi cette paire de boucle d’oreilles en émeraudes de Colombie et saphirs de Ceylan aussi éblouissante à l’avers qu’au revers.
Les formes en spirales et les ovales dominent ainsi que la couleur verte représentée par des émeraudes, des grenats tsavorites, des jades jadéite, des péridots, des prasiolites (quartz vert) souvent associés à un éventail de bleus : celui des turquoises, des saphirs, des topazes, au bleu ciel réalisé en céramique et jusqu’au violet profond des améthystes, tous faisant référence à la mer Méditerranée et à la Sardaigne, intarissable source d’inspiration du joaillier.
L’émeraude est de longue date la gemme préférée de Fawaz Gruosi. La collection comprend 65% d’émeraudes. Peu importe au joaillier leur provenance d’origine, Colombie, Brésil, ou Zambie, il choisit ses gemmes avec exigence mais uniquement sur des critères de densité de couleur, de « caractère » et d’effet produit.
Le rubis est sa seconde gemme de prédilection. Avec patience, il a assemblé une importante collection de rubis non traités aux teintes similaires pour créer des appairages audacieux dont ce spectaculaires bracelet qu’il présente fièrement et avec humour devant l’équipe qui s’est approchée : « exceptional, elegant to die, no don’t give me compliment anybody ! »
On s’étonne que la collection compte peu de diamants : « plus tard ». Une rupture avec le passé mais certes pas définitive, car « il faut que l’inspiration revienne ».
Fawaz Gruosi est réputé pour écouter ses intuitions et pour avoir parfois fait des choix de matière éloignés des conventions de la joaillerie. A Londres, vous ne verrez pas de diamants noirs, quelques rares diamants blancs, mais de nombreuses gemmes d’origine biologiques (biogéniques) comme les perles, l’ivoire de Mammouth et surtout, l’ambre.
L’ambre de Lituanie, nouvelle muse ?
« Je fais des folies comme avec les diamants noirs autrefois ! Je me lance dans l’ambre, mais l’ambre de qualité exceptionnelle ».
L’ambre est le dernier coup de cœur du joaillier. Ce n’est que récemment et par l’intermédiaire d’une proche qu’il s’y est intéressé au point de vouloir consacrer toute une ligne à cette matière : « lorsque je me lance, j’y crois, tout en n’étant pas certain une fois encore que les gens comprendront d’emblée ».
Résine fossile, l’ambre, ce bio-matériau organique daté de millions d’années fascine bien souvent l’observateur par les végétaux et parfois les insectes qu’il contient. On trouve des gisements d’ambre dans divers endroits de la planète, de la République dominicaine au Myanmar (source de l’ambre le plus ancien, âgé d’environ 100 millions d’années), de la Sicile à la Roumanie, mais les meilleures réserves et les plus abondantes proviennent historiquement de la région de la Baltique, où le joaillier se fournit.
« Mes premiers clients ont aimé cette ligne et cela me procure un certain soulagement », dit-il
Quel état d’esprit au moment de ce nouveau départ ?
« Il faut laisser faire. Les choses se feront d’elle-mêmes. Nous verrons, je suis positif. »
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(1)
Il y a un peu plus d’un an, le 19 janvier 2020, éclatait le scandale des « Luanda leaks ». 715 000 documents rassemblées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) révélaient au monde comment Isabel dos Santos, la « femme la plus riche d’Afrique », fille de l’ancien Président de l’Angola José Eduardo dos Santos (de 1979 à 2017) avait établi sa fortune : sur des fonds publics et aux dépens du peuple angolais. Ces documents soulignaient également le lien entre De Grisogono et ses principaux actionnaires depuis 2012 : Sindika Dokolo le mari d’Isabel dos Santos et Sodiam (la branche commerciale de l’agence de diamants contrôlée par l’État angolais). S’ensuivit la faillite de De Grisogono, Maison qu’avait fondée vingt-six ans auparavant, en 1993, M. Fawaz Gruosi. Lorsque le scandale éclata, ce dernier avait démissionné de son poste de directeur du conseil d’administration depuis décembre 2018 et il ne fut pas inquiété par la justice.
Fawaz Gruosi Genève
20/22 Berkeley Square, Mayfair,
London W1J 6EQ, UK
T: +44 20 7050 1600
co*****@fa*********.com
La bague en « une » de cet article est en or blanc 18K (~ 14,55 Gr) sertie d’une émeraude de Zambie taille coussin (~ 12,18 Ct), de 150 diamants taille brillant (~ 2,15 Ct) et de céramique noire. C’est la pièce de joaillerie à laquelle Fawaz Gruosi tient le plus.
Les crédits photos de cet article appartiennent à Fawaz Gruosi Genève.