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Un mystérieux objet de vertu signé Cartier-Linzeler-Marchak

Par Olivier Bachet

Cet article est le fruit d'une acquisition. Mon partenaire est un jour revenu des États-Unis avec dans sa poche un bel objet : un étui à cigarettes Cartier en or, décoré sur ses deux faces d'extraordinaires scènes de chasse persanes probablement inspirées d'une page de manuscrit persan, et réalisées en délicates incrustations de nacre et de pierres dures par Wladimir Makowsky (1884-1966), le maître de la marqueterie joaillière de l'époque Art Déco.

Cette boîte était signée « Cartier Paris Londres New York », mais elle portait également une mention mystérieuse : « incrustations de Linzeler Marchak ».

Il était pour le moins curieux de trouver une double signature sur une boîte Art Déco.

Etui à cigarette Cartier, Linzeler-Marchak, c. 1925 (avers)
Or, lapis-lazuli, émail, marqueterie de nacre.
Signé Cartier Paris Londres New York.
À l'intérieur, le long du bord gauche, est gravé la mention "Incrustations de Linzeler Marchak".
La marqueterie en nacre et pierres dures porte le monogramme de l'artiste dans le coin inférieur droit : un "m" arrondi pour Wladimir Makowsky
L: 8.7 cm; W: 5.4 cm; H: 1.3 cm.
Collection privée.
Etui à cigarettes Cartier Linzeler-Marchak, c. 1925 (revers)
A noter chacune des deux scènes de cet étui portent le monogramme de W. Makowsky

Détail de la scène de fauconnerie au revers de l'étui. L'inspiration perse rappelle la superbe collection de manuscrits et de miniatures persans de Louis Cartier.

Cartier et Linzeler-Marchak n'avaient pas, à ma connaissance, travaillé ensemble. Une autre énigme s'est alors ajoutée à la première. Je connaissais le joaillier Linzeler davantage pour ses pièces d'orfèvrerie que pour ses bijoux, et Marchak davantage pour ses créations d'après-guerre  - et notamment ses grandes bagues « cocktail » -  que pour ses créations Art déco, mais surtout je n'avais que très rarement vu l'association des deux noms sur une pièce. Je me suis alors soudain souvenu que la plupart des pièces en argent fabriquées par Cartier dans les années 1930 portaient le poinçon de Robert Linzeler. Ces pièces étaient très nombreuses, car si, pour le commun des mortels, Cartier est avant tout un joaillier, une part très importante des ventes de la période Art Déco était alors représentée par l'argenterie, notamment l'argenterie de table, l'argenterie de ménage, les centres de table, les flambeaux, etc… A l'époque, je faisais des recherches pour le livre que j'écrivais avec Alain Cartier, Cartier : Objets d'exception. Il était donc temps de mettre un peu d'ordre dans tout cela pour voir plus clair et comprendre la relation entre trois grands noms de la bijouterie parisienne : Linzeler, Marchak et Cartier.

Robert Linzeler est né le 9 mars 1872. Il descendait d'une dynastie de bijoutiers-orfèvres installés à Paris depuis 1833. En 1897, il s'installe au 68 rue de Turbigo, où il rachète l'atelier de Louis Leroy. Par la même occasion, il dépose son poinçon de maître orfèvre le 14 avril 1897. Celui-ci se compose des deux lettres R et L surmontées d'une couronne royale. Comme le veut la tradition chez les bijoutiers français, ce poinçon reprend le symbole du poinçon de son prédécesseur, à savoir une couronne royale. On aurait pu croire qu'en raison du nom de Leroy ce symbole avait été choisi par ce dernier - en général les symboles étaient choisis selon des jeux de mots faisant référence au patronyme du fabricant - mais en réalité, ce symbole était celui du prédécesseur de Leroy, Jules Piault, un orfèvre spécialisé dans la fabrication de couteaux dont l'atelier de la rue de Turbigo avait été racheté par Leroy en 1886.

Carte de visite de Robert Linzeler.
La mention " succr. "après le nom est l'abréviation du mot " successeur ".
Autre détail amusant, il précise sous son adresse "près de Saint Augustin", c'est-à-dire près de l'église Saint Augustin. A une époque sans GPS, cela permettait aux clients de situer immédiatement la rue et surtout de montrer que les ateliers étaient situés dans un quartier chic, contrairement à la tradition des ateliers parisiens de bijouterie et d'orfèvrerie qui, historiquement, étaient situés dans le quartier du Marais, aujourd'hui l'un des plus chers de Paris mais au début du XXe siècle, très populaire, ce qui était encore le cas lorsque Linzeler s'était installé en 1897 rue de Turbigo.
LEROY, Louis et Cie
Spécialité : Orfèvre
Poinçon de maître : Symbole : Une couronne
Poinçon de maître : Lettres : L et Cie (la répartition des lettres dans le poinçon est hypothétique)
Adresse : 68 rue de Turbigo
Date d'insculpation : 15/11/1886
Date de biffage : 04/05/1897
PIAULT, Jules
Spécialité : Orfèvre
Poinçon de maître : Symbole : une couronne
Poinçon de maître : Lettres : J.P
Adresse : 68 rue de Turbigo, Paris
Date d'insculpation : 1856
Date de biffage : 1887

Les affaires sont florissantes puisqu'en avril 1903, Robert Linzeler quitte la rue de Turbigo et acquiert un hôtel particulier de 480 m2 situé rue d'Argenson dans le luxueux VIIIe arrondissement de Paris pour y installer à la fois son atelier et une salle d'exposition pour recevoir une clientèle privée.

Carte de visite de Robert Linzeler.
La mention " succr. "après le nom est l'abréviation du mot " successeur ".
Autre détail amusant, il précise sous son adresse "près de Saint Augustin", c'est-à-dire près de l'église Saint Augustin. A une époque sans GPS, cela permettait aux clients de situer immédiatement la rue et surtout de montrer que les ateliers étaient situés dans un quartier chic, contrairement à la tradition des ateliers parisiens de bijouterie et d'orfèvrerie qui, historiquement, étaient situés dans le quartier du Marais, aujourd'hui l'un des plus chers de Paris mais au début du XXe siècle, très populaire, ce qui était encore le cas lorsque Linzeler s'était installé en 1897 rue de Turbigo.
Façade du 9 rue d'Argenson

Cette période qui précède la première guerre mondiale est féconde.
Le génial Paul Iribe, qui avait également Cartier comme client pour qui il fabriquait de l'argenterie, conçoit des bijoux pour Linzeler, comme le souligne Hans Nadelhoffer dans son livre Cartier. Linzeler était donc, comme souvent à l'époque, à la fois fabricant pour les autres et détaillant pour lui-même.

Aigrette
Platine, diamants, saphirs, perles et émeraude conçus par Paul Iribe pour Robert Linzeler, vers 1911
Collection privée

Après la Grande Guerre, en décembre 1919, la société est rebaptisée ROBERT LINZELER-ARGENSON S.A. Ce changement de nom s'accompagne de l'installation d'un magnifique magasin décoré par les amis de Robert Linzeler, Süe et Mare, connus pour leur décoration Art Déco. Malheureusement, les affaires sont mauvaises. Il ne faut pas oublier que les lendemains de guerre sont une période de crise qui rend les affaires difficiles.

La façade du magasin de Robert Linzeler situé 4 rue de la Paix, en face de Cartier. La décoration est réalisée par Süe et Mare.
Set de bureau, Cartier-Paris, c.1935
Argent, marbre portor. Signé Cartier. Poinçon français à tête de sanglier pour l'argent. L : 35 cm ; l : 11 cm (set de plateaux). L : 25 cm (couteau à papier). L : 13,5 cm ; l : 6 cm (tampon encreur). L : 4,5 cm ; H : 6 cm (pot à allumettes).
Fabricant : Linzeler. Collection privée.
Cet ensemble de bureau est réalisé en marbre Portor, noir veiné de jaune. Il est identique au marbre choisi par le marbrier Houdot pour décorer la façade de la boutique de la rue de la Paix en 1899. Utilisé pour décorer toutes les boutiques de Cartier dans le monde, ce marbre est souvent associé à Cartier.

C'est alors que les frères Marchak interviennent.

Les frères Salomon et Alexandre Marchak, nés à Kiev respectivement en 1884 et 1892, étaient les fils de Joseph Marchak surnommé le « Cartier de Kiev ». Bijoutier et orfèvre, la haute qualité de ses productions avait fait la réputation de l'entreprise.

En 1922, les frères Marchak entrent dans le capital de Robert Linzeler, et la société devient LINZELER-MARCHAK. Ils signent les pièces en conséquence, et c'est encore sous ce nom qu'elles reçoivent un Grand Prix à l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de 1925. La société LINZELER-MARCHAK devient la A. MARCHAK (Société Française de joaillerie et d'orfèvrerie A. Marchak) en décembre 1927.

Carte de visite de Linzeler-Marchak, vers 1925

Cette période correspond, je pense, à l'intervention de Cartier dans l'affaire Linzeler, mais seulement pour la partie concernant l'hôtel particulier de la rue d'Argenson. En effet, ne l'oublions pas, Linzeler possédait cet hôtel particulier et le magasin du 4 rue de la Paix. Je ne sais pas si Cartier était entré dans le capital de Linzeler à la fin des années 1920, mais cela est probable puisqu'en 1932, René Révillon, gendre de Louis Cartier, propose d'augmenter le capital de la société et d'en donner une partie en actions à Robert Linzeler en échange de la vente du fonds de commerce et de l'hôtel particulier de la rue d'Argenson. Les actions restantes sont achetées par Cartier-Paris et surtout par Cartier-New York, qui en devient l'actionnaire majoritaire. Cette date correspond également à la fin de l'association entre Robert Linzeler et les frères Marchak. Il semble donc qu'à cette date, Cartier ait pris totalement possession de la rue d'Argenson et les frères Marchak du magasin de la rue de la Paix. La société Linzeler-Marchak est définitivement dissoute le 10 juin 1936. Robert Linzeler décède le 25 janvier 1941.

Ainsi, à partir de 1932, l'atelier Robert Linzeler du 9 rue d'Argenson produit de nombreuses pièces d'argenterie pour Cartier, son nouveau propriétaire. L'atelier devient, en quelque sorte, l'atelier de la Maison spécialisé dans la fabrication de pièces d'argenterie, notamment pour Cartier-New York, propriétaire de la majeure partie du capital de la société. Cela explique que de nombreuses pièces portent le poinçon de Robert Linzeler, non pas en forme de losange, mais en forme de pentagone dit « obus » ce qui signifie que la pièce était uniquement destinée à l'exportation en témoigne cette extraordinaire paire de candélabres Cartier en or, argent, laque et verre que j'ai eu la chance d'acquérir. Elle fait désormais partie de la collection Lee Siegelson à New York. Il est à noter que c'est dans ce vaste hôtel particulier que Cartier installa dans les années 1930 l'atelier Ploujavy, un autre atelier de fabrication spécialisé dans la réalisation d'objets en argent et en laque tels que des boîtes à cigarettes et des vanity cases.

 

Paire de candélabres Art Déco, Cartier-Paris pour le stock de New York, vers 1932
Argent, or, verre et laque
Signé Cartier Made in France
Poinçon de maître : Robert Linzeler
Siegelson, New York
Vitrines Cartier lors de l'exposition française au Grand Central Palace à New York en 1924.
À l'exception des pendules de l'étagère supérieure, cette vitrine est un bon exemple de l'importance que représentait l'argenterie dans le succès de Cartier, fait aujourd'hui presque totalement oublié.

 

Poinçon de maître en obus de Robert Linzeler insculpé sur les pièces destinées à l'exportation. 950 indique que la pièce est composée de 95% d'argent pur et de 5 % de métaux d'alliage

 

PLOUJAVY, Auguste
Spécialité : Orfèvre, bijoutier
Poinçon de maître : Symbole : Deux lignes croisées
Poinçon de maître : Lettres : P.L.J.V
Adresse : 66 rue de de La Rochefoucault, puis 9 rue d'Argenson, Paris
Date d'insculpation : 08/08/1929
Date de biffage : ?

 

Le poinçon de Robert Linzeler est définitivement rayé en 1949. Le 23 juillet de cette année-là, la société LINZELER-ARGENSON devient la société CARDEL par contraction des noms Cartier et Claudel. Ceci en référence à Marion, la fille unique de Pierre Cartier, le propriétaire de Cartier-New York. Elle était née Cartier et devint Claudel suite à son mariage avec Pierre Claudel (fils de l'écrivain Paul Claudel). La couronne de Linzeler a été conservée comme symbole sur le nouveau poinçon de maître.

CARDEL
Spécialité : Orfèvre
Poinçon de maître : Symbole : une couronne
Poinçon de maître : Lettres : S.A.C.A.
Adresse : 9 rue d'Argenson, Paris
Date d'insculpation : 19/09/1949
Date de biffage : ?

 

Enfin, pour répondre à la première énigme, pourquoi y a-t-il une signature « Linzeler-Marchak » sur un étui à cigarettes Cartier ?

Etui à cigarettes, Cartier, Linzeler-Marchak, c. 1925 

Je ne vois qu'une seule hypothèse : L'étui est "né" Cartier. Avec sa frise de motifs géométriques gravés sur les bords sans émail, son onglet et ses coins en pierre dure, il appartenait à la série des étuis « chinois ». Il s'agissait d 'étuis relativement peu élaborés dont les deux faces étaient probablement décorées de laque burgauté à l'image d'un autre exemplaire de 1930. La boîte était-elle endommagée ou le client souhaitait-il une boîte avec un décor plus élaboré ? Le mystère reste entier. Quoi qu'il en soit, elle passa vers 1925, dans des circonstances inconnues, entre les mains de Linzeler-Marchak, situé au 4 rue de la Paix en face du magasin Cartier. Elle fut alors transformée par l'ajout d'un entourage émaillé et de deux magnifiques miniatures Makowsky et signée de la mention "incrustations de Linzerler-Marchak", mais la signature Cartier ne fut pas retirée.

Détail de la marqueterie de Makowsky sur la face supérieure de l'étui à cigarettes.

 

L'histoire de cette affaire illustre bien la complexité des relations entre les bijoutiers et les orfèvres parisiens dans le premier tiers du XXème siècle, où, dans certaines circonstances, on n'hésitait pas à racheter des objets de la concurrence, à y ajouter sa propre signature et à les vendre en son nom propre.

Étui à cigarettes, Cartier
Or, laque burgauté, corail, émail, platine, diamants taille rose et écaille de tortue.
Signé Cartier Paris Londres New York.
Poinçon français à tête d'aigle pour l'or.
Poinçon de maître : Renault
L : 8,3 cm ; l : 5,5 cm ; h : 1,4 cm.
Collection privée.

 

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Bibliographie :

O. BACHET, A. CARTIER, Cartier, Objets d'exception, Palais Royal 2019.

M. DE CERVAL, Marchak, éditions du Regard, Paris, 2006.

J. J. RICHARD, BIJOUX ET PIERRES PRECIEUSES, Blog, Articles sur Marchak et Linzeler,  Août 2017, Février 2018

 

 

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Cet article écrit par Olivier Bachet a été initialement publié en langue anglaise sur le site de l'International Antique Jewelers Association (IAJA).  C'est avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'IAJA que j'ai pu le traduire et le publier sur Property of a Lady.