Pierres gravées. Camées, intailles et bagues de la Collection Guy Ladrière
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Entretien avec Guy Ladrière, le Prince des anneaux
Rencontre Quai Voltaire avec Guy Ladrière pour un entretien à propos de sa collection privée de glyptique – cet art ancien de graver les gemmes – qui sera exposée du 12 mai au 1eroctobre 2022 à Paris à l’École des Arts Joailliers sous le titre « Pierres gravées. Camées, intailles et bagues de la Collection Guy Ladrière ».
La Collection Ladrière unit l’œil et le goût d’un homme, expert passionné : Guy Ladrière. Remarquable à plusieurs titres, sa Collection embrasse une vaste étendue géographique (Asie, Afrique et Europe) et couvre près de trois millénaires d’art de la glyptique. Éclectique, elle rassemble aujourd’hui plus de quatre cents pièces dont la majorité sont des bagues. Hormis les plus fragiles, le collectionneur les porte au doigt au quotidien. Ce jour-là, une rare intaille en rubis insérée dans un lourd anneau d’or orne son annulaire droit. Touchante, la pierre gravée représente la Vierge portant l’enfant Jésus et le couvant du regard. L’image rappelle la sculpture gothique de la Vierge à l’Enfant allaitant du musée de Cluny ou celles du Louvre. Sur l’intaille en rubis, la Vierge et l’Enfant sont étroitement abrités par ce qui paraît être un oratoire ou une petite chapelle.
Collectionnés par Guy Ladrière depuis une quarantaine d’années, intailles (pierres gravées en creux) et camées (pierres qui, parce qu’elles présentent des couches superposées de différentes couleurs, sont gravées en relief) répondent en proportion miniature aux bas-reliefs antiques, aux monumentales sculptures gréco-romaines et aux bois polychromes médiévaux.
Serties sur bagues, broches et épingles, les œuvres de glyptique mettent en image le vaste panorama habité des dieux du panthéon égyptien, grec et romain, peuplé de personnages homériques ou ovidiens, de figures du pouvoir temporel, parfois issues de la Bible et d’animaux variés échappés des fables d’Ésope. Qui s’arrête et se concentre sur l’observation de cette multitude de détails finement gravés par lente abrasion de la pierre, sent le temps s’arrêter.
Écho lointain des balbutiements de l’écriture (intailles, sceau cylindre, cachet) ; témoin matériel des échanges commerciaux et des préoccupations agraires du quotidien ; réminiscence des croyances et de l’entendement du monde ; hommage aux hommes illustres puis objet de luxe fait ornement : les pierres gravées portent une multiplicité de significations.
De cet intérêt pour les bagues anciennes, Guy Ladrière a conçu l’envie de constituer une collection.
Dès ses premières acquisitions, chez Jean-Philippe Mariaud de Serres ou chez S.J. Phillips en 1976 lors de l’exposition de la Ralph Harari collection, il ne s’est fié qu’à un seul critère : la qualité de l’objet. « J’achète parce que cela me plaît », explique-t-il sans façon.
Figures de Zeus, d’Aphrodite, d’Amour aurige, de Mercure, de muses et têtes de Méduse (plus d’une douzaine !) se disputent leur prédominance dans la Collection face aux représentations de sujets héroïques, de portraits impériaux et de thèmes animaliers : taureaux bachiques, félins, chevaux au galop, aigles, serpents… etc. Y figure même, sous la forme d’un camée en sardonyx « la Merveille de Lisbonne », un singulier rhinocéros qui fut le second de son espèce à avoir été envoyé d’Inde en Europe en 1577.
« Tout me plaît, tout m’intéresse, dès l’instant que c’est très beau », répète-t-il. Le collectionneur n’adopte pas une approche encyclopédique ou systématique mais privilégie l’apparence et la qualité de l’objet. Ainsi, Guy Ladrière possède quelques Césars mais n’a pas jugé utile de rassembler les Douze.
Une des pièces les plus extraordinaires de la Collection est d’ailleurs l’intaille à l’effigie d’Auguste (63 avant J.-C. -14 après J.-C.). Rubis birman translucide d’un poids de 15 ct « en forme de demi-fève », ce cabochon ovale irrégulier d’un rose-rouge lumineux est profondément gravé, sur sa partie plane, du profil du premier empereur romain (dont le contre-type, l’impression révèle le profil gauche).
« Forma fuit eximia et per omnes aetatis gradus uenustissima ». Il fut extrêmement beau et de bonne grâce durant toute sa vie écrivait Suétone dans la Vie des douze césars (II,79). C’est indéniable.
Il est étonnant néanmoins de constater que sur ce rubis, l’Empereur n’est représenté ni sous des traits divinisés, ni selon les canons de l’idéal grec ; son visage est marqué des rides du sillon nasogénien et d’une bosse nasale qui accentue son nez « aquilin et fin ». La gravure paraît d’une authentique précision. De ce saisissant profil émane une impression de solennité et de grandeur. Le regard s’en détache difficilement. Il est aujourd’hui tenu pour quasi certain que le glypticien qui a créé ce chef-d’œuvre fut un contemporain grec d’Auguste, qui vivait à Rome au Ier siècle et dont le nom figure au panthéon des plus célèbres glypticiens : Dioscoride.
Guy Ladrière se souvient combien il a été fasciné à la vue de la bague en or rehaussée du contre-type de l’intaille d’Auguste que portait le marchand parisien Michel de Bry. En 1989, l’intaille fut mise en vente à Paris. Sans hésitation aucune, Guy Ladrière arracha l’enchère. Depuis, cette intaille qui servit de sceau à Auguste et dont Suétone précise que « ce dernier cachet fut celui dont les princes ses successeurs continuèrent à faire usage » (Vie des douze césars, II, 50) forme le cœur battant de la Collection Ladrière.
Il n’y a pas eu à proprement parler de grandes étapes dans la constitution de la Collection car Guy Ladrière achète en ventes publiques, chez des marchands établis ou des antiquaires ( Codognato, Sam Fogg, S. J. Phillips, Adrien Chenel) à un rythme régulier. Si la glyptique reste son champ de prédilection, il collectionne également les vases en pierre dure et les médailles. Parfois, il acquiert plusieurs gemmes gravées d’un seul coup. Ainsi des quatre têtes de « Méduse » acquises à Milan et provenant de la collection de Giovanni Pichler (1734-1791) ou de Luigi Pichler (1773-1854), riche en trésors.
Naturellement, lorsque l’on retrace la provenance historique des intailles ou des camées les plus célèbres, on est frappé par les lignées de collectionneurs illustres qui se sont succédé. Que ce soit dans l’Antiquité, dans l’Occident médiéval ou à la Renaissance, les plus belles pierres gravées, celles à la virtuosité technique exceptionnelle ont connu un constant remploi car toujours elles ont été considérées comme précieuses, et donc recherchées des grands personnages : souverains, aristocrates, haut clergé. Sans pose ni snobisme, avec aplomb même, Guy Ladrière avoue « cela ne m’influence pas lorsqu’on me dit qu’un objet provient de chez untel ou untel ». Mais bien évidemment, la provenance d’une pièce de grande beauté augmente le prestige de l’objet.
Ainsi, ce camée Renaissance tout en volutes au profil de Sémiramis (ou allégorie de la lune) qui appartenait au plus important collectionneur d’antiquités du XVIIIe siècle, le Cardinal Alessandro Albani (1692-1779) ou bien encore cet impressionnant « anneau des vendredis » précieusement gardé par le pieux roi de France Charles V (1337-1380) et dans l’ovale duquel s’inscrit une scène de crucifixion unissant autour du Christ, la Vierge, Saint Jean et deux angelots appuyés sur la croix. Lorsque Guy Ladrière a fait l’acquisition de cette importante pièce, il la rapprochait alors des pierres gravées de la collection de Frédéric II Hohenstaufen (1194-1250).
Parmi les pierres gravées de la Collection qui font référence à la royauté (Elisabeth I d’Angleterre, Philippe II d’Espagne) et à l’histoire de France (René d’Anjou, François I, Anne d’Autriche), j’aime particulièrement le camée en sardonyx sur fond rouge de Louis XIII (1601-1643). Le buste, noble, est présenté sous son profil droit. Cheveux ondulés ceints d’une couronne de lauriers, moustache en croc et barbiche en pointe, le jeune roi est enserré d’un col fraisé, d’une armure délicatement ciselée sur laquelle repose un épais ruban auquel est suspendu la croix de Malte, emblème de l’ordre du Saint-Esprit. Quoique académique, la gravure est imposante et d’une grande finesse. Le camée est rehaussé par l’élégance de la monture : quatre perles fines aux points cardinaux entre lesquelles alternent diamants taille ancienne encadrés d’or et motifs de palmettes. Un portrait de part en part royal.
Le travail « scientifique » vient dans un second temps pour le collectionneur. Les pièces de glyptique ne sont qu’exceptionnellement datées ou signées, et leur origine reste bien souvent délicate à déterminer. Par des lectures d’ouvrages spécialisés et des visites assidues, des années durant, dans les musées parisiens (Cabinet des médailles de la BnF, Musée de Cluny, Louvre) et européens (British Museum, Museo archeologico di Napoli, Palazzo Pitti, Kunsthistorisches Museum), Guy Ladrière a su empiriquement se constituer une érudition et une expertise rares.
Lorsqu’il réalise une acquisition, il se fie à une première idée. Puis, la pièce obtenue, « je l’étudie à fond, dit-il : époque, lieu où elle a été créée, matière, sujet ». Guy Ladrière s’entoure de spécialistes pour étudier ses pièces. Lire, déchiffrer, analyser, comprendre une œuvre de glyptique suppose une culture variée. Il n’est pas prérequis d’être gemmologue, historien de l’art, antiquaire ou glypticien mais idéalement, il faudrait être un peu tout cela en même temps ! Les sculptures antiques aident-elles à la reconnaissance de figures ou de thèmes sur les œuvres de glyptique ? « Ce sont souvent les numismates, répond Guy Ladrière, qui reconnaissent les portraits en glyptique ».
Lorsque Guy Ladrière a acheté l’étonnante bague en or gravée d’un porc-épic, il avait idée de sa provenance ayant connaissance de l’emblème personnel de Louis XII (1462-1515) (Cf Ecu au porc épic de Bretagne de Louis XII conservé au musée Carnavalet). Cependant une mystérieuse devise écrite en rétrograde « temps je attens » sur la tête de la bague et dans l’anneau l’intriguait, sans qu’il puisse parvenir à en deviner complètement le sens. Un ami historien médiéviste en a résolu l’énigme, exposée par Philippe Malgouyres dans son catalogue raisonné. Louis XII désirait ardemment que son épouse Anne de Bretagne lui donnât un héritier…
Guy Ladrière rend souvent grâces à son mentor, Charles Ratton (1895-1986), qui était expert, marchand et collectionneur. « Je lui dois tout », dit-il sans ambages. C’est une passion commune pour le Moyen-âge qui les a initialement réunis. D’ailleurs encore aujourd’hui, quand nous interrogeons Guy Ladrière sur une époque préférée entre toutes, il avoue : les Carolingiens. L’ironie est qu’ « on trouve des ivoires et des manuscrits carolingiens mais pas de bagues » !
L’histoire de l’art du XXe siècle a surtout retenu le nom de Charles Ratton pour le rôle majeur qu’il a joué auprès de ses contemporains dans la connaissance et la diffusion des arts d’Afrique, des Amériques et du Pacifique. Il est, rappelle Guy Ladrière, le seul marchand à ce jour à qui un établissement public, le Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, ait consacré une exposition. C’était en 2013, sous le titre Charles Ratton, l’invention des arts « primitifs ». Quatorze années durant, Guy Ladrière a travaillé à ses côtés, s’associant sur le tard (en 1984) avec lui. En « fils spirituel », il a acquis les archives de Charles Ratton, son « musée personnel » et son bureau, ensemble qu’il conserve intact entre la Rive droite et son appartement.
Ennemi des mondanités, parfois bourru lorsqu’il faut éloigner les curieux, mais prolixe, bienveillant et chaleureux dans son cercle intime, Guy Ladrière est reconnu de ses pairs qui apprécient son « œil ». En 2016, une soixantaine de pièces de la Collection avait été présentée pour la première fois chez le galeriste londonien Sam Fogg, spécialiste de l’art du Moyen Âge européen. L’événement avait été accompagné de la publication en anglais d’un premier ouvrage The Guy Ladrière Collection of Gems and Rings, rédigé sous l’égide de Diana Scarisbrick, avec Claudia Wagner and John Boardman. (Philip Wilson Publishers in association with The Beazley Archive, Classical Art Research Centre, University of Oxford, 2016).
Cette année, pour L’École des Arts Joailliers, c’est Philippe Malgouyres, conservateur en chef du patrimoine au département des Objets d’art du musée du Louvre et commissaire de l’exposition, qui consacre un ouvrage magistral à la Collection Ladrière aux éditions Mare & Martin : Pierres gravées. Camées, intailles et bagues de la Collection Guy Ladrière. Il co-publie également avec L’Ecole des Arts Joailliers un Hors-série Découvertes Gallimard intitulé Camées et intailles : l’art des pierres gravées.
A l’œil du collectionneur viennent ainsi s’ajouter les regards croisés de Philippe Malgouyres et d’un « graveur-sculpteur sur pierres dures et pierres fines », Nicolas Philippe, au sein de l’exposition orchestrée par l’École des arts joailliers. Ce sont des clefs précieuses qui seront ainsi offertes aux visiteurs venus traverser siècles et continents pour contempler ces chefs-d’œuvre uniques de la glyptique, et s’initier à un art devenu aujourd’hui si rare.
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L’École des Arts Joailliers
31, rue Danielle Casanova, 75001 Paris Tel. 01 70 70 38 40
Exposition du 12 mai au 1er octobre 2022
Ouvert du mardi au samedi, de 12h à 19h
Entrée gratuite, sur réservation
Réservez votre créneau sur www.lecolevancleefarpels.com
A lire :
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Visuel de « une » : Profils d’homme et de femme. Camée en agate. France, Pays Bas ou Allemagne, XVIe siècle. Collection Guy Ladrière. Photo Benjamin Chelly