Le grenat démantoïde, un rayon vert venu de l’Oural

Par Marie-Laure Cassius-Duranton.

EXCEPTIONNELLE COLLECTION DE GRENATS DEMANTOIDES ET ANDRADITES @ Osenat

La vente d’une exceptionnelle collection de grenats démantoïdes de Russie chez Osenat à Fontainebleau le 9 juin prochain est l’occasion de faire découvrir cette gemme prestigieuse peu connue du monde de la joaillerie. La collection consiste en un ensemble de dix-huit gemmes d’un poids total de 22,21 ct, réunies dans un écrin de la fin XIXème ou début XXème siècle.

GRENATS DEMANTOIDES ET ANDRADITES certifiés d’origine russe par le laboratoire GemParis. Les gemmes sont de diverses tailles et sans modification ou traitement observés. Cette collection comprend : quinze grenats démantoïdes de taille ancienne de type coussin, ronde, ovale et poire. Poids individuels : 4,08 – 3,36 – 1,82 – 1,68 – 1,49 – 1,33 – 1,23 – 0,99 – 0,98 – 0,63 – 0,58 – 0,42 – 0,42 – 0,40 – 0,09 carats pour un poids total de 19,55 carats. Et trois grenats andradites de taille ancienne type ronde ou ovale. Poids total : 2,66 carats. Dimensions de l’écrin : 6,5 x 5,2 x 1 cm. Collection présentée dans son écrin rouge, fin XIXe ou début XXe siècle, marqué «Demantoid» et signé «SCHWARZ & STEINER Juweleire Wien Karnthnerstr 10». Provenant d’une famille de gemmologues sur deux générations. Cette collection, estimée entre 30.000 et 50.000 €, fut adjugée tous frais inclus 42 500 €. @Osenat

Sur le marché des gemmes, le démantoïde est le grenat le plus rare et le plus recherché.

Contrairement aux idées reçues, les grenats ne sont pas toujours rouges. Ils existent en fait dans toutes les couleurs et forment un groupe minéral composé de six espèces différentes dans leurs compositions chimiques mais partageant la même structure (isomorphisme)

Le groupe minéral des grenats. Rangée du haut, de gauche à droite: grossulaire ovale jaune de 16,94 ct ; spessartite orange rond de 19,89 ct ;  rhodolite rose foncé de 44,28 ct; pyrope-spessartite taille coussin de 16,99 ct ;  tsavorite taillé en coussin de 7,26 ct. Rangée du bas, de gauche à droite: grossulaire andradite ovale de 8,20 ct; grossulaire jaune-orangé ovale de 12,36 ct ; rhodolite taille poire de 9,22 ct ; grossulaire vert pâle de taille coussin  de 14,53 ct et démantoïde de 4,32 ct. @Photographed from the GIA Collection for the CIBJO project.

On rencontre deux types différents de grenats verts : la tsavorite, variété verte de l’espèce grossulaire découverte au début des années 1970 dans le parc Tsavo au Kenya, et le démantoïde qui est la variété verte de l’espèce andradite. Ce dernier est un silicate de calcium et de fer qui cristallise dans le système cubique.

Cristaux démantoïdes de 2 cm provenant d’Antetezambato (Madagascar). Spécimen de Daniel Trinchillo (Fine Minerals International). Photo de James Elliott.

Brut, il se présente le plus souvent sous forme de rhombododécaèdre. Il est intrinsèquement coloré par le fer. Il peut être vert-jaune à vert-bleu. La couleur la plus recherchée, le vert pur très saturé lumineux à profond, est rarissime et est due à des impuretés de chrome.

Cristaux de démantoïde sur matrice, 3,6 cm, d’Antetezambato (Madagascar). Spécimen de Daniel Trinchillo (Fine Minerals International). Photo de James Elliott.

Cette gemme a été découverte pour la première fois en Russie vers 1853 dans les montagnes de l’Oural, dans la région d’Ekaterinbourg, près du village de Nizhny Tagil, notamment dans le gisement alluvionnaire de Bobrovka. Lors de sa découverte, cette gemme fut d’abord confondue avec l’émeraude et la « chrysolite », terme ancien et désuet désignant indifféremment le péridot et le chrysobéryl, avant d’être déterminée scientifiquement en 1864 par le minéralogiste finlandais Nils Gustaf Nordenskiold (ou Nordensheld) qui l’identifie comme grenat andradite vert chromifère. Il lui donne le nom de « démantoïde », terme dérivant de « demant » qui signifie « diamant » dans les langues germaniques anciennes, en référence à son éclat adamantin (comparable à celui du diamant) et surtout à sa dispersion (supérieure à celle du diamant). Cette découverte est publiée officiellement en 1878.

Dans la continuité de Nordenskiold, certains gemmologues comme Heja Garcia du laboratoire GemParis, qui a effectué l’analyse de la collection, considèrent que seuls les andradites verts chromifères ont droit à l’appellation de « démantoïde ». C’est aussi la définition que Poirot et Bariand donnent dans le Larousse des Pierres précieuses (1985), ainsi que François Farges dans Minéraux et pierres précieuses (2013). Cette distinction entre démantoïde (coloré par le fer et le chrome) et andradite vert (coloré uniquement par le fer) n’est pas partagée par tous et le plus souvent tous les andradites verts sont appelés « démantoïdes ». C’est notamment la position d’Emmanuel Fritsch dans le Gemmes de l’Association Française de Gemmologie (2013) et de Jean-Claude Boulliard dans Pierres précieuses, guide pratique d’identification (2015).

Quelques mots sur la géologie du démantoïde

En Russie, les démantoïdes se forment principalement dans des veines de serpentine asbestifère riche en chrome et se caractérisent par des inclusions de fibres de chrysotile (une variété d’asbeste) fibroradiées dites en « queues de cheval » car elles se présentent en touffes.

Inclusion de fibres de chrysotile dans un démantoïde russe. @LFG

Bien que ce minéral ne soit pas très dur (6,5 à 7 sur l’échelle de Mohs) et relativement fragile, on le trouve aussi bien en gîte primaire que secondaire. Historiquement, la production a toujours été erratique et effectuée essentiellement par des mineurs illégaux. Aujourd’hui, d’après Alexey Burlakov de Tsarina Jewels, ce sont surtout les mines de Korkodin et Poldnevaya qui produisent des démantoïdes en quantité notable pour le marché. Pour la mine de Poldnevaya, connue depuis 1879, la production actuelle de démantoïdes qualité gemme est estimée entre 300 et 1000 ct par mois. Pour enlever la nuance secondaire de brun, certaines gemmes doivent être chauffées.

En dehors de la Russie, on trouve des démantoïdes en Italie du nord dans la région du Val Malenco et surtout, depuis une vingtaine d’années, d’autres gisements ont été découverts notamment en Iran, en Namibie (Green Dragon Mine) et dernièrement à Madagascar (Antetezambato), ce qui a permis d’alimenter le marché. Mais ils ont rarement une aussi belle couleur que les démantoïdes russes.

Du point de vue des critères d’évaluation, la couleur verte, pure, lumineuse à intense est la plus recherchée.

Andradite (var. Démantoïde). photo Harold and Erica Van Pelt. @ Smithsonian Institution

La pureté est importante, mais la présence des « queues de cheval », quand elles n’affectent pas la transparence de la gemme, est très appréciée car associée à l’origine géographique la plus prestigieuse, c’est-à-dire la Russie (en fait, on peut aussi en observer dans les démantoïdes du Canada ou du Pakistan par exemple…).

Les démantoïdes qualité gemme d’une masse supérieure à un carat sont extrêmement rares : le prix au carat augmente donc de manière spectaculaire avec la masse à critères comparables. Ainsi, le démantoïde de 11,24 ct conservé depuis 2011 à la Smithsonian Institution de Washington, remarquable par sa couleur, est exceptionnel et l’un des plus gros connus.

Aux enchères, les démantoïdes sont rares. Une paire de démantoïdes russes montés en pendants d’oreilles pesant respectivement 5,93 ct et 5,61 ct a été adjugée 780.000 $ chez Christie’s à Hong Kong en mai 2018. Il s’agit d’un record mondial.

Hong Kong, Christie’s Magnificent Jewels, 29 May 2018.

En joaillerie, la période allant de 1875 à 1917 a été la plus faste pour le démantoïde.

Les gemmes de masse supérieure à 1ct étant rarissimes, le démantoïde a surtout été employé comme mêlée pour les entourages et pavages ou en pierres calibrées.

On le rencontre dans la joaillerie russe, notamment chez Fabergé, mais c’est surtout en Europe occidentale et aux Etats-Unis qu’il a connu le succès. Sa couleur verte intense et sa remarquable vivacité ont particulièrement inspiré les joailliers. En Angleterre, les bijoux naturalistes figurant des insectes ou des reptiles sont souvent pavés de démantoïdes.

Broche scarabée en or serti de diamants et de démantoïdes, travail anglais, vers 1900, Wartski
Broche sauterelle, de style édouardien, vers 1910. @ Skinner

George Frederick Kunz (1856-1932), célèbre minéralogiste américain et gemmologue de la maison Tiffany & Co à partir de 1879, se prend de passion pour cette gemme et en achète autant qu’il peut pour alimenter les créations de la maison.

Cette gemme est ainsi omniprésente dans les créations de George Paulding Farnham (1859-1927) :

George Paulding Farnham pour Tiffany, broche iris saphirs du Montana, diamants et demantoides. Exposition universelle de Paris en 1900. Don de Tiffany & Co en 1988 au Walters Art Museum, Baltimore.

… puis dans celles de Louis Comfort Tiffany (1848-1933). Inspiré par l’accord de couleurs particulièrement vibrant entre le démantoïde et l’opale noire d’Australie (découverte vers 1900 dans les gisements de Lightning Ridge), Louis Comfort Tiffany a créé à partir de 1902 des bijoux de facture naturaliste illustrant merveilleusement le mouvement Arts & Crafts.

Louis Comfort Tiffany, vers 1915. Broche en or et platine, sertie d’une opale noire d’Australie, de saphirs, grenats spessartites et démantoïdes. @ Sotheby’s New-York, décembre 2010.
Collier en or et émail, serti de deux opales noires, de grenats démantoïdes et de saphirs. Louis Comfort Tiffany, Tiffany & Co. Christie’s New-York, Magnificent jewels, 20 juin 2017.
Broche en or jaune, sertie d’une opale noire, de saphirs  et de grenats démantoïdes. Louis Comfort Tiffany, Tiffany & Co. Christie’s New-York, Magnificent jewels, 20 juin 2017.

Le grenat démantoïde a également été interprété de manière atypique par le joaillier américain Marcus & Co : simplement poli sous forme de perles ou de cabochons, ce qui est inhabituel car en général on cherche plutôt à mettre en valeur sa brillance et ses feux par une taille à facettes.

Marcus & Co, gouaché, Siegelson

 

Marcus & Co, collier draperie en or, émail à jour, perles et démantoïdes, vers 1900, Siegelson

En France, ce sont surtout les joailliers de l’Art Nouveau qui l’ont utilisé.

« Through the eyes of a connoisseur » (TM). Pendentif serti d’opales et de pierres précieuses de Vever  © Albion Art Jewellery Institute, Photo Tsuneharu Doi

Après la Révolution Russe de 1917, la production cessa et la gemme disparut presque complètement du marché pour réapparaître sporadiquement.

Aujourd’hui, le démantoïde est une gemme discrète mais prestigieuse. Généralement utilisée comme gemme « secondaire », elle est le signe d’un certain raffinement et d’un goût pour la distinction. En joaillerie, on ne l’utilise que sur les pièces uniques. La Maison Boivin est l’une des rares maisons à l’avoir toujours utilisée.

Broche « bucrane » en or serti de diamants, rubis calibrés et démantoïdes, Boivin vers 1940. Christie’s New-York, Magnificent jewels. 22-23 octobre 2001.
Sotheby’s Magnificent jewels and noble jewels. 11 novembre 2015. Genève. Lot 52. Boivin, broche « botte de radis » en or serti de diamants, rhodochrosites et démantoïdes, 1985. Création de Marie-Caroline de Brosses.

Récemment, des signatures exclusives comme Hemmerle ou JAR l’ont particulièrement mise à l’honneur.

Hemmerle, pendants d’oreilles en grenats démantoïdes

 

Par Marie-Laure Cassius-Duranton.
Historienne d’Art, gemmologue, professeur au Laboratoire Français de Gemmologie ainsi qu’à l’Ecole des Arts Joailliers.

Bibliographie :

Wim Vertriest, « Update on Russian Demantoid Production », in Gems & Gemology, Spring 2018, Vol. 54, No. 1.

InColor, Summer 2017.

Pierre-Yves Chatagnier, « Le traitement thermique de l’andradite », DUG 2012, Université de Nantes (site de Gemnantes.fr)

Wm. Revell Phillips & Anatoly S. Talantsev, « Russian Demantoid, Czar of the Garnet Family », in Gems & Gemology, Summer 1996, Vol. 32, No. 2.

Pezzotta, Federico. (2010). Andradite from antetezambato, North Madagascar. Mineralogical Record. 41. 209-229.

 

visuel de « une » : Louis Comfort Tiffany vers 1905, Sotheby’s New-York, Important jewels, 24 septembre 2013. Lot 352. Bague en or, émail vert et orné en son centre d’un grenat démantoïde d’environ 3,50 carats.