Coulisses de l’exposition Van Cleef & Arpels à Singapour avec François Farges

« The Art and Science of Gems »

Conversation entre la Haute Joaillerie et la Minéralogie.

Par Sarah Boidart.

Le 23 avril 2016, une exposition inédite a ouvert ses portes à l’ArtScience Museum de Singapour. Elle est née d’un partenariat entre la maison de joaillerie française Van Cleef & Arpels et le Muséum National d’Histoire Naturelle. Les neuf salles du musée présentent plus de 400 bijoux de la Maison avec plus de 200 minéraux provenant des réserves du Muséum situées à Paris.

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Van Cleef & Arpels, The Art and Science of Gems © Van Cleef & Arpels, Photography by Edward Hendricks.

La scénographie, signée par l’agence Jouin Manku, est double : les joyaux sont déclinés suivant six thèmes : Couture, Abstractions, Influences, Objets Précieux, Nature, Icônes : fées et ballerines. Quant à la minéralogie, elle est déclinée autour de huit thèmes majeurs de la gemmologie : la formation de la Terre et sept mécanismes majeurs de formation des minéraux : la pression, la température, le transport, l’eau, l’oxygène, la vie et l’enfouissement.

Les nombreux outils pédagogiques (films, activités interactives, application audio) mis à disposition des visiteurs permettent une immersion au cœur des joyaux et de la gemmologie. L’éducation se fait également grâce à la salle présentant la collection de gemmes de René-Just Haüy (1743-1822) qui est le fondateur de la gemmologie moderne au Muséum dès 1817 au sein du plus ancien laboratoire de gemmologie au monde. Chaque visiteur peut y admirer topaze, émeraudes et aigue-marine entre autres merveilles.

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Aigue-marine du Brésil, Orthose de Madagascar et rubellite de Californie. © MNHN/F. Farges
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Misc fancy diamonds (31 carats) Cullinan and Kimberley, South Africa Gifts of R.L. Bischoffsheim, 1889 and L. Taub, 1890 MNHN Collection, Paris © MNHN/F. Farges


Professeur au Museum et auteur du synopsis de la partie minéralogie de cette exposition, François Farges a la gentillesse de partager avec nous les coulisses de cette exposition extraordinaire. 

Sarah Boidart. :  Comment est venue l’idée d’une telle collaboration entre VC&A et le MNHN ? 

François Farges : C’est plus particulièrement l’Ecole Van Cleef & Arpels qui m’a contacté en 2014 dans le but de donner une conférence à deux appelée « Conversation ». Le thème choisi fut alors l’une de mes grandes découvertes, l’histoire retrouvée du grand diamant bleu de Louis XIV et sa renaissance virtuelle grâce à diverses méthodes de la physique (optique, scanner) ainsi qu’une étude des archives inédites du XVII ème siècle. Cette combinaison d’histoire de l’art et de science constitue une thématique qui correspond aux buts didactiques de l’Ecole tout en valorisant les collections du Museum National d’Histoire Naturelle. D’ailleurs, je suis ravi que mon Président, Bruno David, ait de suite validé une convention cadre entre le Muséum et l’Ecole.

S.B. : Pourquoi avoir choisi Singapour ?  

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François Farges : A Singapour, il existe une structure muséale étonnante : l’ArtScience Museum. Aussi intriguant que cela puisse paraître, ce musée fondé il y a une dizaine d’années est le premier au monde à offrir un programme combinant art et science. Alors qu’en Europe, ces deux domaines sont le plus souvent maintenus séparés voire immiscibles … La gloire médiatique va le plus souvent aux musées d’art qui restent les structures muséales les plus valorisées en France : qui sait que le Muséum National d’Histoire Naturelle est le musée le plus visité de France avec 8 à 9 millions de visiteurs par an, à quasi égalité avec le Louvre ?

S.B. : Quel a été votre rôle dans l’élaboration et la préparation de l’exposition ?

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Emeraude et pyrite sur calcite, Chivor, Colombie. © MNHN/F. Farges

François Farges : Je me suis occupé de la partie minéralogie, c’est à dire un tiers des pièces présentées dans l’exposition. Le complément étant constitué par la collection patrimoniale de Van Cleef & Arpels, agrémentée de quelques pièces prêtées par des collectionneurs privés.

Sur sa demande, j’ai présenté en juin 2016, à Marie Vallanet-Delhom, présidente de l’Ecole Van Cleef & Arpels, un synopsis qui retrace l’évolution de la Terre depuis sa formation il y a 4,6 milliards d’années et comment les gemmes s’y sont formées. J’ai ensuite choisi les minéraux en réponse aux joyaux qui avaient été sélectionnés pour la partie minéralogie. Après une dizaine d’années au Muséum et ayant été conservateur des collections de 2007 à 2011, je connais les pièces fabuleuses qui sont conservées dans les réserves. Certains choix de minéraux ont été évidents. Par exemple, lorsque j’ai vu ce collier d’émeraudes dit « Muguet mystérieux » ou bien le collier d’or et diamant dit « Eucalyptus » : curieusement, nous avions une sorte de « pièce sœur » dans nos collections. Cet appariement – le temps de cette rétrospective – est basé sur ma sensibilité esthétique et mes goûts artistiques. Je crois que l’exposition respire, qu’elle a un souffle et qu’elle n’est pas une créature froide née d’un synopsis mécanique et d’une scénographie faussement scientifique. Il ne faut pas mettre la logique partout : il doit y avoir des zones de ressenti propre…

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Colliers émeraudes et diamants. @Van Cleef & Arpels

S.B. : Quelles sont à vos yeux les pièces les plus remarquables de l’exposition ?

François Farges : Déjà, il y a les magnifiques pièces patrimoniales de la collection de Van Cleef & Arpels, pièces au passé historique, qui témoignent d’un savoir-faire exceptionnel et ayant appartenu à des personnalités qui ont marqué ce monde. Patiemment rachetées depuis des années, dont certaines exposées pour la première fois au sein de cette rétrospective comme le clip art déco de la cantatrice polonaise Ganna Walska orné d’une briolette fancy vivid yellow de 96 carats

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Bird clip and pendant, 1971-1972. Gold, emeralds, sapphire, yellow and white diamonds and a 96.62-carat briolette-cut yellow diamond formerly owned by the famous Polish opera singer Ganna Walska Van Cleef & Arpels Collection Patrick Gries © Van Cleef & Arpels

ou l’inouï collier de diamants de la reine Nazli d’Egypte.

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Collier de la Reine dEgypte @MNHN/F.Farges

Ensuite, il y a des pièces du Muséum : minéraux sur gangue, cristaux isolés, gemmes taillées, polies et sculptées pour illustrer le cycle géodynamique de la Terre qui a produit ces pierres d’exception mais aussi un hommage aux lapidaires anciens, le plus souvent oubliés. J’ai un faible pour l’émeraude de France, trouvées dans les environs de Nantes dans les années 1930 et que j’ai redécouverte il y a une année dans nos tiroirs. Il y a aussi un coussin en cristal de roche des collections royales (XVIIIème siècle), montrant une virtuosité du facettage dit « à la française » typique de la période baroque qui était passé inaperçu car il faut connaitre le travail des pierres pour l’apprécier. Et que dire de ces fragments mésopotamiens de lapis-lazuli afghans qu’un lapidaire local avait caché et qu’il ne retrouva plus ?

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Quartz taille coussin. @MNHN/François Farges

S.B. : Quel est votre coup de cœur et pourquoi ?

François Farges : J’ai assez milité, je crois, pour avoir en vitrine ce beau clip de péridots en forme d’arbre avec une balançoire en diamants. Je la trouve d’une poésie infinie. Pour la complémenter, je l’ai associée avec quatre péridots taillés de la collection de René-Just Haüy, fondateur de la gemmologie moderne avec son traité de 1817, dont une pierre de 25 carats, taille ancienne, des plus vibrantes. Et je fus heureux d’y rajouter une superbe forstérite gemme incolore et facettée de presque 10 carats que j’avais alors acheté à Tucson en 2009. Comme la vitrine parle de péridots, cette forstérite incolore est donc un péridot fancy !

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Facetted green peridot (20 ct) from Egypt (18th century) and colorless forsterite (10 ct) from Tajikistan (21st century) © F. Farges/MNHN

Par ailleurs, j’ai pu retrouver dans nos collections quelques pièces assez exceptionnelles qu’on avait un peu oubliées depuis : un diamant noir de 330 carats du Brésil, extrait dans les années 1820. Sachant que les archives du Muséum disent bien que ce dernier avait « cassé sa tirelire » pour l’acquérir !

Que dire aussi de la perle fine que tout le monde avait oubliée et dont j’ai retrouvé l’histoire. C’était la grande perle de Guillaume V d’Orange-Nassau, ce prince que les troupes révolutionnaires françaises avaient détrôné en 1794. Reconnaissant, le peuple hollandais offrit la perle à la France qui l’enferma derechef dans un tiroir du Muséum ! Elle n’attendait qu’une sorte de baiser magique pour renaître… Quelques archives retrouvées et le sortilège était levé ! Je crois que l’on pourrait écrire un livre sur tout cela… Ce sont de grands moments dans la vie d’un chercheur qui ne se contente pas de recopier ce qui a été déjà écrit, plus ou moins rigoureusement. Je tiens à remercier mes professeurs en histoire de l’art qui ont su me transmettre, il y a peu, le virus de la bonne recherche dans cette matière peu ouverte aux minéralogistes.

S.B. : Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour réaliser cette exposition ? (partenariat, choix des pierres, scénographie, transport ….) 

François Farges : De loin, le climat à Singapour pendant le montage ! Heureusement le musée est climatisé. Dans l’ensemble, il fut extraordinaire de travailler avec les équipes des architectes de l’exposition.

Le choix des échantillons fut – parfois – cornélien. La logistique de la Maison fut extraordinaire, surtout pour nous, fonctionnaires, peu habitués à travailler dans des conditions aussi exceptionnelles. Nous avions les angoisses habituelles : cristaux endommagés par le transport, le soclage ou autres manipulations imprévues. Mais heureusement, tout se passa bien de ces points de vue. Mention spéciale pour les soclages conçus par la société Aïnu qui nous a formidablement bien aidés.

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Amethyst gem crystals Las Vigas, Veracruz, Mexico Gift of the Total Foundation, 1998 MNHN Collection, Paris © MNHN/F. Farges

S.B. : Quel est le public principal de cette exposition ? Avez-vous des chiffres sur la fréquentation ?

François Farges : A ce jour, après seulement 4 mois d’exploitation, il y a déjà 50 000 visiteurs. Ce qui est, pour Singapour, un extraordinaire retentissement car les singapouriens ne sont pas habitués à aller au musée. Ce challenge était de taille. Il semble réussi d’autant que la fréquentation augmente de jour en jour. C’est une deuxième caractéristique du public singapourien que d’aller au musée en fonction du « bouche à oreille », à l’opposé de ce qui se passe en Europe ou la ferveur des visiteurs des premiers jours s’érode doucement ensuite. Ce public est donc essentiellement jeune et familial : jeunes « cadres dynamiques en costume de banquier Oxford ». Lui tout autant « stressé » qu’elle, de style « working girl Harvard », se donnant quelques heures de décontraction dans leur vie pour enseigner d’autres valeurs à leurs enfants-rois très exigeants depuis leur sortie du berceau et qu’il faut ébahir à tout prix.

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Tourmaline de Californie. @MNHN/F.Farges

S.B. : Quel est votre plus beau souvenir lors de cette exposition ? 

François Farges : Quand j’ai vu les enfants jouer aux diverses animations prévues sur place, en relation avec les gemmes et les minéraux. Aussi simples soient elles (des pliages, des jeux de volume, etc), je ne résiste jamais à voir – peut être – de futures vocations naître. Mais aussi de voir pour la première fois et en vrai ces superbes vitrines, mi-orgues basaltiques semi-transparents, mi-cristaux géants de béryl qu’ont conçu Patrick Jouin et Sanjit Manku.

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@MNHN/François Farges

S.B. : Est-ce que l’exposition voyagera et viendra-t-elle à Paris?

François Farges : Grande question ! Bruno David l’a dit, la chose est à l’étude. Ce serait mon plus grand souhait et j’espère même que la version parisienne aura une touche « géologique » encore plus affirmée qu’à Singapour. Et d’ici là, Van Cleef & Arpels aura assurément acquis de nouvelles pièces historiques majeures qui permettront de trouver de nouvelles idées de thématiques « joaillerie » à explorer qui « conversent » avec la minéralogie. Soyons clair : il y a déjà eu des dizaines d’exposition de joaillerie dans lesquelles les minéraux sont cantonnés au rôle d’accessoires, forcés de transcender les joyaux. Je ne veux pas de cela mais bien d’une conversation enrichissante, montrant la grande richesse de la créativité des ateliers de la Terre qui, en contrepoint de ceux de la Place Vendôme, inspire ses créateurs.

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Peony clip, 1937 Platinum, gold, Mystery Set rubies, diamonds In the former collection of Her Royal Highness Princess Faiza of Egypt Van Cleef & Arpels Collection Patrick Gries © Van Cleef & Arpels

S.B. : Pensez-vous que d’autres expositions mêleront science et joaillerie ?

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Ruby single crystal on marble Luc Yên, Yen Bai, Vietnam Gift of the Total Foundation, 1998 MNHN Collection, Paris © MNHN/F. Farges

François Farges : Je pense qu’en effet, le MNHN est une structure qui permet de valoriser un patrimoine – qu’il soit de haute joaillerie mais pas seulement – d’une manière plus riche qu’une simple exposition patrimoniale mono-thématique comme nous en voyons tellement en ce moment. Je crois que ces temps sont révolus. Le public veut du contenu, une information bien au delà des stars qui ont porté ces joyaux; quelque chose de nouveau, de frais, de moins suranné, de plus créatif. Et quoi de plus vrai, de plus authentique, de plus complémentaire que les sciences naturelles qui ne doivent pas servir de faire-valoir mais, tout au contraire, constituer un pendant qui nous propulse dans ce passé chaotique et mystérieux de la Terre de ses premiers instants ? Et ce, pour mieux nous propulser dans l’avenir avec une énergie qui est fondamentalement tellurique : cette puissance dégagée instille une force inouïe à la plus belle des mises en scène, au plus travaillé des joyaux ! Je remercie encore l’Ecole et son mécène, Van Cleef & Arpels d’avoir été pionniers dans cette vision ou les « bruts » – entendez mes chers minéraux – ne sont pas de simples cailloux bons à tailler pour servir l’unique discours du joyau. Ainsi, j’ose croire que nous pouvons offrir des visions rafraîchies et inédites de ce patrimoine global. Le gisement est énorme…

 

Tous mes remerciements les plus chaleureux à François Farges pour sa collaboration ainsi qu’à la Maison Van Cleef & Arpels.

Sarah Boidart, gemmologue, major du HRD.

 

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Bouquet clip, 1940, gold, sapphires, rubies, diamonds Van Cleef & Arpels Collection Patrick Gries © Van Cleef & Arpels

 

 

Pour découvrir en vidéo l’exposition, rendez-vous sur le compte instagram de l’Ecole Van Cleef & Arpels.

Exposition The Art & Science of Gems à visiter jusqu’au 14 août 2016 à l’ArtScience Museum de Singapour. 

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Prototype de la couronne de Farah Diba : © F. Farges/Van Cleef & Arpels. Vitrine de gemmes : © F. Farges/MNHN. Opale : White noble opal massive and two cabochons Queensland, Australia MNHN Collection, Paris © MNHN/F. Farges. Topaze : Blue topaz crystal, 21560 carats, one of the largest gem Crystals known Virgem da Lapa, Minas Gerais, Brazil Gift of the Maison Christofle, 1999 MNHN Collection, Paris © MNHN/F. Farges. Vue de l’exposition dans l’alcôve « Température » : © F. Farges. Vitrine de la thématique « eau » avec un collier en améthystes ayant appartenu à Elizabeth Taylor et des améthystes brutes et taillées: © F. Farges/Van Cleef & Arpels.

A lire :

Le diamant bleu de François Farges et Thierry Piantanida, Editions Michel Lafon

A visiter :

Le Museum National d’Histoire Naturelle
36 rue Geoffroy Saint-Hilaire
75005 Paris
Ouvert de 10 h à 18 h jusqu’au 30 septembre 2016.
Du 1er octobre 2016 au 31 mars 2017, ouvert de 10 h à 17 h.

Van Cleef & Arpels, The Art and Science of Gems © Van Cleef &Arpels, Photography by Edward Hendricks.